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« Le débat démocratique n’est pas un espace de rapport de force argumentaire »

Bruxitizen est un projet mené par l’Agence Alter (asbl) depuis 2012 avec des écoles bruxelloises, secondaires et supérieures, en partenariat avec le secteur associatif de l’aide à la jeunesse. À travers cette initiative, l’association souhaite donner aux jeunes des balises pour apprendre et comprendre les bases du débat démocratique.

Cet entretien a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

Pouvez-vous expliquer dans quel contexte l’Agence Alter a lancé Bruxitizen ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Les inégalités sociales et économiques creusent de plus en plus d’écarts entre les jeunes issu·es des différents quartiers, des différentes villes et régions. Les jeunesses bruxelloises se caractérisent par une forte dualisation dans plusieurs domaines comme l’éducation, l’emploi ou le logement. Notre expérience nous a montré que les jeunes issu·es des quartiers défavorisés manquent cruellement d’outils pour s’exprimer et prendre part de façon effective à des débats sur des problématiques souvent complexes. De plus, les jeunes sont aujourd’hui de plus en plus détaché·es des modalités classiques d’information, avec un usage de plus en plus récurrent des réseaux sociaux pour s’informer, s’exprimer. Pour remédier à ce manquement et suivant notre ligne de défense des droits économiques, sociaux, culturels et politiques, l’Agence Alter invite des jeunes de tous bords et de milieux sociaux différents à prendre leur place dans le débat public. À travers l’organisation de débats et d’ateliers pratiques permettant à des jeunes de différents horizons de se rencontrer, d’échanger, et de débattre en présence d’acteurs sociaux. Avec cette initiative, l’Agence Alter poursuit l’objectif ultime de contribuer au renforcement de la citoyenneté des jeunes sur des matières politiques, sociales et économiques.

Que signifie la notion de débat démocratique pour vous ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Un débat démocratique est un espace qui permet à chacun·e d’exprimer son opinion sur une question, une thématique dans le respect et l’écoute tout en faisant avancer les réflexions collectivement. Ce n’est pas uniquement une confrontation de points de vue, il ne suffit pas d’être d’accord ou pas d’accord, de répondre par oui ou par non à une question. Le débat doit être fondé sur les faits, argumenté et respectueux des autres dans un souci de réflexion collective. Le débat démocratique n’est pas un espace de rapport de force argumentaire mais il a pour finalité un espace de recherche collectif de la meilleure analyse ou de la meilleure solution possible par rapport à la question posée. Il s’agit d’un levier d’action !

Comment faites-vous concrètement pour outiller les jeunes sur cette question ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Un débat démocratique ne peut pas avoir lieu si les personnes qui y prennent part n’ont pas de connaissance sur la thématique. Pour débattre, il faut connaître le sujet, savoir développer un argumentaire. Prendre la parole en public, défendre des opinions de façon argumentée sur une thématique, requiert donc une préparation en amont. Pour préparer un débat, nous proposons à la fois des ateliers thématiques durant lesquels les jeunes apprennent à se documenter, et à trier les informations fiables. C’est aussi l’occasion pour eux de découvrir les positions qui existent dans la société par rapport au sujet choisi pour le débat. Nous leur proposons également des ateliers d’expression permettant aux jeunes de se sentir davantage à l’aise avec l’expression orale à travers la radio ou encore la joute verbale et pouvoir par la suite prendre part à un débat pour exprimer et défendre leur point de vue. Ils auront été préparés à investir cet espace de débat afin de garantir une participation effective : s’approprier une thématique et participer pleinement et activement sur scène.

Est-ce qu’il y a des « règles » à respecter ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Oui, un débat se prépare. Pour qu’il y ait un débat démocratique, il est nécessaire d’instaurer un cadre et des règles. Il faut assurer aux jeunes un environnement sécurisant et propice à l’échange. L’espace de débat doit être bienveillant (pas de jugement, de moquerie) et constructif. Tout le monde doit à la fois se sentir à l’aise de pouvoir ou non prendre la parole mais aussi d’exprimer son avis sans avoir cette crainte d’être jugé ou stigmatisé. Ce cadre est essentiel pour que chacun puisse donner son avis, se positionner personnellement par rapport à des questions qui peuvent être complexes. Il peut être établi avant même de commencer le débat, c’est-à-dire qu’il faut venir avec des balises, ou bien il peut être construit avec les jeunes en fonction de leur sensibilité.

Outre le débat, vous organisez donc aussi des joutes verbales, en quoi est-ce différent ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Il s’agit d’un atelier encadré par un de nos partenaires, Les Ambassadeurs d’expression citoyennes. Les joutes oratoires sont des confrontations d’arguments entre protagonistes qui n’ont pas le choix de leur position. Selon le contexte et les objectifs, les joutes peuvent prendre des formes variées : individuelles ou par équipes sur divers sujets (politique, humoristique, etc.) Le sujet est donné d’avance et les positions (pour et contre) sont attribuées au hasard. Le jeune peut ainsi se retrouver à défendre une position avec laquelle il n’est pas d’accord. Dans le cadre du projet Bruxitizen, les joutes sont un outil d’expression permettant aux jeunes de se sentir davantage à l’aise avec l’expression orale et pouvoir par la suite prendre part à un débat sous une forme plus classique.

Comment se déroulent les ateliers, comment sont-ils reçus par les jeunes ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Comme précisé plus haut, pour pouvoir débattre, il faut créer un environnement sécurisant. D’abord, des activités ludiques de brise-glace et de cohésion de groupe sont proposées car plus un groupe se connait, est soudé, plus les échanges et la prise de parole se font facilement. Ces moments qui peuvent paraître anodins sont importants et fort appréciés par les jeunes. Les ateliers d’expression permettent d’outiller les jeunes à la prise de parole en public. Une compétence qui fait souvent défaut aux jeunes. Plusieurs techniques seront enseignées pour apprendre à oser exprimer clairement ses idées. L’idée est de fournir aux jeunes des clefs, des astuces, des techniques pour davantage gagner en confiance et maîtriser le discours et l’impact qu’il peut avoir sur un public. Ces ateliers d’expression sont reçus positivement par les jeunes car, selon eux, ils ne sont pas formés à la prise de parole en public. Je dois néanmoins dire qu’ils ne montrent pas tout de suite de l’enthousiasme lorsqu’on leur explique qu’ils vont débattre. C’est pour cela que l’on arrive avec certains outils qui les préparent. Pour nous, cette préparation est nécessaire. Cela permet de créer de l’enthousiasme avec l’idée de débattre. Ils apprécient aussi qu’un adulte vienne débattre avec eux, un doctorant qui a creusé un sujet par exemple, mais pas dans une posture « J’ai la science infuse et je vais vous apprendre, à vous les jeunes ». Beaucoup de choses positives ressortent de ces rencontres avec une figure d’autorité qui se met dans une position égalitaire avec eux pour échanger et construire une position. Grâce à cela, les jeunes comprennent l’intérêt de participer à un débat.

Pourquoi est-ce important de former les jeunes au débat ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Débattre est un fondement de la démocratie. Le débat est un instrument pour former les jeunes à la citoyenneté, et à l’exercice de leurs droits politiques. Les jeunes sont des acteurs à part entière de nos sociétés même si on constate que ce qu’ils font comme action parfois politique demeure peu considéré. Le potentiel de participation est là. On l’a vu à travers les différentes manifestations qu’ils ont organisées en Belgique ou à travers le monde. Ils ont décidé de se révolter, de manifester et de se battre pour le climat, contre le racisme. À Bruxelles, plusieurs cortèges de plusieurs dizaines de milliers de Belges, composés d’étudiants, ont défilé dans les rues. Les jeunes ont séché les cours pour se mobiliser en scandant leur colère face notamment à l’inaction des politiques quant aux questions climatiques. Les jeunes se rendent de plus en plus compte qu’ils ont un poids au sein de la société et veulent agir, mais ce qui fait défaut est ce rapport à l’oralité. Certaines catégories de jeunes issues de quartiers défavorisés peuvent se sentir plus à l’aise à l’oral qu’à l’écrit, mais quand il s’agit d’échanger, de donner son avis, ces jeunes ont une crainte de ne pas assez bien faire les choses. Ils vont préférer se taire pour laisser la place à quelqu’un qui « sait » s’exprimer. Ils ont conscience de l’importance de l’oralité. Parfois, dans certains débats, ils se taisent, non pas parce qu’ils n’ont rien à dire, mais parce qu’ils n’ont pas la technique, parce qu’ils font des fautes de français, etc.

>>> voir notre dossier : Le seum des jeunes

À partir de ces débats, les jeunes sont invité·es à produire de l’information, pourquoi ? En quoi est-ce lié ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Les ateliers médias participatifs et citoyens que nous proposons ont pour objectif de pouvoir mettre en capacité les jeunes participant·es à « la prise de parole » en acquérant des compétences d’analyse, de traitement et de production d’information. Ils devront partir à la recherche d’information, interroger des experts, apprendre à oser poser des questions, à trouver un point de vue, être créatifs sur la façon d’amener un sujet, etc. C’est une occasion de sortir des préjugés et des représentations qu’ils ont sur le sujet. Les jeunes seront formés à la production d’information sociale et critique. Encadrés par des journalistes, vidéastes, illustrateurs, producteurs radio professionnels, les jeunes seront invités à choisir le média de leur choix (écriture, BD-journalisme, photo, radio et vidéo).

Pensez-vous que c’est le rôle de l’école de former les jeunes à ces questions ? Joue-t-elle ce rôle ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Dans le décret Missions de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui définit les missions prioritaires de l’enseignement (fondamental et secondaire), la partie relative à la citoyenneté est considérée comme prioritaire. L’école a pour mission de préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d‘une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures. Le débat étant clairement une forme de communication qui permet de développer des comportements de citoyens, l’école a pour mission et pour devoir de former les jeunes à ces questions. Malheureusement, les outils pour pratiquer cette éducation à la citoyenneté sont trop souvent relégués au second plan. Il n’est pas toujours évident de l’inscrire dans le cadre d’un cours, les profs sont souvent dépassés par leur propre programme.

Est-ce que les réseaux sociaux ont modifié la manière dont les jeunes débattent ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : J’ai pu observer dans ma pratique professionnelle une certaine confusion autour de la notion de liberté d’expression. Ils ont l’impression qu’ils peuvent tout dire, tout partager, que tout est permis. Nous leur expliquons les limites de la liberté d’expression et que certains propos enfreignent la loi, par exemple les propos racistes. Avec les réseaux sociaux, il y a une libéralisation de la parole, les jeunes ont l’impression qu’ils peuvent donner plus facilement leur avis. Cependant, ils vont parfois donner leur avis sans que cela soit constructif dans le débat. Ils vont émettre un avis sans aller plus loin : « Je suis d’accord, je ne suis pas d’accord, c’est du grand n’importe quoi ! ». On constate que leurs réponses sont très courtes, sans échange possible, sans construction collective. Il s’agit uniquement de partager son avis brut, sans faire attention aux sensibilités de chacun. Ce type de comportement se ressent quand on entreprend des débats, ils vont directement répondre du tac au tac, sans réfléchir d’abord à ce qu’ils disent, ni respecter le cadre. C’est pour cela qu’il faut créer ce cadre et bien l’expliquer, une préparation qui n’existe pas sur les réseaux sociaux.

Enfin, observez-vous une différence genrée ?

CHAÏMA EL YAHIAOUI : Cette différence est liée au lieu de débat. Si on propose ces débats sur base volontaire dans le cadre d’une association ou d’une école, par exemple, c’est-à-dire un lieu où elles se sentent à l’aise, les filles vont plus facilement être partantes. Si on organise un débat plutôt public, notamment si on invite plusieurs classes, les garçons vont plus prendre la parole. S’il y a une certaine supériorité numérique, les filles vont se mettre plus en retrait et elles se sentent parfois moins légitimes de parler de certains sujets. On sent qu’elles intègrent certains stéréotypes, surtout certaines d’entre elles. Un exemple concret : si on débat sur un sujet lié au sport, elles vont être beaucoup plus réfléchies et précises parce qu’elles savent que si elles parlent de ce sujet, elles doivent prouver qu’elles savent de quoi elles parlent. Ce sont des subtilités que l’on observe. Après avoir établi les règles et balisé les débats, on n’observe généralement plus ces différences. Dans beaucoup de débats, le sujet les prend aux tripes, on sent alors qu’ils et elles veulent argumenter et faire changer les choses, et ce peu importe leur genre.

Bruxitizen : quelques balises pour apprendre à débattre

Être à l’écoute (une seule personne parle à la fois).

Chacun·e doit s’exprimer sans crainte ou peur du jugement et, s’il y a un malaise, l’exprimer.

Il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse.

On peut exprimer son accord ou désaccord avec l’idée, avec l’argument partagé sans attaquer la personne qui l’exprime.

Rappeler la notion de liberté d’expression et son cadre législatif (rappeler que certains propos sont interdits par la loi).

Propos recueillis et retranscrits par Camille Wernaers le 1er mars 2022.