Droits humains • Guerres et conflits
« Le Nicaragua est devenu une grande prison », Monica Baltodano, ancienne dirigeante de la guérilla sandiniste en exil
04.04.2024
La révolution a dévoré ses enfants. Au Nicaragua, le régime actuel de Daniel Ortega et de sa toute-puissante épouse, Rosario Murillo, s’attaque de plus en plus aux dissidents. Les anciens partisans sandinistes sont les premiers visés. A l’occasion de son passage en Europe, entretien avec Monica Baltodano, ancienne dirigeante de la guérilla sandiniste en exil.
Cet entretien et son introduction ont été réalisés par Alma De Walsche, membre de la rédaction de la revue MO*1. Il est paru en néerlandais le 9 mars 2024. Traduction en français réalisée par Jean-Paul Gailly, membre du collectif éditorial de Politique
Il fut un temps où Monica Baltodano était commandante du FSLN, le Front sandiniste de libération nationale. Ce mouvement de gauche révolutionnaire avait pris les armes dans les années 1970 contre le dictateur Anastasio Somoza. Et ce fut un succès. Le 19 juillet 1979, les sandinistes font leur entrée triomphale dans Managua, la capitale. Ils y installent le Gouvernement sandiniste de reconstruction nationale sous la direction de Daniel Ortega. Ernesto Cardenal, poète et théologien de la libération, devint ministre de la Culture. Lors des élections démocratiques de 1984, 63% des électeurs votent pour Ortega à la présidence. La même année, Philippe Moureaux, alors Ministre-président de la FWB, signe un accord de coopération culturelle en 1984 avec Cardenal. Six ans plus tard, cependant, Ortega dut céder la place à la dirigeante de l’opposition de droite, Violeta Barrios de Chamorro.
Dans les années qui suivent, de nombreux partisans du FSLN prennent leurs distances avec Ortega, en raison d’un désaccord avec l’orientation qu’il prend. C’est à leur initiative qu’est fondé le Mouvement pour le renouveau sandiniste. Celui-ci a pris aujourd’hui le nom de « Unamos Nicaragua », que l’on peut traduire par « Unissons nos forces pour le Nicaragua ». Bannie de sa patrie, Monica Baltodano mène l’opposition depuis le Costa Rica. À l’occasion d’un périple en Europe, nous avons rencontré Baltodano, qui n’a en rien renoncé à sa combativité et à son amour de sa patrie : « Ortega sent l’hostilité qu’il provoque et cela le rend anxieux ».
Un retour au pouvoir de plus en plus contestable
En 2007, Ortega devint à nouveau président, grâce au pacte qu’il conclut avec le libéral de droite Arnoldo Aleman et l’archevêque conservateur Miguel Obando y Bravo. En 2011 il fut réélu lors d’un scrutin qui suscita de nombreuses plaintes pour irrégularités et fraude électorale. Trois ans plus tard, il modifia la constitution de manière à pouvoir exercer un troisième mandat consécutif. En avril 2018 la population manifesta en masse dans la rue pour protester contre le pouvoir dictatorial. La répression de cette révolte fut extrêmement dure et occasionna près de 300 morts et 2000 blessés. Des centaines de manifestants se retrouvèrent en prison.
De nombreux sandinistes participèrent à cette protestation, souligne Baltodano. Lorsqu’ils ont vu la répression brutale et les assassinats de manifestants, des milliers de sandinistes ont rompu avec ce qu’ils refusent de nommer encore « sandinisme » pour parler plutôt « d’orteguisme ».
Lors des élections de 2021, beaucoup ont espéré un changement de régime. Ortega se trouvait sous une pression internationale, indique Baltodano, mais de manière surprenante, il a encore accru la répression.Tous les candidats de l’opposition aux élections ont été emprisonnés.
Ce qui avait subsisté de la société civile a été détruit. Les observateurs et journalistes internationaux n’étaient pas les bienvenus lors de ces élections. De plus, 80% des Nicaraguayens ayant le droit de vote n’y participèrent pas. Il y a un an, en février 2023, successivement 222 puis 94 prisonniers politiques et critiques du régime furent expulsés du pays. Parmi eux, d’anciens commandants sandinistes, des activistes des droits humains, l’écrivain et ancien vice-président Sergio Ramirez et l’écrivaine connue Gioconda Belli.
Ortega leur retira leur nationalité, confisqua leurs propriétés et saisit leurs indemnités de retraite. Les organisations pour les droits humains comme Amnesty International2 ont plusieurs fois dénoncé cette répression incessante. Un rapport récent des Nations Unies dénonce les crimes contre l’humanité commis par les autorités nicaraguayennes3.
Monica Baltodano, vous étiez commandante du FSLN, le Front sandiniste de libération nationale. Vous êtes aujourd’hui en exil, et vous qualifiez le régime d’Ortega de dictature. Comment caractériseriez-vous celle-ci ?
Monica Baltodano : Ortega mène une politique clairement capitaliste et néolibérale. Lorsqu’il a repris le pouvoir en 2007, c’était avec un programme entièrement néolibéral et sur base d’un pacte avec les dirigeants des entreprises : son allié était le Conseil national des entrepreneurs (COSEP). Les investisseurs étrangers ont été attirés par des conditions extrêmement avantageuses. La législation a été adaptée aux exigences du capital international.
La révolution avait nationalisé les mines, les plantations de bananes, et les plantations forestières. Ortega a complètement inversé cette dynamique. Aujourd’hui, près de 40% du territoire est donné en concession pour l’exploration et l’exploitation minières. Il a le soutien de puissants groupes financiers. Ceux-ci se moquent bien du fait qu’il ait été réélu inconstitutionnellement et qu’il enterre la démocratie.
Avec lui, ils peuvent faire des affaires. Ortega dépasse même ce que font d’autres gouvernements néolibéraux. Il a approuvé le CAFTA, Accord pour la liberté du commerce entre les États-Unis et l’Amérique centrale. Les États-Unis d’Amérique sont le premier partenaire commercial du Nicaragua, à raison de 60% de son activité commerciale. Ils ont installé des entreprises d’assemblage au Nicaragua, mais les salaires y sont au niveau le plus bas. Le FMI et la Banque mondiale ont salué la politique d’Ortega. Ses relations avec ces institutions sont excellentes, il a pu présenter d’excellents chiffres au plan macro-économique.
Il y a un an, en février 2023, successivement 222 puis 94 prisonniers politiques et critiques du régime furent expulsés. Parmi eux, d’anciens commandants sandinistes, des activistes des droits humains, des écrivains. Comment expliquez-vous cette chasse aux sorcières ? De quoi Ortega a-t-il peur ?
Daniel Ortega sait très bien qu’il est responsable de crimes contre l’humanité. Il a peur des sanctions et des procédures internationales qui pourraient le viser, s’il perd le pouvoir. C’est pourquoi il veut, coûte que coûte, rester au pouvoir et exercer un contrôle total sur toutes les institutions, y compris la Cour Suprême et la Commission électorale. On en est même arrivé à ce que, suite aux élections communales de 2022, toutes les communes reçoivent un exécutif « sandiniste ». Ortega prétend ainsi que 100% des électeurs ont voté pour ses partisans.
Au cours des deux dernières années, Ortega a fermé 27 universités, parmi lesquelles la renommée Université d’Amérique centrale. Il en est de même pour le Centre d’Amérique centrale pour les Formations en entreprise, l’Académie des langues, l’Académie des sciences, un grand nombre de collèges. Même les scouts ont été interdits. La Croix-Rouge internationale, les jésuites, et les franciscains, ont été expulsés du pays. Dans la foulée, Ortega a confisqué leurs propriétés. Immeubles, auditoires, centres de recherches, le patrimoine des archives : il a tout mis sous sa coupe.
La société semble encore moins libre aujourd’hui que sous le pouvoir du dictateur Anastasio Somoza, de 1974 à 1979.
Somoza utilisait la violence, mais il était confronté à une lutte armée. Daniel Ortega n’a en face de lui que des citoyens pacifiques et ses réactions sont beaucoup plus extrêmes. Le Nicaragua est vraiment et totalement soumis à la dictature. Tous les médias indépendants ont été fermés et leurs installations ont été saisies. Grâce à la collaboration financière du Venezuela, Ortega a acquis tous les canaux de télévision que ses enfants dirigent désormais… Les journalistes ne peuvent se réfugier que sur les réseaux sociaux, mais même là, leur espace d’expression est limité. Le régime est à ce point répressif qu’il s’attaque même à de proches collaborateurs, qui lui ont toujours été fidèles. Ainsi, il a interdit manu militari l’accès à la Cour Suprême à plusieurs juges. Il a tellement peur de son propre personnel, qu’Ortega a retiré le passeport à tous les généraux et fonctionnaires importants. Même pour les soutiens du régime en place, le Nicaragua est devenu une grande prison.
Entretemps la population, elle, vit dans la pauvreté. 60% doit se contenter de moins que le revenu de base et 80% de la population vit de l’économie informelle.
Depuis la répression de 2018, il y a eu un recul économique : certains capitaux étrangers ont quitté le pays. Ortega a déclaré le COSEP illégal. Par ailleurs, la pandémie a entraîné une récession économique de 5 à 6%. Ensuite, il y a eu un léger redressement, mais pour l’instant la croissance économique est faible. L’exportation de café, de viande, et d’autres produits de base stagne à un faible niveau.
En revanche, l’or est devenu le produit d’exportation le plus important. L’économie du pays est fondée sur l’exploitation des ressources naturelles. La plus forte source de revenus provient des transferts de membres des familles expatriés. Beaucoup de personnes émigrent, surtout à la campagne. Depuis 2018, 11% des Nicaraguayens ont ainsi quitté le pays.
Ortega contrôle aussi les statistiques ; personne ne leur fait confiance, sauf le FMI qui se concentre uniquement sur les chiffres macro-économiques. Les chiffres de la micro-économie, qui ont trait à la vie quotidienne des gens, sont complètement trafiqués.
Sur le plan social, nous nous trouvons dans une très mauvaise situation : l’enseignement est dans une situation catastrophique, la sécurité sociale est en faillite. Nous sommes quasiment le pays le plus pauvre d’Amérique latine, si l’on excepte Haïti.
Et Daniel Ortega continue pourtant à se présenter comme un militant de gauche anti-impérialiste…
Envers l’extérieur, Ortega continue d’utiliser un discours anti-impérialiste. Mais dans la pratique, il est le meilleur partenaire des États-Unis d’Amérique. Après la répression de 2018, les USA ont pris des sanctions contre certaines personnes au Nicaragua, mais celles-ci restaient plutôt symboliques.
Ortega est le meilleur gardien des flux migratoires de toute l’Amérique latine, voilà pourquoi les Etats‑Unis d’Amérique lui sont reconnaissants. La Défense travaille de manière clandestine avec les narcos et le crime organisé, les bateaux américains peuvent régler leurs affaires, sans difficulté, le long des côtes du Nicaragua. L’armée nicaraguayenne entretient d’ailleurs d’excellentes relations avec le Commandement sud des États-Unis (SOUTHCOM), composante de l’armée américaine.
Ortega agite le drapeau de la gauche vers l’extérieur, mais sa politique est néolibérale sur le plan économique et conservatrice sur le plan éthique. Même l’avortement thérapeutique, qui était un acquis de la révolution libérale de la fin du 19e siècle, a été interdit. Ortega a aussi supprimé le Commissariat de la Femme auprès duquel les femmes pouvaient porter plainte contre de mauvais traitements. Les organisations féminines font l’objet de menaces.
Parmi ceux qui critiquent le régime, tous n’estiment pas qu’Ortega mène une politique néolibérale et de droite. Plusieurs voix existent parmi les Nicaraguayens en exil.
L’opposition qui s’est manifestée, lors de la révolte de 2018, tenait principalement un discours d’opposition à la gauche. Ortega se serait transformé en dictateur parce qu’il est de gauche. De ce point de vue, tout est de la faute du sandinisme. Sans compter un courant d’extrême droite et ultralibéral : des personnes qui sont enthousiastes à propos de Javier Milei, le président argentin et de Donald Trump.
Une autre partie de l’opposition en exil, à laquelle j’appartiens, s’oppose à Ortega parce qu’elle est de gauche. Mais ce n’est pas facile de faire apparaître cette différence au sein des milieux de gauche, chacun ne voit pas la situation avec le même regard, même si une évolution se manifeste. Jusqu’à 2018, Le Forum de Sao Paulo4 (FSP) considérait Ortega comme une victime de l’impérialisme. L’année dernière, le FSP a cependant clairement pris ses distances.
De même, Pepe Mujica, l’ancien président d’Uruguay, partage notre vision. Gabriel Boric, le président du Chili a, dès le début, adopté une position critique à l’égard d’Ortega. Au Mexique, le parti Morena du président Lopez Obrador est divisé. Quant à Arevalo, le nouveau président du Guatemala, il a jugé que le régime Ortega est un régime autoritaire.
Quelle stratégie serait efficace pour atteindre un changement de régime ?
Pour mettre fin à cette dictature, il faut mettre au point plusieurs scénarios. Diverses initiatives ont été lancées, comme le groupe Monteverde5, qui rassemble diverses organisations et personnes afin de travailler à une stratégie à long terme. Par ailleurs, il y a aussi la « Concertation pour le dialogue et le consensus » qui rassemble plutôt les forces de l’aile gauche.
En Europe ou aux États-Unis d’Amérique, il y a aussi des courants qui critiquent la politique d’Ortega et appellent à constituer une opposition unifiée. L’objectif est de définir un agenda commun minimum, centré sur le rétablissement de la démocratie.
Je pense que nous devrions aussi parler de la nécessité d’un nouveau congrès constitutionnel. Ortega a lancé une série de projets qui doivent être validés sur le plan constitutionnel, par exemple la construction d’un canal interocéanique6.
Je considère qu’il faut une période de transition, comme on l’a vu au Chili après la dictature. Lorsque l’on sort d’une période de dictature, la transition ne peut être le fait que d’une coalition. Dans le cadre de ce consensus minimal, il n’y aura pas place pour des discussions sur les revendications féministes ou le rétablissement du droit à l’avortement. Ce sera à long terme, quand la démocratie aura été rétablie.