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Le mouvement climat doit assumer son aile radicale

Occupations, blocages et actions coup de poing : la désobéissance civile est de retour… Ces actions sont-elles une erreur, du plomb dans l’aile du mouvement climatique, comme l’affirment certain·es, ou peuvent-elles au contraire renforcer les chances de gagner un combat pour transformer la société ? Pour répondre à ce dilemme, passage par la case « théorie du flanc radical ».
Cet article fait partie d’un mini-dossier en ligne sur la désobéissance civile (avril 2023).

Depuis quelques années, dans nos régions, le mouvement social pour la justice climatique remet à l’ordre du jour l’action directe, la désobéissance civile et la résistance climatiques[1.J’analyse ici les débats entourant le mouvement social pour la justice climatique en Belgique francophone (et un peu en France). Cette analyse pourrait difficilement être exportable à d’autres contextes, et elle ne sera donc pas sans biais occidentalo-centré. Les impacts du changement climatique et les sentiments d’urgence qui l’accompagnent se différencient suivant le contexte.]. Des activistes convergent entre eux, partagent leurs affinités, se reconnaissent dans leurs vécus. Beaucoup ont le sentiment que l’urgence est incomprise du monde politique, ont l’impression que l’horloge tourne, que la machine folle extractiviste continue sa course. Ils et elles ressentent une fatigue face aux mouvements climatiques conventionnels, qui semblent impuissants. Elles et ils se réunissent en secret, trouvent une cible politique, économique ou symbolique et « passent à la vitesse supérieure » : occupations, blocages et actions coup de poing, visant l’impact médiatique maximal, l’occupation de territoires pour y empêcher des projets climaticides et la perturbation de l’ordre établi.

Ces modes d’action sont-ils une nouveauté ? Non, la désobéissance civile a de tout temps fait partie de leur répertoire d’action. Et ces pratiques sont de moins en moins rares ou isolées : de telles actions se sont multipliées chez nous ces cinq dernières années. Depuis 2018, Extinction Rebellion est actif dans des dizaines de pays du monde. En décembre 2018, Act for Climate Justice occupait l’entrée du Parlement belge. En janvier 2019, via l’action « Wake up your ministers », 20 000 citoyen·nes interpellaient par SMS les ministres responsables du climat, ce qui, quelques jours plus tard, participait à la démission de la ministre flamande du Climat. En mars 2019, le mouvement climat (activistes, mais aussi la très institutionnelle Coalition climat) occupait la rue de la Loi pour réclamer une « Loi Climat ». En octobre 2019 et jusqu’en 2021, une Zone à défendre (Zad) a été mise en place à Arlon. Et après une pause forcée par les années covid, l’activisme climatique a aujourd’hui repris. Ainsi, en Belgique, les dépôts de TotalEnergies ont été mis à l’arrêt durant un weekend, via l’action « Code rouge » en octobre 2022. Très récemment, en France, une action d’occupation de méga-bassines à Sainte-Soline a été planifiée ‒ et mise en échec par une intense violence policière[2.Il serait par ailleurs discutable de catégoriser l’occupation d’une méga-bassine (soit, le fait d’utiliser son corps pour empêcher des travaux) comme de l’action violente. Ce qui caractérise la violence ou non-violence d’une action, ce n’est pas la réaction face à l’action policière, mais l’objectif de l’action en tant que tel. À Sainte-Soline, il a été démontré, malgré la propagande déployée par le gouvernement français, que c’était la police qui avait ouvert le feu sur les manifestant·es, et que la police avait empêché au Samu d’intervenir pour soigner les blessé·es.].

L’effet du flanc radical

Si ces initiatives rencontrent un succès de participation de plus en plus important, elles suscitent aussi des questionnements, voire des prises de position franchement hostiles, y compris à l’intérieur du mouvement climatique. Ainsi, en novembre 2022, François Gemenne, politologue spécialisé dans les migrations environnementales et les politiques d’adaptation climatique, lançait une alerte dans L’Écho, le journal spécialisé en investissements financiers. À cause de cette frange « radicale ultraminoritaire » qui « infiltre » le mouvement climatique pour y valider ses « thèses féministes et anticapitalistes », le mouvement climat se « craquelle[rait] »[3.Notons ici la confusion entre l’idéologie prêtée à ces activistes radicaux et le mode d’action. Pourtant, il n’y a pas de lien d’identité entre l’un et l’autre : on peut être foncièrement anticapitaliste et agir essentiellement par cartes blanches ou n’avoir pas d’idéologie très définie mais aller habiter une Zad par sentiment d’urgence climatique absolue et de nécessité de faire quelque chose de concret.] et perdrait sa capacité à influencer l’action publique. Selon lui, « la posture anti-capitaliste retarde l’action climatique ».

Discours très classique et conflit dichotomique traditionnel entre deux points de vue éternellement concurrents au sein des mouvements sociaux : fera-t-on bouger l’action publique avec les décideurs, par l’influence, la démonstration publique du nombre et le plaidoyer (donc la proximité), ou bien « contre » les responsables, par la contestation et l’opposition (donc la défiance et la distance).

Sans doute la réponse est-elle moins simple qu’il n’y paraît. À quelles conditions et facteurs déterminants un mouvement social peut-il arriver à influencer efficacement l’action publique ? C’est précisément cette question qui a animé mon mémoire de fin d’études en sciences politiques. Me centrant sur l’exemple du mouvement social québécois du Printemps érable de 2012, j’ai eu l’occasion d’éplucher la littérature scientifique relative à la capacité des mouvements sociaux d’engendrer des transformations politiques et sociales. J’y ai notamment découvert la « théorie du flanc radical ».

Le concept est le suivant : quand un mouvement social s’organise et se perpétue dans le temps, il n’est jamais complètement homogène. Les tensions, les conflits, et le dialogue pour les résoudre y sont la norme (comme au sein de toute communauté humaine). Fréquemment, et d’autant plus quand le mouvement dure dans le temps sans aboutir rapidement à arracher des avancées significatives, il arrive qu’un courant plus radical se développe et se structure, portant des revendications plus fortes, usant de moyens d’action plus fermes. Ce courant va-t-il diviser et faire péricliter le mouvement, ou va-t-il au contraire lui permettre de se renforcer ?

La recherche scientifique démontre que la plupart du temps, c’est la deuxième option qui se produit. D’autant plus si le mouvement social organise son dialogue interne. L’effet du flanc radical s’observe de deux façons :

  • Il permet aux plus « modéré·es » ou hésitant·es du mouvement de considérer comme plus normales et accessibles des actions plus assertives ; et il permet au mouvement d’affiner et aiguiser ses revendications et son analyse politique (ce que l’on appelle le « déplacement de la fenêtre d’Overton »).
  • Il incite aussi les responsables politiques à plus de compromis pour maintenir leur lien avec la frange la plus modérée du mouvement, et essayer d’isoler la frange plus combative.

Une frange plus radicale donne donc de l’air à la frange plus modérée, et permet des victoires politiques. De nombreux exemples ont émaillé l’histoire des mouvements sociaux, donnant du crédit à cette théorie, aujourd’hui assez consensuelle au sein des spécialistes du sujet.

Ainsi, déjà en 1984, Herbert Haines, inventeur du concept de radical flank effect, constatait qu’aux États-Unis, le financement des organisations noires modérées avait augmenté du fait de l’essor d’un mouvement des droits civiques plus radical. Dans son livre Black Radicals and the Civil Rights Mainstream, le même auteur montre en quoi l’activisme radical a aidé au progrès social et à l’acquisition de droits par la communauté afro-américaine. Non seulement le financement et la reconnaissance des associations modérées a progressé, mais des avancées législatives ont également été observées suite à l’émergence et au renforcement d’un activisme plus radical. Encore récemment (2022), une équipe de recherche a pu analyser l’effet du flanc radical dans des mouvements de défense des droits des animaux, ou dans des mouvements pour la justice climatique.

Complémentarité et nécessité des luttes

Comme toujours en sciences sociales, cet effet n’est pas systématique. Il existe d’autres variables qui influent sur la capacité d’un mouvement social à avoir un impact et qui interagissent avec l’existence de franges radicales. Il y a d’abord le degré de force et de légitimité du gouvernement en place. Un gouvernement qui aurait la capacité de refuser toute concession au mouvement social, voire de le réprimer[4.Ainsi à Sainte-Soline, après avoir violemment réprimé les manifestant·es, le gouvernement français a-t-il engagé la dissolution du collectif « Les Soulèvements de la Terre » à l’origine de l’action d’occupation, avant de menacer la Ligue des droits de l’homme.] sans qu’il y ait de conséquences négatives pour lui en termes d’opinion publique, rendrait l’émergence d’un effet de flanc radical plus difficile. C’est l’une des raisons qui explique que les opinions des spécialistes sur l’existence d’un radical flank effect positif suite à des stratégies d’action violentes sont davantage débattues. Certains auteurs estiment ainsi que dans certains contextes, un effet de flanc positif peut être constaté y compris en cas de stratégies d’actions violentes, d’autres estiment que les effets peuvent être négatifs du fait de la capacité plus importante du gouvernement à réprimer le mouvement social lorsqu’il arrive à présenter celui-ci comme violent, d’autres enfin estiment que les résultats à long terme sont imprévisibles et variés.

Ensuite, il convient de prendre en compte la variable des dynamiques internes aux mouvements sociaux, entre sa frange radicale et sa frange modérée. S’il est certain que le dialogue entre ces deux franges partira toujours de désaccords sur les tactiques à employer, et donc que le conflit est foncièrement inhérent aux mouvements sociaux, la question est de savoir comment ce conflit est mis en médiation au sein du mouvement social. Un mouvement social qui organiserait sa démocratie de façon à reconnaitre la diversité des tactiques et l’existence de désaccords, mais qui permettrait à chacun·e de reconnaitre la légitimité et la complémentarité des actions d’autrui, pourra plus facilement éviter que le gouvernement ne catégorise le mouvement comme radicalisé (ou infiltré), le réprime et refuse toute concession.

Pour conclure, il me semble que les prises de position dénonçant l’infiltration du mouvement climat par des radicaux anticapitalistes – avec la confusion que cela amène entre idéologie et mode d’action – ont le mérite de faire apparaître deux constats importants, et deux débats nécessaires.

Le premier : le capitalisme est le régime économique dans lequel la propriété des moyens de production, donc la capacité d’action face aux enjeux climatiques, est essentiellement privée. Si l’on défend réellement une action climatique à la hauteur des enjeux actuels, peut-on encore faire l’impasse sur le fait de laisser les clés du dérèglement climatique à des acteurs privés mus par des intérêts de profit ? On constate en effet l’intensification de l’extractivisme et des désastres écologiques nés de la prédation du vivant au profit de la richesse de quelques-uns, et l’inégalité colossale de capacités d’actions sur le climat entre un agriculteur paysan et l’actionnaire majoritaire de TotalEnergies, gagnant de l’argent chaque fois que du pétrole est brulé. Ne pas poser la question serait nous priver de moyens de réfléchir et d’agir, face à l’urgence de la situation et l’immensité de la tâche.

Le second : si l’on n’est pas soi-même favorable à la désobéissance civile, à l’occupation et à la résistance climatiques, qui faut-il blâmer pour ces actions ? Les activistes ou les gouvernants, qui en ne prenant aucune décision significative à la mesure des enjeux, ont contribué à légitimer le message selon lequel l’action symbolique de masse ne suffirait plus ?

Malgré des années de sensibilisation et de mobilisations conventionnelles, malgré toutes les alarmes tirées, malgré tous les recours épuisés, nous continuons à foncer dans le mur et ni le monde économique, ni nos gouvernants ne prennent de décisions à même d’arrêter le bolide. Au contraire. Sauf le désespoir, le cynisme ou la résignation, il reste aux militant·es bien peu de voies de recours. Parmi elles, l’activisme, la désobéissance, la résistance climatiques. Qui semblent proportionnées, voire bien faibles en réalité, si l’on regarde en face l’incendie qui s’étend et les catastrophes qui s’annoncent.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY 2.0 ; photographie d’une marche climat, prise en septembre 2021 à Pittsburgh par Mark Dixon.)