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Les mots (et maux) de la diversité européenne

10 SEPTEMBRE 2019 : URSULA VON DER LEYEN PRÉSENTE SA COMMISSION EUROPÉENNE
DONT LE PORTEFEUILLE À LA « PROTECTION DE NOTRE MODE DE VIE EUROPÉEN »

Chronique « européenne » publié dans le n°110 de POLITIQUE (décembre 2019)

Pas encore installé mais déjà bousculé, le nouveau collège de la Commission européenne se dévoile, non sans quelques heurts : trois candidats commissaires recalés, dont le premier choix du président français, des portefeuilles à l’ampleur contestée et un intitulé polémique du portefeuille du commissaire grec.
Parlons-en de cette polémique aux dimensions linguistiques, sémantiques et politiques. Que diable recouvre l’expression « protéger notre mode de vie européen » ?
Étonnamment, la problématique linguistique est souvent occultée dans le commentaire politique européen qui tend à considérer la traduction en français, certes validée officiellement, pour acquise. Pour autant, les expressions traduites peuvent parfois prêter à confusion et ne pas révéler le même sens dans toutes les langues.
Principes de base de l’analyse de discours : « qui énonce » et « d’où le locuteur parle-t-il ? ». C’est à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, que revient la charge de définir et distribuer les portefeuilles du collège. On peut donc légitimement supposer que l’intitulé a été créé en allemand : « Schützen, was Europa ausmacht ». Et dans cette langue, il signifie « protéger ce qui fait l’Europe », dont la portée n’est pas équivalente à la traduction française ou anglaise du « mode de vie européen ».
Cette précaution linguistique mise à part, la dimension sémantique n’est pas résolue pour autant : qu’est-ce qui fait l’Europe et qui nécessite d’être protégé, et contre quelle (supposée ou réelle) menace ?
Un indice ? La lettre de mission (en anglais) du poste associe spécifiquement trois problématiques : protection du mode de vie européen, sécurité et migration. Difficile d’y voir autre chose que la confirmation d’une Europe forteresse, hérissée contre une menace finalement bien plus définie que l’intitulé ne le laissait supposer… Et il ne s’agit pas ici de défendre les droits sociaux face à la concurrence agressive du marché chinois ou des tentatives de guerre commerciale américaine.
Dans une carte blanche rendue nécessaire par l’émotion ainsi suscitée, la présidente précise ses intentions en s’appuyant sur les valeurs européennes énoncées dans l’article 2 du Traité sur l’Union européenne : État de droit, droits humains, démocratie, égalité, tolérance, solidarité… Mais l’imprécision de l’intitulé nuit au débat et ouvre la voie à des interprétations plus fallacieuses des valeurs européennes.
Elle offre du grain à moudre aux discours identitaires fondés sur des racines prétendument chrétiennes de l’Union européenne.
En français comme en anglais, le « mode de vie européen » est loin d’être un concept opératoire. Il risque de connaitre le même sort que le « modèle social européen ».
Au départ reconnu et mobilisé dans les textes européens au singulier, il a été soumis à une bataille rangée des idées, pour finir par être remplacé par la « diversité des modèles sociaux européens ». Serait-ce l’avenir qui attend le «European way of life» ?
Ursula von der Leyen a finalement reformulé le portefeuille incriminé : la protection a cédé la place à la promotion. Mais la lettre de mission qui associe les trois domaines politiques, elle, n’a pas changé.