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L’écosocialisme à la preuve des luttes

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À l’occasion de la sortie aux éditions Textuel de Luttes écologiques et sociales dans la monde, dirigé par Michael Löwy et Daniel Tanuro, Politique a choisi de s’interroger sur l’option écosocialiste. Au confluant de la critique des inégalités sociales et des destructions environnementales, elle propose de refonder l’unité de la gauche autour de l’anticapitalisme, de l’écologie et d’une pratique ambitieuse de la démocratie. Programme séduisant et qui a le mérite de s’appuyer sur toute une série d’expériences pratiques, réalisées partout dans le monde au cours de ces dernières décennies.

L’introduction du livre est pour le moins déprimante : elle revient, chiffres à l’appui, sur l’état dramatique de la planète et en particulier sur la crise climatique et environnementale. Le mot « crise » n’est sans doute pas le plus adapté ; celui-ci évoque un pic, un moment charnière, alors que la situation actuelle dure et a tout d’une longue agonie. M. Löwy et D. Tanuro tapent juste : aujourd’hui, ce n’est pas une idéologie révolutionnaire qui nous exhorte de combattre le capital mais bien les résultats d’une myriade de recherches et d’études scientifiques. Comme le notait déjà Francis Dupuis-Déri, dans un entretien qu’il nous a récemment accordé, les mobilisations climats se font d’abord au nom d’une science qui transcende les catégories contestataires classiques[1.Lire la fin de F. Dupuis-Déri, « Il existe, en Belgique, une tradition de grève à l’école », Politique, n°118, décembre 2021.]. C’est dans l’éventail des solutions que l’anticapitalisme intervient.

Mais les auteurs s’inscrivent tout de même dans un croisement d’influences politiques, qui va d’un marxisme hétérodoxe[2.Et qu’on peut même décrire comme d’historiques courants trotskystes.] à des sensibilités libertaires en passant par l’écologie radicale. Et c’est justement cette richesse d’inspirations qui fait toute la force de l’ouvrage : évitant de tomber dans le « catalogue d’expériences », il propose une série de points de vue très différents. La lectrice[3.Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.] découvre aussi bien la résistance des peuples indigènes en Amérique du Sud que le combat d’un syndicaliste dans les méandres de la bureaucratie européenne. Chaque lutte, si elle se développe sur son propre terrain, est à l’intersection du combat social et environnemental, et parfois d’autres encore. Il arrive bien sûr que leurs logiques s’opposent et les différentes autrices en profitent justement pour explorer ces contradictions plutôt que de nous offrir une vision faussement idyllique. L’antagonisme présent dans l’expression « fin de mois contre fin du monde » est-il indépassable ?

En Belgique : autogestion et isolation thermique

Un chapitre, rédigé par Denis Horman et Daniel Tanuro, se concentre sur le combat des syndicalistes de « la Discipline »[4.Du nom de la rue où se trouvait leur entreprise.] et sur leur tentative échouée de bâtir, à travers une reconversion arrachée de haute lutte, une entreprise publique d’isolation au tout début des années 1980. L’histoire de ces ouvrières carolorégiennes est exemplaire de celle de l’effondrement industriel wallon et des vagues de délocalisation qui ont frappé le Sud du pays. Travaillant dans le secteur de la verrerie, les travailleuses de « la Discipline » se sont vigoureusement opposées, tout au long des années 1970, aux velléités d’un grand groupe, BNS-Gervais-Danone, qui organisait à son profit la casse du secteur et la fermeture de ses sites en Belgique.

Leurs luttes ont été, plusieurs fois, victorieuses, notamment, nous disent les deux auteurs, grâce à une pratique de l’autogestion qui a soudé le mouvement et entretenu la solidarité entre les grévistes et les occupantes. La principale concession obtenue est une promesse de reconversion vers une entreprise publique d’isolation ; celle-ci, la Setir, verra bien le jour mais sera méthodiquement torpillée par les pouvoirs politiques et bureaucratiques, fédéraux et wallons. Les partis au pouvoir, notamment chrétien-démocrate et socialiste, sont alors déjà convaincus que l’avenir est au partenariat avec le privé et certainement pas à la constitution de nouveaux pôles publics.

Cette tentative incarne une vraie occasion manquée d’anticiper le défi climatique et de bâtir une politique publique d’isolation volontariste. Elle marque aussi, presque symboliquement, cette gestion hégémonique de la « solution privée » contre la gestion publique, soutenue depuis des décennies non seulement par les partis de droite mais aussi… ceux de gauche. Cette lutte a en tout cas été un parfait exemple de croisement des intérêts ouvriers, de la puissance de la démocratie syndicale et de l’importance des enjeux écologiques naissants. La reconversion nécessaire d’une partie de l’économie ne pourra jamais se penser contre les travailleuses, mais seulement avec elles et à leur bénéfice.

Et ailleurs : déforestation, pollution, Premières Nations…

Les différents articles de l’ouvrage emmènent la lectrice d’un bout du monde à l’autre. S’il est bien sûr impossible d’appliquer partout les mêmes méthodes, en ignorant les contextes locaux, les autrices nous montrent que le problème, lui, est bien global et que les « crises » sociales et environnementales font partie d’une trame mondiale. Les solutions doivent donc se penser, elles aussi, en réseaux, et les luttes locales doivent être vues comme un ensemble de fils formant un motif général.

L’importance du combat des Premières Nations et des luttes indigènes traverse de nombreuses contributions. Dans plusieurs parties du monde, le capitalisme en marche détruit une nature qui n’est pas faite de sanctuaires dépeuplés mais bien d’un ensemble de lieux de vie. Les projets agricoles de culture, souvent de monocultures, intensives, ne rasent pas seulement des forêts mais empiètent et dévastent des territoires humains, habités, parfois ancestraux. Le marché demeure un puissant agent colonial, arrachant ou monopolisant des terres déjà volées au cours des siècles passés et prétendant les utiliser pour maximiser toujours plus de profit.

Dans les pays bordant l’Amazonie, la situation est sans doute l’une des plus catastrophiques : alors que le réchauffement climatique s’intensifie et que ses effets sont chaque année plus sensibles, on continue de brûler et de couper massivement. Plusieurs chapitres y sont consacrés, notamment ceux d’Arlindo Rodrigues et de Mathieu Le Quang. Les peuples indigènes ont beau s’y opposer, arrivant parfois à internationaliser le problème, rien n’a changé. Au Brésil, le Parti des travailleurs (PT) de Lula ne s’est pas départi de la logique productiviste et les rares avancées obtenues ont été balayées par le gouvernement violemment néolibéral de Jair Bolsonaro qui lui a succédé. L’Amérique latine apparaît, à bien des égards, comme un laboratoire où plusieurs mouvements – altermondialiste, écologiste, citoyen, indigène, féministe – ont ensemencé et dont les victoires comme les défaites peuvent nous inspirer.

Au Canada, nous explique Marc Bonhomme, ce sont les grands projets énergétiques qui sont entrés en conflit avec la politique « d’ouverture » du Premier ministre Justin Trudeau. Un projet de gazoduc, devant traverser le territoire de plusieurs Premières Nations, a mis le feu au poudre, entraînant des blocages ferroviaires et relançant le débat sur l’indemnisation des concernées. Aux Philippines, raconte Marijke Colle, ce sont les préservations de semences non brevetées et de l’indépendance des agriculteurs qui sont mises en avant ; au milieu des intérêts financiers, salivant sur l’exploitation d’huile de palme. Du piquet à la banque de diversité biologique, les moyens de la lutte sont infinis.

Le rôle des syndicats

Une autre grande question posée dans le livre est celle du rôle des syndicats. En effet, ceux-ci sont d’abord attachés à la défense des travailleuses mais commencent, également, à intégrer les enjeux climatiques et environnementaux à leur réflexion et revendications. Parfois, cela ne se fait pas sans frictions. Dans l’exemple donné par Patrick Bond, sur l’Afrique du Sud, les syndicats de mineurs et de l’industrie pétrolière sont par exemple dans une posture complexe, reconnaissant l’importance des énergies renouvelables mais s’opposant parfois frontalement aux associations les plus anti-fossiles. Il s’agit au fond d’un vrai problème d’identité, qu’on retrouve aussi, par exemple, avec les syndicats de travailleuses du nucléaire : comment s’opposer à une politique extractiviste dont dépend précisément l’emploi des syndiquées ? Et alors que les reconversions souvent mal vécues ou mal pensées, par des travailleuses qui sont brusquement sommées de changer de métier et de reprendre des cycles de formations parfois pesants…

À l’autre extrême, on trouve une position courageuse et surprenante, décrite par Asbjørn Wahl : celle d’un syndicaliste représentant les transporteuses et conscient qu’une baisse des échanges est nécessaire pour atteindre la fameuse « neutralité carbone » fixée comme objectif par les plans climatiques européens. Bien sûr, les travailleuses ne sont pas oubliées, les formes de transports alternatifs et moins polluants créeront aussi de l’emploi. C’est un des points clefs de la transition écologique qui semble souvent négligé : la mise en place de nouveaux secteurs d’activités, créant des postes quand d’autres sont appelés à disparaître. L’intégration de cette dimension différencie le Green New Deal proposé par la gauche démocrate américaine au Green Deal des instances européennes ; la première s’accompagne d’un vaste programme d’embauche et d’investissement public visant à créer des emplois dans les secteurs verts, alors que la seconde repose sur un modèle de marché (de l’emploi qui doit s’auto-réguler, du carbone qui crée un « droit payant » à polluer, etc.).

L’ouvrage évoque aussi, sous la plume de Laurent Vogel, la passionnante et terrible histoire de la lutte contre la pollution industrielle au mercure, au Japon, à partir des années 1950. Dans ce cas, c’est la dimension écologique du combat qui va décloisonner les syndicats et permettre aux travailleuses de s’opposer directement à leur employeur, en décrivant notamment des faits de pollution répétés et conscients, aux conséquences sanitaires désastreuses. Quid en Belgique ? Certes les grands syndicats ont une position plutôt progressiste sur les enjeux environnementaux – en soutenant par exemple les marches climats ; mais ces enjeux ne sont pas pensés comme faisant partie des prémices de leur action, au même titre que la défense des travailleuses. C’est un chantier, titanesque, qui doit encore s’ouvrir sur l’équilibre déjà évoqué.

Vive l’écosocialisme ?

L’écosocialisme va devenir, dans les années qui viennent, un grand thème de débat dans la société belge, au moins francophone. Il est de notoriété publique que le président du PS Paul Magnette défend un repositionnement de son parti sur cette ligne et prépare même un livre sur la question[5.Lire G. Gressani, « Comprendre l’écosocialisme, une conversation avec Paul Magnette », Le Grand Continent, 6 septembre 2021.]. L’aile gauche du parti Ecolo pourrait également se retrouver dans un programme mêlant justice sociale et lutte environnementale ; et le PTB, s’il met l’accent sur la dimension sociale de son programme, y intègre également une lecture écologique qui le rapproche de cette ligne. Politique n’a pas manqué d’explorer cette option dans à la suite de nos questionnements sur la crise de la social-démocratie[6.Lire notamment, V. Witsel, « Fin du monde ou fin du capitalisme ? », Politique.be, 27 janvier 2022.].

Reste à voir si l’écosocialisme pourra en effet fédérer, soit la gauche gouvernementale, soit toute la diversité des militances sociales et environnementales. En sortant de l’ouvrage de M. Löwy et D. Tanuro on a en tout cas l’impression qu’il en a le potentiel. Reste cette tendance des groupes contestataires à s’étiqueter et à se diviser autour de questions théoriques et stratégiques qui semblent souvent surjouées. L’action a le mérite de dépasser toutes les batailles verbeuses – et l’action peut aussi passer par la parole et la diffusion des idées. On reconnaît en tout cas à l’ouvrage la qualité d’avoir ouvert son spectre à de larges pans de la gauche sociale et écologique.

Si on peut regretter l’inégalité des différentes notices, un regard parfois très partisan, qui paraît décomplexifier quelque peu les contextes, et un sommaire très masculin, l’ouvrage reste une superbe entrée en matière. Rarement la collection des éditions Textuel, « Petite encyclopédie critique », aura mieux porté son nom ; un livre nous ouvrant la voie d’une multiplicité de cas pratiques, de luttes concrètes, de solutions arrachées et de combats difficiles. Mais avec l’impression renouvelée que si le capitalisme s’impose international, la solidarité n’en a pas moins le même pouvoir !

(Imagine de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; reproduction d’une carte postale représentant une grève de verriers à Manage en 1910, autrice inconnue ; la couverture de Luttes écologiques et sociales dans la monde demeure sous copyright des éditions Textuel et est utilisé ici à titre illustratif.)