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La solidarité par et avec les personnes en situation de pauvreté

© Vincent Jarousseau | hanslucas.c
Pandémie de covid-19, inondations de l’été 2021, la solidarité est au centre de l’action citoyenne. Le dernier rapport du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale l’aborde sous un angle original : il rend visible comment les personnes en situation de pauvreté sont elles-mêmes actrices de solidarité. Et invite en parallèle à œuvrer en faveur d’un renforcement structurel de la solidarité par la sécurité sociale, les services publics et une fiscalité progressive.
Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

Crise du covid-19, inondations de l’été 2021, guerre en Ukraine, crises climatique, sociale, migratoire et économique… Les enjeux de solidarité n’ont jamais été aussi actuels ni aussi présents dans les débats de société. La pandémie de covid-19 a ainsi montré l’importance d’un système fort de soins de santé et de la sécurité sociale, deux systèmes de solidarité structurelle[1. Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « Note interfédérale sur l’impact de la crise du covid-19 dans les situations de pauvreté et de précarité », Bruxelles, avril 2021, en ligne.]. De plus, certains métiers peu considérés se sont révélés essentiels pour la société.

Quant aux inondations de juillet 2021, elles ont fédéré la population comme rarement auparavant et ont démontré le niveau de solidarité directe ‒ donc interpersonnelle ‒ dont sont capables les citoyens, au-delà des différents clivages. Dernièrement, la guerre en Ukraine et l’arrivée de ses réfugiés ont également fait jaillir des élans de solidarité aux niveaux tant politique qu’économique, associatif ou individuel.

Pour autant, la solidarité ne coule pas toujours de source : en Belgique comme partout ailleurs, le système actuel de solidarité est le fruit de luttes et d’intérêts opposés, de mouvements sociaux et de rapports de force. Il suscite souvent des préjugés et des divergences d’opinions et de valeurs au sein de la population et du monde politique. Aussi la solidarité apportée aux catégories de population plus défavorisées est-elle souvent sur la sellette. Les qualifiant de « profiteurs », « assistés » et « paresseux », les préjugés sur les personnes en situation de pauvreté sont nombreux et tenaces. Pourtant, ces dernières participent de différentes façons aux systèmes de solidarité tout en n’en bénéficiant pas toujours pleinement.

Les trois dimensions de la solidarité

En partant d’une réflexion autour du concept de solidarité du point de vue des personnes en situation de pauvreté, le rapport « Solidarité et pauvreté » du Service de lutte contre la pauvreté considère la position des personnes en situation de pauvreté dans trois dimensions de la solidarité que sont la contribution, la redistribution et la collectivité.

Les deux premières dimensions sont les deux faces d’une même pièce et sont reprises systématiquement dans la littérature : on y retrouve tous les domaines et systèmes où les différents acteurs sont tantôt contributeurs, tantôt bénéficiaires. Au-delà de ces deux dimensions, les participants à la concertation ont mis en évidence l’importance d’une troisième dimension, à savoir celle de collectivité et de projet commun. Cette dernière transcende les deux premières : il s’agit du projet, des valeurs et des luttes portées en leur sein. Pour les personnes en situation de pauvreté, participer aux différentes formes de solidarité n’est pas toujours un long fleuve tranquille. À la fois actrices et objets de solidarité, elles participent souvent à des canaux de solidarité moins bien vus et valorisés sur le plan social.

Acteurs et actrices de solidarité

Contrairement aux idées reçues, les personnes en situation de pauvreté, comme les autres citoyens, font preuve de solidarité sous différentes formes. Premièrement, elles font preuve d’une grande solidarité les unes envers les autres ; il s’agit d’ailleurs souvent d’une question de survie pour garder la tête hors de l’eau. Nombre d’entre elles assument des tâches de soins pour leurs enfants, leurs parents, leurs amis et leurs compagnons d’infortune et font du bénévolat, qu’il soit reconnu ou non comme tel. Car ce n’est parfois qu’une question de vocabulaire utilisé : les personnes en situation de pauvreté proposent en effet rarement du « covoiturage », des « donneries », de l’« échange de services » ou encore des « activités intergénérationnelles ».

Par contre, elles parleront de conduire un proche chez le médecin, de dépanner des familles en difficulté ou encore d’aider un voisin âgé à faire son ménage, la différence se situant moins dans les tâches que dans la manière de les valoriser. Néanmoins, parler de contribution à la société entraine parfois un sentiment de honte, voire de la souffrance pour les personnes en situation de pauvreté. Leurs comportements solidaires sont même parfois sanctionnés. C’est le cas du statut cohabitant dans le cadre duquel les personnes qui vivent en cohabitation bénéficient de moins d’allocations que les personnes isolées. Lorsqu’elles hébergent un partenaire de vie ou un membre de leur famille par exemple, elles risquent donc de perdre une partie de leurs allocations et de leurs avantages sociaux. Cette peur prend alors le pas sur leur solidarité.

>>>Lire l’article : Contre le statut de cohabitant

Une autre mesure qui freine la solidarité collective et interpersonnelle est l’obligation de déclaration des activités de volontariat à l’organisme de paiement par les bénéficiaires d’allocations. En l’absence de déclaration, l’activité de volontariat prestée par un bénéficiaire d’allocations risque d’être considérée comme un travail non déclaré, avec sanction à la clé.

La nécessité de fournir des emplois de qualité

Le travail rémunéré constitue sans aucun doute le moyen le plus reconnu et le plus apprécié socialement pour contribuer à la société. Idéalement, il permet également à chacun de subvenir à ses besoins et d’investir dans son avenir. En outre, par le biais du travail rémunéré et des cotisations sociales prélevées sur celui-ci, les travailleurs contribuent au système de sécurité sociale, un système de solidarité indirecte qui protège les individus, les groupes et la société contre différents risques.

Cependant, de nombreuses personnes en situation de pauvreté sont sans emploi ou ont un emploi précaire, ce qui les empêche de contribuer à ce système de solidarité indirecte et, par conséquent, les empêche d’acquérir des droits suffisants en matière de sécurité sociale. Encore une fois, ne pas pouvoir contribuer à la solidarité par le travail entraine un sentiment de honte pour les personnes concernées et font qu’elles sont souvent stigmatisées. En réalité, les obstacles sont nombreux dans la recherche d’un emploi de qualité offrant également une sécurité financière et une stabilité suffisantes pour construire son avenir.

Les personnes en situation de pauvreté se retrouvent plus souvent dans des emplois précaires tels que le nettoyage, la collecte et le traitement des déchets ou le transport de marchandises. Ces emplois précaires leur permettent rarement de trouver un logement décent et abordable ainsi que de fonder et entretenir une famille. Ils ne permettent pas non plus d’anticiper les risques potentiels de la vie comme les déménagements, les soins médicaux et les ruptures de relation. Ils exigent par contre une grande flexibilité et sont souvent sous-considérés, alors qu’ils sont essentiels. En outre, les nombreux statuts précaires et les « nouveaux » emplois au sein de l’économie de plateforme ne donnent pas aux travailleurs la possibilité de se constituer des droits de sécurité sociale et donc une protection sociale par le biais de cotisations sociales.

L’importance d’une fiscalité juste

Bien que les personnes à très faible revenu ne paient pas d’impôt sur le revenu, elles contribuent – souvent sans s’en rendre compte ‒ au système fiscal. Ainsi, comme tout le monde, elles paient la TVA sur la consommation des biens et des services. Étant donné qu’il s’agit d’un mode d’imposition linéaire, dans lequel tout le monde paie le même pourcentage fixe, la TVA pèse plus lourdement sur les revenus les plus faibles. Il en va de même pour les taxes forfaitaires, dans lesquelles tout le monde paie le même montant fixe, comme la taxe sur les ordures ménagères.

Par ailleurs, certaines formes d’imposition pèsent moins sur les revenus les plus élevés. Ainsi, les impôts sont principalement perçus sur les revenus professionnels et revenus de remplacement, moins sur les revenus issus de la fortune et pas du tout sur la fortune elle-même. En outre, alors que les revenus professionnels et de remplacement sont imposés progressivement ‒ l’impôt augmente avec le revenu ‒, les revenus fonciers, en revanche, bénéficient de régimes dérogatoires tels que le précompte mobilier « libératoire »[2. Dans la plupart des cas, le précompte mobilier retenu est « libératoire ». Ainsi, le contribuable qui use de la faculté de ne pas déclarer ses revenus mobiliers supporte uniquement le précompte mobilier et n’est plus imposé à l’impôt des personnes physiques. Le précompte, qui est en principe une avance, devient alors un impôt définitif. (NDLR)] et le revenu cadastral. Cela permet donc de réduire le taux d’imposition par rapport à un impôt progressif.

Une utilisation équitable des fonds publics ?

Les personnes en situation de pauvreté sont souvent perçues comme bénéficiant de beaucoup plus de solidarité, d’aides et de services publics que le reste de la population. Certes, une certaine solidarité directe, parfois salutaire, s’opère à destination des milieux plus précaires et les aide à faire face aux difficultés de la vie. Cela étant, on constate par exemple une fluctuation importante des actions de solidarité directe en fonction de l’actualité et de la médiatisation de certains évènements ou de certaines personnes. L’aide est donc souvent ponctuelle et événementielle.

Comme chaque citoyen a tendance à aider des personnes qu’il connait ou faisant partie d’un réseau proche, il existe un risque que les personnes les plus vulnérables passent à travers les mailles de ces nombreux réseaux de voisinage et de citoyenneté. La solidarité indirecte, collective, est dès lors indispensable afin d’apporter des solutions structurelles. Cette solidarité est organisée par l’État et fondée sur des droits sociaux qui assurent l’égalité entre tous et ne dépendent plus d’un arbitre personnel. Mais ces formes de solidarité indirecte, telles que la sécurité sociale ou la fiscalité, présentent également des faiblesses.

Premièrement, force est de constater que la sécurité sociale protège moins bien contre la pauvreté qu’auparavant et que la croissance de l’emploi en Belgique n’a pas suffisamment conduit à une réduction du nombre de ménages à faible intensité de travail (11,9 % de la population en 2021[3.Chiffres de la pauvreté pour 2021 de l’Office belge de statistique issus de l’enquête sur les revenus et les conditions de vie (EU-Silc). Voir aussi la rubrique « Faits & chiffres » du site web du Service de lutte contre la pauvreté (www.luttepauvrete.be).]).

Ensuite, les concertations ont dénoncé la conditionnalité croissante dans l’octroi des allocations, comme les allocations d’insertion, qui limite de plus en plus l’accès aux effets redistributifs de la sécurité sociale pour certains groupes de la population. Aussi, lors de la crise du covid-19, le système s’est rapidement adapté pour que les gens puissent ‒ partiellement ‒ conserver leur emploi et leurs revenus du travail. En revanche, il est apparu clairement que certaines catégories de personnes n’y avaient pas ou pas suffisamment accès, comme les personnes ayant un emploi précaire.

Enfin, en matière de fiscalité et de redistribution, tout le monde ne bénéficie pas de la même manière de la politique mise en œuvre ni n’utilise les services publics de manière égale. D’une part, les mécanismes de solidarité indirecte génèrent des effets « Matthieu », ce qui signifie que les mesures, les prestations et les services sont systématiquement plus utilisés par les groupes de population les plus aisés, alors qu’ils sont moins ‒ ou pas du tout ‒ utilisés par les personnes en situation de pauvreté. Il en va ainsi des primes pour la rénovation de l’isolation des bâtiments, de l’installation de panneaux solaires ou de mesures comme le Hello Belgium Railpass[4. Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, « Analyse du (non-)recours au Hello Belgium Railpass », Bruxelles, 2021, en ligne.] D’autre part, les personnes aux revenus les plus faibles n’ont souvent pas accès aux déductions et aux crédits d’impôt, sans compter que la complexité du système fiscal peut conduire au non-recours à certains avantages, même pour ceux dont l’assiette fiscale est suffisante.

D’autres avantages fiscaux ‒ destinés à encourager les comportements durables, par exemple ‒ ne peuvent être utilisés par les personnes en situation de pauvreté compte tenu des investissements à réaliser. Ils profitent principalement aux citoyens qui ont les moyens financiers de le faire. Autre exemple, certaines personnes n’ont même pas assez de moyens pour profiter des infrastructures publiques, comme la piscine ou le théâtre. L’effet redistributif des impôts par l’utilisation des services publics reste donc trop limité à leur égard.

Aux épaules les plus solides le plus lourd fardeau

Pour lutter structurellement contre la pauvreté, plus de solidarité est nécessaire. Le Service de lutte contre la pauvreté préconise d’investir davantage dans la sécurité sociale par le biais d’un financement différencié et pas seulement par le biais des cotisations sociales sur le travail afin d’accroître et d’élargir son accessibilité. Une attention particulière doit être accordée aux groupes vulnérables, notamment dans la création d’un nombre suffisant d’emplois de qualité, en particulier pour les personnes peu qualifiées.

En outre, il importe de mettre en place un système fiscal équitable en privilégiant la fiscalité progressive et en développant un impôt sur la fortune. Des services publics accessibles et de qualité qui offrent un soutien supplémentaire à ceux qui en ont besoin sont également essentiels pour « ne laisser personne de côté ».

LE SLPPE EN BREF
Les questions de solidarité, de lutte contre les inégalités et de participation sont au cœur du travail du Service interfédéral de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (SLPPE). Cette institution indépendante, interfédérale et publique a été créée en 1999 par un Accord de coopération entre l’État fédéral, les Communautés et les Régions. Sa mission consiste en l’évaluation de l’effectivité de l’exercice des droits dans les situations de pauvreté et de précarité. En 2020-2021, le Service de de lutte contre la pauvreté a consacré son Rapport bisannuel au thème « Solidarité et pauvreté ». Pour ce faire, il a organisé une concertation approfondie et structurelle avec des personnes en situation de pauvreté, leurs associations et réseaux, et diverses autres parties prenantes (organisations de terrain, institutions, administrations, chercheurs…).

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-ND 2.0 ; photographie d’une visite aux Restos du Coeur d’Alforville, prise par le parti socialiste français, en décembre 2015.)