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La mobilité des femmes : tours et détours

© Miguel Discart
La mobilité n’est pas neutre en termes de genre. Les femmes ne se déplacent pas de la même manière que les hommes et subissent des discriminations spécifiques. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela dit des inégalités plus larges qui imprègnent notre société ?
Cet article est publié dans le cadre de la sortie du n°121 de Politique (décembre 2022).

Aux uns, le costume trois-pièces, le travail productif, l’accès à l’espace public et à une mobilité galopante. À toutes les autres, le tablier, le travail reproductif accompli au sein du foyer, confinées à une certaine immobilité. C’est sur cette division genrée que pendant longtemps (mais pas depuis toujours[1.L’historienne Carolyn Merchant identifie ce cloisonnement des femmes dans la sphère reproductive au début de l’installation du capitalisme, dès le XVIIe s. Ce processus a été soutenu par les chasses aux sorcières du XVe et du XVIe s. qui visaient à contrôler les femmes, liées depuis des siècles à la nature et donc devenues dérangeantes. Dans le même temps, les sages-femmes sont elles aussi accusées de tous les maux, au profit des médecins masculins. Voir : C. Merchant, La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, éditions Wildproject, 2021.]) s’est structurée notre société. Cette fracture laisse aujourd’hui des traces profondes, que l’on retrouve dans la mobilité. Car celle-ci n’est pas exempte d’inégalité sociales ; elle les reflète et parfois même les exacerbe.

Alors que le fait de pouvoir se déplacer possède un aspect émancipatoire, l’enquête Monitor[2.Enquête monitor sur la mobilité des Belges, SPF Mobilité et Transports, 9 décembre 2019.] sur la mobilité des Belges a révélé que les hommes parcourent en moyenne plus de kilomètres par jour que les femmes. Nombre d’études s’accordent d’ailleurs à montrer que femmes et hommes ne se déplacent pas de la même manière. D’abord, les raisons de se déplacer diffèrent. Selon l’Atlas des mobilités[3.European Mobility Atlas 2021: Facts and Figures about Transport and Mobility in Europe, Heinrich Böll Stiftung, février 2021.], 30 % des femmes entre 30 et 39 ans se déplacent pour le travail salarié en Europe, c’est le cas de 50 % des hommes du même âge. Le travail indispensable du care, le soin aux autres (enfants, malades, personnes âgées et/ou en situation de handicap) est quant à lui trop peu ou pas du tout rémunéré et est toujours exercé en grande majorité par les femmes. Sur le continent européen, 20 % des femmes entre 30 et 39 ans se déplacent pour prendre soin, contre… 7 % des hommes. « Les femmes effectuent encore majoritairement la plus grande part du travail de soin, ce qui signifie qu’elles assument davantage de responsabilités dans l’organisation de la vie familiale. Cela va généralement de pair avec le transport […] d’autres personnes, et entraîne par conséquent des besoins très spécifiques en matière d’accessibilité aux infrastructures de transport », écrivent l’activiste Katja Diehl et Philipp Cerny[4.K Diehl, P. Cerny, « Women on the Move: Sustainable Mobility and Gender », Heinrich Böll Stiftung, 8 mars 2021.], qui a travaillé sur l’Atlas des mobilités.

Des voyages impensés

La chaîne de déplacements des femmes, et encore plus des mères, est donc plus complexe que celle des hommes, elle implique la combinaison de différents voyages qui n’ont pas toujours été pensés par les politiques publiques et les institutions. Utiliser exceptionnellement les transports en commun pour aller chercher les enfants à l’école, puis passer au magasin pour faire les courses, avant de se rendre chez une personne dépendante pour s’assurer qu’elle va bien avant l’expiration du ticket à l’unité (sans abonnement) valable une heure seulement relève du parcours de la combattante (et encore plus quand on est soi-même en situation de handicap). La validité du ticket semble bien plus adaptée pour un travailleur se rendant d’un point A à un point B. « La mobilité des femmes est moins visible car une part considérable de leur travail n’est pas rémunérée et n’est donc pas prise en compte par l’enregistrement classique des données sur les moyens de transport », poursuivent Katja Diehl et Philipp Cerny. En Belgique, cette multiplicité des modes de transports, ou « intermodalité », est encore plus compliquée par le fait que les transports en commun sont des compétences soit fédérales (pour la SNCB), soit régionales (pour la Stib, le Tec et De Lijn) et impliquent différents opérateurs. Heureusement, une réflexion est amorcée à ce sujet depuis plusieurs années, et le ticket unique Brupass relie déjà les différents arrêts Tec, Stib et SNCB à Bruxelles et dans ses alentours.

Un ticket qui sera utilisé en majorité par les femmes ? Il est en tout cas certain qu’elles n’utilisent pas les mêmes moyens de déplacement que les hommes. « Le genre est un déterminant de choix du transport plus solide que l’âge ou le revenu », a déclaré Mary Crass, directrice du Sommet international des transports, en 2020. En Belgique, à partir de 35 ans, les données suggèrent que les hommes utilisent moins les transports en commun que les femmes mais davantage la voiture, selon l’enquête Monitor. Le rapport Gender and (smart) mobility[5.Gender and (smart) mobility, Ramboll Smart Mobility, mars 2021.], qui a investigué la mobilité des femmes dans sept pays – Finlande, Norvège, Suède, Danemark, Allemagne, Inde, et Singapour – montre également qu’elles marchent plus que les hommes et utilisent plus les transports en commun.

Des mobilités contrariées

Pourtant, ces moyens de transports sont loin d’être de tout repos pour les femmes. 98 % d’entre elles ont déjà vécu du harcèlement dans l’espace public dans notre pays. La chercheuse en sciences politiques et sociales Marie Gilow s’est intéressée aux déplacements des femmes à Bruxelles[6.M. Gilow, « Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions et stratégies », Brussels Studies, 2015.]. « Les femmes sont souvent amenées à effectuer leurs déplacements selon certaines modalités particulières, notamment en tant que piétonnes. En effet, la condition piétonne est particulièrement sensible et réceptive au cadre physique, la personne étant totalement immergée dans son environnement par sa (relative) lenteur et l’absence de gabarit protecteur. Habitées par ce malaise, les femmes sont portées à vouloir traverser l’espace le plus “vite” possible », observe-t-elle. « Je crois que c’est à la gare Centrale. Je sais pas si tu as vu, ce long couloir, quand tu rentres dans la gare et que tu dois aller vers le métro. Quand je passe par là, je passe tellement vite », témoigne Elena, 27 ans, dans la même recherche. Les femmes adaptent aussi leurs trajets pour éviter de passer à certains endroits, ce qui constitue une charge. « Le sentiment d’insécurité s’intègre dans les déplacements des femmes à différents niveaux et à différents degrés d’“intensité”. Il peut tout d’abord conduire à un renoncement à la mobilité. La peur “immobilise” notamment à certaines heures, dans certains lieux ou sans accompagnement. Généralement, ces trois aspects sont liés ; par exemple, pour éviter un trajet de retour la nuit, sans renoncer pour autant à une activité, certaines répondantes prennent des mesures organisationnelles spécifiques afin de décaler ce déplacement au lendemain, lorsqu’il fera de nouveau jour », analyse Marie Gilow. Pour une Belge sur trois, la peur de comportements inappropriés de la part d’autres passagers est l’une des raisons pour ne pas prendre les transports en commun.

« En tant que chercheuse, je mobilise assez peu les données de mobilité […] parce que ces données statistiques ne rendront de toute façon jamais compte de quelque chose qui me semble absolument fondamental pour penser la mobilité des femmes. Elles ne rendent jamais compte de la manière dont la mobilité parfois n’a pas lieu pour les femmes, de toutes ces mobilités qui ne se font pas, qui ne vont donc pas être déclarées comme des déplacements. Je pense, par exemple, à toutes ces mobilités du soir que les femmes vont renoncer à faire, soit parce qu’elles se sentent en insécurité […], soit parce que, justement, elles s’occupent de leurs enfants et qu’il est plus difficile de ressortir de chez elles, soit à d’autres types d’échelles, parce que les femmes ont tendance à renoncer à des types de déplacements qui les éloignent trop de chez elles, à des mobilités, par exemple, internationales. Et ce type de renoncements, évidemment, […] va avoir toutes sortes de conséquences sur leur accès à l’emploi et sur leur carrière », note[7.A. Jarrigeon, « La liberté des femmes – une liberté contrariée », Forum vies mobiles, 23 avril 2019.] quant à elle Anne Jarrigeon, anthropologue française et membre du Laboratoire ville mobilité transport.

« On roule sur le patriarcat »

Le sentiment d’insécurité ou d’être en danger, c’est aussi ce qui tient les femmes loin des deux-roues, encore plus s’ils sont motorisés. Les hommes roulent plus à vélo que les femmes, même si l’écart se réduit à Bruxelles : elles sont désormais 42 % à enfourcher leur vélo quotidiennement pour se rendre au travail. « Tout d’abord, de plus en plus d’efforts ont été réalisés à Bruxelles pour accueillir les cyclistes, de plus en plus d’infrastructures ont été réalisées ces dernières années, même s’il reste encore du travail à faire », explique Anne Leroux[8.K. Fadoul, « Plus de cyclistes, plus de femmes, plus d’électrique : les constats du dernier Observatoire du vélo à Bruxelles », RTBF, 5 mai 2022.], porte-parole de l’association ProVélo. « Ensuite, de plus en plus de vélos permettent le transport de charge, le transport des enfants. On le sait : beaucoup de femmes déposent les enfants le matin à l’école, c’est elle qui s’occupe de cette mission dans la famille. Le fait d’avoir des solutions vélo pour pouvoir emmener les enfants à l’école, avec des vélos cargos ou des équipements spécifiques, cela encourage les femmes à se mettre au vélo », poursuit-elle. Les femmes cyclistes roulent plus souvent chargées de sacs que les hommes[9.Y. Raibaud, « Femmes et hommes sont-ils égaux à vélo ? », CNRS Le journal, 25 mai 2020.].

Dans le documentaire Women don’t cycle, la réalisatrice belge Manon Brulard, en voyageant à vélo de Bruxelles à Tokyo, a rencontré des femmes dans différents pays. Toutes racontent le sexisme et les obstacles vécus sur leur chemin mais aussi à quel point la pratique du vélo les rend plus fortes. Le documentaire mentionne par exemple les Fancy Women Bike Ride, un événement lancé en 2013 par la professeure d’histoire Sema Gür à Izmir, en Turquie. Cette année-là, 300 femmes font le tour du centre-ville vêtues de vêtements élégants ou fantaisistes et décorent leurs vélos de fleurs. À la fin de la tournée, un communiqué de presse annonce : « Nous voulons que les villes sentent le parfum plutôt que les gaz d’échappement ». L’événement se propage en Turquie avant de prendre une tournure internationale : en 2021, des tours sont organisés dans 25 pays et 150 villes, dont Paris et Berlin. En Belgique, le collectif Les Déchainé.e.s organise également des tours de vélo en non-mixité, pendant lesquels les cyclistes crient des slogans, dont « On roule sur quoi ? Sur le patriarcat ! » et « À qui la rue ? À nous la rue ! »

En ce qui concerne la voiture, elle peut avoir un effet protecteur, résumé par Françoise, 50 ans, dans la recherche de Marie Gilow : « Je rentre dans la voiture, et tac, je ferme la porte. Et je suis dans la voiture en sécurité. Enfin, je pense. » Rappelons aussi le combat des féministes en Arabie Saoudite, dont Loujain Al-Hathloul, arrêtée et emprisonnée pour avoir conduit une voiture, lutté pour les droits des femmes et contre le système de tuteur masculin. L’interdiction de conduire pour les femmes a été levée en juin 2018 dans le pays. « Ce sont surtout les femmes qui ont obtenu leur permis à l’étranger, ou qui l’ont passé ces dernières semaines dans les auto-écoles du pays, qui vont conduire. Mais les femmes issues des familles profondément conservatrices, avec des tuteurs – car les femmes sont toujours inféodées par un père, un frère – n’auront pas l’autorisation de prendre le volant », explique la journaliste Clarence Rodriguez[10.F. Le Moal, « Arabie saoudite : les femmes peuvent conduire, mais le prince Ben Salmane n’est absolument pas féministe », Europe1, 24 juin 2018.].

En Belgique, l’enquête Monitor souligne que les hommes utilisent plus la voiture que les femmes, souvent cantonnées au rôle de passive passagère. Selon les données de l’Iweps[11.Déplacement et sécurité routière des femmes et des hommes, Iweps, 2017.], en Wallonie, 90 % des hommes possèdent un permis de conduire contre 72 % des femmes. Notons également qu’une personne sur cinq ne dispose pas de permis et que dans 75 % des cas, ce sont des femmes. Il existe par ailleurs un lien entre prises de risque en voiture et masculinité[12.C. Wernaers, « Voiture et masculinité : un lien pas si anodin ? », RTBF, 26 mars 2022.] : selon les chiffres de l’Institut pour la sécurité routière Vias en 2020, 73 % des hommes affirment rouler à 140 km/h sur autoroute contre 54 % des femmes. En agglomération, 64 % des hommes reconnaissent dépasser la vitesse de plus de 20 km/h contre 50 % des femmes. Les accidents impliquant une conductrice de voiture se soldent deux fois moins souvent par un décès que les accidents impliquant un conducteur de voiture. Et la probabilité qu’un homme conduise en ayant dépassé la limite légale en matière d’alcoolémie est quatre fois plus élevée que pour les femmes. L’Institut conclut : « De toute évidence, le comportement féminin au volant est plus prudent, plus responsable et plus respectueux des autres usagers. À l’inverse, l’homme tend davantage à relativiser ses fautes et semble moins conscient des dangers qu’il court (et fait courir), notamment en matière de vitesse. »

Même constat pour l’historienne Lucile Peytavin qui a enquêté sur le coût de la virilité pour nos sociétés[13.L. Peytavin, Le coût de la virilité. Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, Anne Carriere Éditions, 2021.] : « La voiture demeure fortement associée à une manifestation identitaire de la virilité pour les hommes. Conduire est souvent pour eux l’occasion de défier les règles. » Par ailleurs, même si les femmes sont moins impliquées dans des accidents graves, une étude menée par l’université de Virginie a montré qu’elles couraient 73 % de risque supplémentaires d’être blessées dans un accident de la route et 17 % de risque en plus d’êtres tuées que les hommes. Une étude britannique menée à Plymouth a elle révélé que les femmes ont deux fois plus de risque de rester coincées à l’intérieur de leur voiture. Elles subissent également des blessures différentes de celles des hommes : tête, visage, poitrine pour les hommes ; hanche et colonne vertébrale pour les femmes. La faute aux mannequins « masculins » standardisés des crash tests qui ne prennent pas en compte les spécificités de l’anatomie des femmes.

Gendermainstreaming et inégalités

Alors que les femmes utilisent moins la voiture et marchent plus, « l’infrastructure typique des villes d’aujourd’hui est planifiée autour de l’automobile. La Seconde Guerre mondiale a laissé l’Europe détruite et ses villes brisées. La reconstruction a eu lieu à une époque où la voiture gagnait en importance. […] À mesure que la mobilité automobile se répandait, prenait de l’espace et augmentait la vitesse, non seulement les trottoirs devaient être clairement séparés des allées, mais [il] fallait donner beaucoup plus d’espace aux voitures », rappellent Katja Diehl et Philipp Cerny. « La voiture est autorisée à conduire rapidement – par rapport à la vitesse de tou·tes les autres qui se déplacent en ville – dans des zones peuplées. […] Les femmes sont forcées de marcher dans un espace public plus dangereux pour elles que pour un homme dans une voiture, qui la traverse simplement et en toute sécurité dans une coque métallique de protection. Lorsqu’il s’agit d’enlever la neige, par exemple, les routes ont tendance à être prioritaires, tandis que le risque d’accidents est plus élevé sur les pistes cyclables et les trottoirs. »

Pour lutter contre ce type d’inégalités, la Belgique dispose d’une obligation légale depuis 2007 : l’application du gendermainstreaming. Il s’agit d’une méthode d’analyse transversale des politiques publiques qui vise à analyser leur impact sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Une politique publique qui intègre la dimension de genre examine de manière comparative la situation des femmes et des hommes concerné·es par les mesures, identifie les éventuelles inégalités entre les genres et cherche à les réduire ou à les éliminer. En juin 2021, un « plan Gendermainstreaming 2021-2024 » est adopté par le conseil des ministres, sous l’égide de la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, Sarah Schlitz (Ecolo). Par l’adoption de ce plan, les membres du gouvernement s’engagent à prioritairement intégrer la dimension de genre dans plusieurs politiques relevant de leurs compétences, dont la mobilité. Georges Gilkinet, vice-Premier ministre et ministre de la Mobilité, s’engage à prioritairement intégrer la dimension de genre dans les actions relatives à la sécurité routière et les projets de mobilité développés dans le cadre du plan de relance post-pandémie. Le ministre de la Mobilité s’engage également à produire des statistiques genrées dans le cadre des enquêtes thématiques ou générales et des études en matière de mobilité des Belges et des travailleurs, ainsi qu’à les diffuser largement, à prendre en compte la dimension de genre dans les négociations relatives à la conclusion de nouveaux contrats de gestion pour la SNCB, Infrabel, Skeyes[14.Skeyes, dénommé Belgocontrol2 jusqu’en 2018, est l’entreprise publique autonome belge chargée du contrôle du trafic aérien, de la formation des contrôleurs aériens et personnel technique, et de l’installation et de l’entretien de l’infrastructure de navigation aérienne dans la zone dont la Belgique est responsable.] et Vias et à veiller à l’accessibilité financière du train pour toutes les familles.

Comme un pas dans la bonne direction.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; cyclistes à Bruxelles en septembre 2021, prise par Miguel Discart.)