mobilité • Environnement
Le psychodrame « Good Move »
10.01.2023
Cet article a paru dans le n°121 de Politique (décembre 2022).
Alors reprenons. Toutes les villes font face au même problème. À force d’avoir, dans la deuxième moitié du XXe siècle, donné une priorité absolue à la voiture individuelle, on en paie aujourd’hui la facture. La ville est immobilisée, presque à toute heure, par les embouteillages, l’air est saturé par les gaz d’échappement de véhicules le plus souvent à l’arrêt, l’espace public est encombré par des automobiles qui sont pourtant inutilisées la plus grande partie du temps, les véhicules vraiment prioritaires – personnes âgées ou handicapées, petits entrepreneurs insérés dans le tissu urbain ou qui fournissent des services aux particuliers (dépannage, livraisons) – n’arrivent ni à circuler ni à se garer, les bus et les trams sont englués dans la circulation et ne remplissent plus correctement leur mission de service public.
Singularité bruxelloise : les « pauvres » habitent encore au cœur de la ville, tandis qu’ailleurs ils ont le plus souvent dû s’exiler dans des banlieues périphériques sans âme. Or, c’est surtout dans les quartiers populaires du centre et de la première couronne que ces nuisances pourrissent la vie des gens : la congestion automobile y est la plus forte, l’air le plus pollué, l’espace public le plus encombré alors que, dans ces quartiers, les rues sont plus étroites, les jardins privés plus petits – quand il y en a – et les espaces verts plus rares.
Good Move est un plan ambitieux. C’est bien la moindre des choses face à l’urgence climatique. Il fut mis en place par le précédent gouvernement bruxellois (sans les Verts) pour reprendre le contrôle du développement urbain en inversant une tendance lourde. Ses premières mesures ont déjà toutes été testées dans d’autres villes, à la satisfaction générale : la « ville 30 » (vitesse réduite partout à 30 km/h, sauf quelques axes importants), la LEZ (low emission zone) interdisant la circulation d’anciennes voitures diesel trop polluantes, la réduction des possibilités de parking sur la voie publique et, aujourd’hui, la mise en place progressive de 50 « mailles apaisées » devant éviter le trafic de transit dans les quartiers densément habités.
Et c’est là que ça cale. Pour qui se veut de gauche aujourd’hui, il importe de veiller à « accorder le rouge et le vert », soit de s’assurer que toute mesure environnementale n’aura pas d’impact négatif sur le plan social. De ce point de vue, certaines mesures passées ont fait grincer des dents : la LEZ envoie à la casse des voitures qui roulent encore parfaitement, alors que certains de leurs propriétaires n’ont pas les moyens de la remplacer, tandis que la hausse des prix du parking en rue s’applique indifféremment aux petits et aux gros revenus. Mais les quelques protestations contre ces mesures ne furent rien au regard des véritables insurrections locales que l’entrée en vigueur des premières « mailles apaisées » (Cureghem, Schaerbeek) a provoquées, obligeant les autorités communales à tout suspendre en panique.
Apaisement ?
Or, contrairement à d’autres mesures, les « mailles apaisées » n’ont objectivement aucun impact social négatif. Leur seul inconvénient, tout à fait mineur, est d’allonger de quelques minutes les trajets en voiture à l’intérieur de la maille. Mais cet inconvénient aurait été largement compensé par la disparition du trafic motorisé de transit, tout en rendant l’espace public plus sûr et donc plus convivial. Un véritable gain dans les quartiers populaires où peu de ménages disposent d’un espace extérieur privé.
Pas d’impact social, mais peut-être un impact démocratique ? C’est vrai, pour aménager ces mailles, on n’aura pas consulté le lobby des propriétaires de SUV et de voitures de société qui ne sont de toute façon pas prêts à renoncer au moindre de leurs privilèges pour combattre le réchauffement climatique. Mais ceux-là n’habitent pas dans les mailles concernées qu’ils ne font que traverser. Dans ces mailles, plus de la moitié des ménages ne possèdent pas de voiture. Et pourtant, on pointe partout un déficit de consultation : on n’aurait pas « co-construit » les projets avec la population locale. Il semble pourtant que, par comparaison avec d’autres processus de concertation, celui-ci ne fut pas le pire, malgré un confinement de deux ans qui n’a pas aidé. Mais aujourd’hui, le résultat est là : pour ce qui est de l’apaisement, c’est loupé.
Fracture culturelle
Et si l’explication était ailleurs ? Ni déficit social ni déficit démocratique, mais fracture culturelle ? Je risque une hypothèse. La toute fraiche hégémonie apparente de l’écologie urbaine est portée par une population bien typée que le magazine néerlandophone bruxellois Bruzz met régulièrement en scène : jeune, créative, multilingue, sans charge de famille, anticonformiste et sexuellement émancipée, ayant rompu avec les modèles consuméristes qui continuent à fasciner les milieux populaires, lesquels se retrouvent du coup ringardisés par des artistes et des lanceurs de start up qui roulent à vélo et sont les incarnations sympathiques de l’urbanité postmoderne.
Bref, la caricature du « bobo ». Oui, le trait est forcé. Il vise juste à attirer l’attention sur ceci : consulter la population, ce n’est pas qu’une affaire de technique. Les « mailles apaisées », ce n’est assurément pas de l’écologie punitive. Mais toutes les patientes démonstrations logiques, comme celle qui précède, ne suffiront pas à rendre cette écologie désirable dans les quartiers populaires qui en seraient pourtant « objectivement » les premiers bénéficiaires.
Si de telles mesures n’émanent pas « d’en bas », elles risquent d’apparaître comme une nouvelle forme de paternalisme de la part de ceux « d’en haut » qui savent toujours tout mieux. Ce sera comme une greffe qui ne prendrait pas, et ce rejet serait dramatique.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA ; photo de voitures près du tunnel Botanique, prise en septembre 2021 par Inter-Environnement Bruxelles.)