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La victoire des déclins ?

Les partis vainqueurs des élections de 2018 et 2019 ont développé un récit collectif fondé sur la peur d’une forme de déclin, que ce déclin soit écologique (Ecolo/Groen), civilisationnel (Vlaams Belang) ou social (PTB-PVDA).

14 octobre 2018. Aux élections provinciales, seuls Ecolo et le PTB, parmi les partis politiques qui dépassent le seuil électoral des 5%, voient leur score grimper dans les circonscriptions wallonnes où ils se présentent[1.Le PTB ne se présentait pas dans la circonscription du Brabant wallon.]. Et seuls deux partis gagnent des voix dans les cinq circonscriptions flamandes : Groen et le Vlaams Belang.
26 mai 2019. À l’élection de la Chambre des représentants, deux partis progressent en sièges sur le territoire wallon – Ecolo et le PTB –, trois partis côté flamand – le Vlaams Belang, le PVDA et Groen. Dans la circonscription bruxelloise, seuls Ecolo et le PTBPVDA gagnent des sièges.

À sept mois d’écart, mêmes circonscriptions (hormis Bruxelles qui n’est pas une province et ne permet donc pas la comparaison directe)[2.Les élections provinciales et les élections fédérales sont organisées sur la base de dix circonscriptions électorales selon le découpage territorial des provinces : cinq circonscriptions wallonnes et cinq circonscriptions flamandes. À l’inverse des élections communales qui se déroulent en même temps, le scrutin provincial est « chimiquement pur » puisque ne s’y présentent que des listes de partis, et non des listes de cartel. Ces deux
caractéristiques permettent de voir dans les résultats provinciaux une photographie des préférences politiques de tous les citoyens belges (hormis les Bruxellois) à un instant donné.], mêmes effets. La surprise tient plus dans l’ampleur du succès du Vlaams Belang en Flandre et dans la progression plus relative de Groen d’une part, plus appuyée du PVDA dans certaines circonscriptions d’autre part, que dans la percée de l’extrême droite flamande, déjà annoncée par les résultats provinciaux en octobre 2018. Dans les trois Régions, les écologistes et le parti unitaire du travail défient, par leurs gains électoraux, les trois grandes familles partisanes belges – chrétienne, libérale, socialiste.

On a pu lire en partie dans ces résultats la désaffection, le désintérêt, le désamour, le rejet… cet état de désenchantement politique des Belges qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois, entre les élections d’octobre 2018 et mai 2019. Dans un cas comme dans l’autre, à de rares exceptions près – dont Agora qui envoie un élu au Parlement bruxellois –, les nouveaux mouvements citoyens n’ont en effet pas rassemblé les voix des citoyens déçus. Le Collectif Citoyen, qui avait réussi à récolter le nombre requis de signatures pour se présenter à trois niveaux de pouvoir dans certaines circonscriptions électorales, ne dépasse finalement pas 0,5 % des votes au Parlement bruxellois, 1,5 % à la Chambre des représentants et 2,5 % au parlement wallon. Pourrait-on dès lors considérer que ce désenchantement s’exprime pour une part dans la victoire du Vlaams Belang (+15 sièges), du PTB-PVDA (+10 sièges sur les deux groupes linguistiques), d’Ecolo (+7 sièges) et de Groen (+2 sièges) à l’élection à la Chambre des représentants ?

Nombreuses sont déjà les analyses qui pointent les déterminants de ces succès, tant en matière de motivations de leurs électeurs que de stratégies de campagne. Le vote des jeunes est ainsi mobilisé pour expliquer l’avancée de l’extrême droite en Flandre, le vote citadin pour éclairer celle d’Ecolo à Bruxelles et en Wallonie. Qu’il me soit ici permis de tester une autre hypothèse, en prenant le contrepied du sacrosaint « électeur rationnel », celui qui effectuerait son choix électoral en cherchant à maximiser le rapport coût-bénéfice de son vote selon la conjoncture politique. Portons cette fois le regard sur le plan de l’imaginaire politique proposé par les formations partisanes gagnantes et du récit collectif qu’ils ont proposé aux électeurs. À cet égard, les partis ne sont pas égaux dans la perception de l’imaginaire politique qu’ils véhiculent. Selon cette hypothèse, les quatre partis vainqueurs auraient développé un récit collectif fondé sur la peur d’une forme de déclin – avéré ou non –, que ce déclin soit écologique, civilisationnel ou social. Ils seraient facilement identifiables par l’électeur comme porteurs d’une réponse spécifique à ce déclin, avec des causes fondamentales propres et des propositions très différentes pour en sortir.
De leur côté, les récits socialiste, libéral et chrétien n’ont pas totalement disparu mais ils sont en perte de vitesse et ont été invisibilisés par la bataille entre ces récits de déclin.

Les quatre partis, aux profils très différents et diamétralement opposés en ce qui concerne la vision des relations entre les citoyens, ont proposé des récits collectifs basés sur la peur de vivre moins bien à l’avenir et sur la responsabilité concomitante de tous les électeurs à poser des choix électoraux en conséquence. Avec des causes et sous des formes bien différentes selon les partis néanmoins. Nulle intention ici de mettre les écologistes, le parti du travail et l’extrême droite sur le même pied. Car, bien que fondés sur une peur du déclin, ces récits collectifs s’opposent également entre eux. Il n’y a pas un mais des déclins aux causes, conséquences, responsabilités et actions divergentes.

Le Vlaams Belang a principalement orienté son récit sur le déclin supposé de l’Occident et de ses valeurs, menacé par l’immigration et les conflits identitaires. Ecolo et Groen se sont construits sur le déclin du climat et de la biodiversité, mis en danger par les choix politiques posés et notre consommation individuelle et collective. Le PTB s’est appuyé sur le déclin de la situation socio-économique d’une frange de plus en plus importante de la population belge, opposée aux strates les plus favorisées. Notons que la N-VA s’est largement inspirée, elle aussi, de la notion de déclin dans sa campagne. À une différence près : en ciblant un adversaire partisan, principalement les écologistes, elle a restreint le propos de son récit collectif au jeu politique. Les partis vainqueurs de cette élection ont quant à eux porté la responsabilité du déclin en dehors du champ partisan, au-delà des enjeux tactiques.

Cette hypothèse reconstruit, certes de manière quelque peu artificielle, les raisons communes d’un phénomène aux causes bien évidemment multiples et potentiellement divergentes selon les partis.
Néanmoins, ne peut-on pas également interroger ce qui pourrait les rassembler dans la victoire, sans y chercher la raison ultime ? Cette hypothèse heurtera peut-être : elle laisse supposer que le vote flamand pour le Vlaams Belang ne serait pas uniquement un vote protestataire contre les élites, contre la classe politique, un vote contre les choix actuels.
Que ce vote constituerait peut-être aussi en partie un vote en faveur d’un certain récit collectif, difficile à entendre mais que l’on se doit de comprendre si l’on veut dépasser les stigmatisations et construire ensemble une communauté de citoyens égalitaires, dans le respect et l’accueil de toutes les différences.