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L’extrême droite est le symptôme d’une société

Capture d’écran (350)
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Le « Dimanche noir » du 24 novembre 1991 fut comme un électrochoc. Le 8 février 1992 à Anvers, au Théâtre de la Ville débordant de monde, toute la gauche flamande et le monde culturel se mobilisent à l’appel de Charta 91 sous le mot d’ordre : « Charta 91 relève le gant ».

Cet article a paru dans le n°111 de Politique (mars 2020).

Charta 91
Le 24 novembre 1991, le premier « Dimanche noir », qui vit la première percée électorale du Vlaams Blok, fut un véritable cataclysme pour toute la part progressiste de la société flamande. Trois figures de la génération 1968, Paula Burghraeve, Eric Corijn et Paul Verbraeken, prirent alors l’initiative de lancer un contre-feu. Ce fut Charta 91, qui fut à la base d’une mobilisation extraordinaire du monde intellectuel et artistique. Le jour de son lancement, le Théâtre de la Ville à Anvers était rempli à ras bord.
Les directions des centres culturels prirent l’initiative de faire placarder dans leurs bâtiments et dans toute la Flandre une affiche où l’on pouvait lire : « Là où le racisme commence, la culture finit ». Le mouvement fut largement soutenu, y compris financièrement, par des centrales syndicales. Ses pin’s et ses t-shirt se vendirent comme des petits pains. Charta 91, ce n’était pas seulement un mouvement contre l’extrême droite. Pour ses protagonistes, le Vlaams Blok était le symptôme d’une société et d’une certaine manière de faire de la politique. Le mouvement imposa le garde-fou du « cordon sanitaire », popularisa le constat de la « coupure entre la politique et le citoyen », appela à une « nouvelle culture politique ». Par la suite, ces derniers concepts furent habilement récupérés par le VLD de Verhofstadt, dans sa lente ascension vers le pouvoir qui se concrétisa en 1999. Puis, au fil des années, la belle aventure de Charta s’étiola dans le ventre mou de la Flandre profonde, tandis que le Vlaams Blok, avant sa mutation en Vlaams Belang en 2004, mordait sur l’électorat populaire des autres partis. Ceux-ci se sentirent obligés, pour contenir l’hémorragie, d’épouser son style et certaines de ses thèses. Le Blok gagna les élections de 1995. Puis celle de 1999. Et enfin, les communales d’octobre 2000. Rien de neuf sous le soleil. C’est à ce moment-là que Paul, Eric et Paula publient ce texte lucide et désespéré. Dans son numéro de décembre 2000, Politique en assure la traduction. Neuf ans après l’événement qui l’a fait naître, le mouvement qu’elle et ils ont initié est à bout de souffle. Le mal était trop profondément enraciné pour qu’on puisse en venir rapidement à bout.
Le lien vers le manifeste de Charta 91.
HENRI GOLDMAN

Encore une victoire électorale du Vlaams Blok ! Et difficile de camoufler le désarroi, voire le découragement chez tous ceux qui avaient espéré que, cette fois-ci, le vent tournerait. Nulle part, les mesures politiques n’ont pu faire reculer le Blok. Et la théorie d’un plafond sociologique qui aurait été atteint se trouve invalidée. La réaction des autres partis politiques à ce succès électoral est étonnamment tiède. Les uns s’en tiennent à quelques slogans ou concepts nouveaux (tels le « degré d’aigreur » ou le « trou dans la haie »).

D’autres se déclarent soulagés parce que le Blok n’a conquis la majorité absolue dans aucun conseil de district à Anvers ou parce qu’il a reculé de 0,1 % à Liedekerke et de 0,9 % à Vilvorde. D’autres encore, comme le VLD d’Anvers, en déduisent la nécessité d’un virage à droite plus marqué : politique de sécurité plus voyante, plus de répression, tolérance zéro, politique d’asile plus sévère. Ou souhaitent remettre en discussion le « cordon sanitaire », ou envisagent de supprimer l’obligation de vote. Tout cela, bien sûr, pour être « plus à l’écoute des gens ». Ces propositions, on les a déjà entendues en 1991, en 1994, 1995 et jusqu’à l’année dernière. Mais personne ne se risque vraiment à expliquer pourquoi le Vlaams Blok, dix ans après sa percée de 1991, se renforce à tous les coups. Ce que nous devons pouvoir éclaircir, c’est pourquoi l’extrême droite continue à croître en Flandre, alors qu’elle reflue sur le terrain politique à Bruxelles et en Wallonie. L’analyse n’est pas simple. Bien sûr, l’ultradroite reste présente partout en Europe, quoiqu’affaiblie ou divisée dans d’autres pays. Bien sûr, De Winter et consorts excellent dans l’art de la communication où ils font beaucoup mieux que leurs congénères francophones. Mais le Blok triomphe même là où il est en crise (comme à Malines), même là où il ne dispose pas de cadres. Il y a aussi l’avantage de la durée : plus l’électorat du Blok gonfle, plus son programme est repris par les autres et plus il peut compter sur la
médiatisation, plus sa crédibilité augmente et plus il est facile de faire sauter le tabou du vote d’extrême droite.

Ajoutons la kyrielle des motivations particulières des racistes, fascistes, conservateurs chrétiens, séparatistes flamingants et laissés pour compte du bien-être qui s’expriment par le vote en faveur du Blok. Des motivations qui n’ont jamais vraiment fait l’objet d’un examen scientifique sérieux. Mais ce succès ne peut pas s’expliquer à partir de quelques phénomènes marginaux, ni par les caractéristiques particulières du parti, ni par les irritations que toute vie sociale complexe induit inévitablement (les déjections canines, les vols à la tire ou les embouteillages) et qui alimenteraient le vote protestataire. Il faut rechercher les conditions sociales spécifiques qui favorisent le développement du Blok en Flandre. Elles nous livreront la clé de son succès. Et, en même temps, de la faillite de ses opposants. Notre thèse centrale n’a pas changé : le Vlaams Blok est le symptôme de la Flandre. Il n’est pas un « corps étranger » ou un « épiphénomène ». Il incarne une forme spécifiquement flamande de l’extrême droite, qui fait corps avec la manière dont la société flamande a pris forme. Sans un retour critique sur l’idéologie dominante en Flandre, la résistance à l’extrême droite conduira chaque fois aux mêmes déceptions.

« L’identité flamande »

L’histoire « flamande » se caractérise par une succession d’occupations étrangères et par une longue période de « colonisation interne » par une bourgeoise francophone du cru. Cette situation s’est prolongée jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En outre, jusqu’au début des années 1960 et à quelques exceptions près, la Flandre est restée une société agraire dominée par une culture catholique paternaliste. Elle constituait un terreau fertile pour l’antisocialisme, pour l’autoritarisme des années 1930, pour la collaboration pendant la Guerre et pour « l’État-CVP ». L’industrialisation de l’après-guerre se distinguait par une combinaison de trois éléments : des investissements du capital étranger, des investissements du « capital belge » – incarné longtemps par une Société générale sans un seul administrateur flamand – et une accumulation primitive de capital par une bourgeoisie flamande. Pour la première fois apparaissait une bourgeoisie avec un soubassement culturel flamand. Ce furent surtout les PME qui profitèrent de l’internationalisation de l’économie, de la concurrence internationale et d’une frénésie de reprises. La nouvelle industrialisation a récupéré à son profit la tradition anti-urbaine, le paternalisme des relations sociales et une éthique conservatrice du travail. Cette mentalité servit de base au nationalisme officiel qui devait inspirer la réforme de l’État. Une « identité flamande » fut édifiée, où se manifestait sans retenue, en point d’orgue, l’aversion provinciale à l’égard des métropoles urbaines. Le refus de « Bruxelles » comme centre de pouvoir allait de pair avec le refus du cosmopolitisme, du multilinguisme, des « influences étrangères », de la culture urbaine. Sur cet arrière-fond, la société a connu une transformation rapide, avec une industrialisation du secteur agricole à travers laquelle la campagne et les villages se fondirent insensiblement en une seule grande banlieue, se transformant en petites villes somnolentes, même pas conscientes de la mutation qu’elles subissaient.

Le localisme put s’appuyer sur le règne de bourgmestres qui peuplaient aussi les parlements et les gouvernements. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le gouvernement flamand se fit longtemps remarquer par sa langue de bois d’hôtel de ville et par son absence de toute vision prospective. Ce manque d’ouverture se camouflait derrière un nationalisme mercantile et culturel très spécifique, traduit dans une idéologie confuse aux relents revanchards (« ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux » et la plainte persistante sur les « flux flamands vers la Wallonie »). Il n’est pas étonnant que la société flamande, dans les enquêtes comparatives sur les valeurs, semble plus raciste, plus anxieuse, plus fermée à l’étranger, plus laborieuse. Une image où dominent, derrière toutes les belles paroles sur les valeurs et les normes, la morale du travail et l’âpreté au gain, et où l’anti-intellectualisme et le populisme donnent le ton. Cette édification d’un nouvel « État-nation » est, sur deux points au moins, en porte-à-faux par rapport aux mutations en cours. En premier lieu, l’accélération du processus de mondialisation : l’intégration du marché mondial met à mal l’identité, quelle qu’elle soit. En second lieu, il y a le démantèlement de l’État social, qui fondait l’intégration sociale sur la participation de tous aux fruits de la croissance et sur les services publics.

Là-dessus se greffe, depuis la fin des années 1970, un discours néolibéral violemment individualiste et de plus en plus dominant, attaquant de front l’État-providence et l’intervention des pouvoirs publics. Le Premier ministre actuel[1. Il s’agit à l’époque de Guy Verhofstadt (NDLR).] a été pendant plus de quinze ans la figure de proue de ce courant. C’est ainsi que Verhofstadt a su convertir en standard éthique l’égoïsme de la nouvelle classe moyenne, qui s’est dotée d’une nouvelle culture hédoniste de consommation et d’une nouvelle morale de la compétition économique. Ainsi, l’exclusion sociale est ramenée à un problème d’adaptation. Et peut s’approfondir la privatisation de la vie en société. La percée néolibérale a coïncidé avec le long ralentissement de la croissance économique. Sous une pression idéologique permanente et sous le poids d’une dette publique belge gigantesque, les gouvernements ont mené pendant près de vingt ans des politiques d’austérité. D’autres solutions pour réduire la dette et atteindre les normes (au demeurant étonnantes) de Maastricht furent, compte tenu des rapports de forces, considérées a priori comme impraticables. Par exemple, furent disqualifiées et ridiculisées les propositions d’établir un impôt sur les grosses fortunes, et ce avec la participation active de la plupart des journalistes. Modération salariale et économies budgétaires furent idéologiquement traduites par « la nécessité de préserver la capacité concurrentielle » et par « la pression de l’Europe » pour les présenter comme inéluctables. La politique menée aboutit, par delà les Communautés, à l’érosion de l’État-providence.

Les différents accents et nuances du discours dominant se combinaient pour former une image minimisant la portée idéologique de la responsabilité politique des autorités et de la responsabilité individuelle des hommes politiques, tandis que chacun était appelé à assumer pleinement la responsabilité individuelle de ses propres conditions de vie. Ainsi, les autorités ont miné leur propre position et les hommes politiques ont accrédité le fait qu’ils n’avaient guère de prise sur le cours des choses. De plus en plus de gens ont bien compris ce message. Aidés par les dysfonctionnements, aidés par les médias qui essaient de survivre dans un climat de concurrence inexorable, aidés par une police et par une justice qui n’arrivent pas à satisfaire les exigences d’une région métropolitaine moderne, beaucoup de gens finirent par être convaincus de vivre dans un monde de gangsters. Paradoxalement, on a à la fois le sentiment d’une insécurité accrue et celui de pouvoir enfreindre impunément la loi. Le plan de sécurité du ministre Verwilghen[2. Marc Verwilghen, ministre de la Justice dans le gouvernement Verhofstadt (NDLR).] se concentre sur la criminalité de rue mais laisse de côté la corruption, la fraude fiscale, le blanchiment d’argent, etc.

La croissance du Vlaams Blok

Voilà donc le contexte dans lequel le Vlaams Blok s’est développé. Une idéologie dominante qui revendique l’autonomie, fondée sur l’identité, dans un contexte de mondialisation, de dérégulation, de privatisation et de commercialisation croissantes. Le thème sur lequel la percée du Blok s’est réalisée est celui des « étrangers ». D’abord, il s’agissait des Marocains et des Turcs, puis vinrent les Noirs et les Européens de l’Est. Et, par extension, « étranger » fut aussi le Wallon qui dilapidait l’argent flamand, l’homosexuel·le avec son comportement contre nature, le « gauchiste » (Pour l’occasion, Agalev[3. Anders gaan levenvivre autrement »), ancien nom du parti écologiste flamand Groen (NDLR).] se trouve rangé à l’extrême gauche.)

Dans un contexte urbain, le programme du Blok a pu être synthétisé en néerlandais par les quatre V : Vreemdelingen (« étrangers »), Veiligheid (« sécurité »), Vuiligheid (« saleté ») et Verloedering (« délabrement »). En ajoutant pour l’usage général un cinquième V incontournable : Vlaanderen (« Flandre ») avec en sous-titre Eigen Volk Eerst (« notre propre peuple d’abord »). La grande force de cet argumentaire réside dans la figure du bouc émissaire. C’est une technique éprouvée pour assurer la cohésion d’un groupe, une technique à laquelle les responsables flamands de la réforme de l’État ont eu sans cesse recours et sur laquelle l’homme de la rue flamand s’est rué avidement, tout heureux qu’il ne puisse rien lui être reproché. L’histoire culturelle « flamande », l’industrialisation tardive sous la pression internationale, l’offensive néolibérale, les économies, tous ces éléments se retrouvent dans une culture qui se soumet complètement aux lois de l’enrichissement rapide. Cette culture reporte le poids de tout ce qui ne va pas sur l’autre, sur l’étranger. Entretemps, on reste imperméable à l’autocritique et on garde le cap sur l’autosuffisance et le succès (commercial) rapide. Cette mentalité peut expliquer pourquoi le Vlaams Blok compte tellement de cadres qui sont à peine capables de trouver leurs mots. En fin de compte, beaucoup de BV (les bekende Vlamingen, ces « Flamands connus » que la plupart des partis avaient racolés pour leurs listes) vendus comme « près du peuple », et même des dirigeants de premier plan ne sont pas si différents.

Ici, les médias jouent un rôle de premier plan. Ce sont eux qui élèvent un récit, un style et une forme d’intelligibilité au rang de norme et qui présentent celle-ci comme un plus petit commun multiple. Ce sont eux qui disent quel débat doit se mener, en écartant d’autorité ce qu’ils jugent ringard ou inintéressant. À ce propos, une comparaison avec les chaînes francophones serait édifiante. Sans doute sont-elles un rien plus « ringardes », mais, en Flandre, l’infantilisation a atteint des sommets. À quoi s’ajoutent les phénomènes de dégénérescence résultant d’une endogamie permanente : un cercle toujours plus limité de personnes doivent s’exprimer dans de plus en plus de domaines, avec de temps à autre, en prime, une caricature de débat auquel on convie la nouvelle nomenklatura. Opèrent ici aussi des mécanismes d’inclusion et d’exclusion, de confusion des normes et d’affadissement idéologique, de l’affirmation du « nous » auquel « les autres » doivent s’adapter.

La Flandre a un grand problème

La suffisance qui se dégage du monde politique et culturel depuis le premier « Dimanche noir » fait appel à la même technique : en décrivant le Vlaams Blok comme une maladie importée de l’extérieur, on le transforme en bouc émissaire et on se dispense soi-même de tout examen critique. La maladie, dit-on, doit être traitée avec des mesures, avec une « bonne gestion ». On ne se demande pas si, éventuellement, le malade ne devrait pas commencer à vivre autrement. Voilà dix ans qu’on n’a rien fait d’autre que de s’adapter au symptôme. Les hommes politiques ont repris les accents du Vlaams Blok et n’ont pas cessé de dériver vers la droite. Les médias ont fait mousser le symptôme et l’ont banalisé.

Attendu que la honte « nous » interdit de reconnaître qu’ils puissent effectivement dire ce que « nous » pensons, du fond de notre « identité populaire profonde », que « nous » professons des valeurs conservatrices et égoïstes, nous leur faisons porter tout le poids de la faute. Et tant que le Blok existe, on ne se préoccupera ni du racisme des partis démocratiques, ni de l’inhumanité de la politique qu’ils mènent, ni des manifestations officielles de l’exclusion.

Car la Flandre officielle construit elle aussi un discours sur « notre peuple ». L’identité populaire se décline plutôt en une version romantique du Volksgeist, de la mentalité, du droit du sang. L’identité est quelque chose qui « existe » en dehors des gens et qui s’impose collectivement à eux. La complexité sociale est réduite au niveau d’un simple feuilleton télévisé, et les feuilletons ne sont pas multiculturels mais flamands. C’est tellement simple que les autres n’ont qu’à s’adapter. S’adapter ou dégager ! D’une part, le bon sens flamand, de l’autre, la qualité de la différence, la curiosité du pluralisme, la solidarité avec l’autre. N’est-ce pas là aussi le point de départ d’une politique d’inburgering (« citoyennisation ») qui a fait faillite ? Chaque fois, la normalité flamande est présentée comme une donnée. (C’est là une grande différence avec la Belgique francophone, où prévaut plutôt une conception républicaine, à la française, de la nation, qui s’appuie sur les droits de citoyens qui partagent un même espace juridique et qui peut donc mieux s’accommoder de la différence.)

Cette conception romantique de l’identité populaire n’est pas seulement en porte-à-faux par rapport à la vie de tous les jours, au point de n’exister que dans une certaine littérature à l’eau de rose. Elle a besoin de s’inventer une histoire édifiante sur son propre passé. Il en est ainsi en Flandre, où l’on glisse généralement sur l’existence de courants autoritaires et sur la collaboration, qui constituent un volet nullement accessoire du mouvement flamand. Nous pouvons totalement souscrire à la conclusion de Mia Doornaert dans sa contribution au Standaard du 2-3 septembre 2000 : « Si chacun reprend un vocabulaire suggérant que la collaboration fut un accident de parcours, que la collaboration avec le régime nazi et les fautes de l’appareil judiciaire en Belgique doivent être mises sur le même pied, alors l’extrême droite n’a plus besoin de gagner les élections. Alors, elle a déjà gangrené les cœurs et les esprits ». Cela confirme une règle : tous les pays qui ont manipulé leur passé concernant la guerre ou qui l’ont enjolivé (France, Autriche) sont confrontés à la montée de l’extrême droite.

Conclusions provisoires

Nous essayons de faire sortir la discussion de l’ornière où elle s’est fourvoyée depuis déjà dix ans : les antidémocrates xénophobes face aux démocrates humanistes, les bons et les mauvais, eux et nous. Nous pensons que le Vlaams Blok doit être analysé comme n’importe quel autre parti. Comme chaque parti, son électorat comporte des convaincus, des électeurs protestataires ou de hasard, des supporters de candidats individuels, etc. Mais comme chaque parti, le Vlaams Blok propose une synthèse (souvent implicite et non dépourvue de contradictions internes) entre un certain nombre d’idées présentes dans la population. Il faut prendre ces idées au sérieux : il s’agit d’un programme politique qui ambitionne d’être mis en pratique par l’exercice du pouvoir et qui est soutenu par une part importante de la population.

Le cordon sanitaire est jusqu’à présent le verrou qui tient le Blok à l’écart du pouvoir. C’est un engagement authentiquement démocratique, pris par les partis démocratiques, de ne jamais considérer l’extrême droite comme un partenaire politique. Ni plus ni moins[4. Cet engagement ne dit donc rien de questions tactiques importantes comme : faut-il accepter de débattre en public avec le Blok ou non ? Faut-il même ne jamais le citer ou plutôt le dénoncer explicitement, au risque de faire sa publicité ? (NDA)]. Ceux qui utilisent le concept du cordon sanitaire à tort et à travers contribuent à la confusion et à détourner de la question centrale : est-on pour ou contre des coalitions avec ce parti ? Heureusement, la réponse est toujours unanimement négative à ce jour[5. À l’heure actuelle (2020), le cordon sanitaire tient-il toujours ? Oui, mais il s’en est fallu d’un cheveu. De fait, la N-VA l’a déjà enterré. Aux dernières élections communales(octobre 2018), dans la petite ville de Ninove (près de 40 000 habitants) où une liste d’extrême droite avait raflé 40 % des voix, la N-VA avait décidé de faire l’appoint. Seule une dissidence locale l’en a empêché. Mais surtout, Bart De Wever, président de la N-VA, a négocié pendant des semaines avec le Vlaams Belang, devenu lors du scrutin de mai 2019 le deuxième parti de Flandre (18,5 % des votes flamands), la constitution d’une nouvelle majorité régionale. Il n’y a renoncé que faute d’un troisième partenaire numériquement indispensable (NDLR).]

Nous pensons que le succès du Blok peut aussi s’expliquer parce que son idéologie correspond parfaitement à
plusieurs points fondamentaux de la politique flamande dans la réforme de l’État. « L’autonomie flamande » n’a jamais été un projet pour plus de démocratie et plus de solidarité. Il s’agissait de défendre les intérêts d’une bourgeoisie émergente qui souhaitait protéger ses intérêts via des institutions étatiques propres et un certain protectionnisme. Elle n’est pas adaptée à la réalité urbaine multiculturelle. Le nationalisme flamand tourne le dos au cosmopolitisme, qui est nécessaire au monde de demain. La difficulté de faire place à la différence et au pluralisme explique la crise de l’État-CVP, explique pourquoi de nombreuses personnes de gauche cherchent à gérer sans trop d’autocritique (familiale) le passé de la guerre, explique la peur face au plurilinguisme et à la multiculturalité, explique pour beaucoup l’état du débat culturel. Peut-être faut-il oser affirmer que le renforcement de l’État-nation et la recherche d’un fondamentalisme culturel ou religieux ne peuvent constituer une réponse concluante aux conséquences négatives de la mondialisation. Cette mondialisation a au moins comme effet positif que nous devons apprendre à vivre avec le monde et que le mélange et le métissage des cultures sont (heureusement) inévitables. De là découle que les droits politiques et culturels doivent être universels et ne doivent être couplés qu’à un minimum de conditions !

Cette situation explique aussi l’échec de la politique d’intégration, qui s’apparente fort à une politique d’assimilation. Son point de départ, ce sont des considérations identitaires, et non la diversité et la différence, qui sont constitutives de la société. Il est urgent de reprendre la bataille pour les droits politiques de tous les habitants, sans condition culturelle préalable.

Nous pensons qu’il faut aussi parler du complexe politico-médiatico-économique qui maintient le Vlaams Blok en état – fût-ce comme bouc émissaire, ce qui les arrange d’ailleurs. Et c’est là une invitation particulière aux partis progressistes, qu’ils soient occupés ou non à se rénover. Une invitation à voir que le populisme de gauche participe à la conservation de ce complexe. Non que nous soyons contre des mesures sympathiques (surtout s’il s’agit de les mettre en pratique, et pas seulement d’en discuter). Mais il ne faut pas en attendre qu’elles changent le regard des gens sur leur vie sociale et qu’elles diminuent leur peur et leur égoïsme. Une rénovation sérieuse doit s’appuyer sur une analyse sérieuse du monde tel qu’il est et qu’il devient et sur une épure sérieuse des mesures structurelles nécessaires pour appréhender les vrais problèmes.

Après dix ans d’une lutte infructueuse qui a découragé beaucoup de progressistes, parce que la « bonne politique » ne produisait pas les résultats annoncés, nous invitons toutes les personnes qui pensent correctement à une discussion de fond. Nous voulons mener cette discussion sans « boucs émissaires », mais sur la base d’un bilan honnête des fondements de cette politique : la construction d’une identité flamande, la commercialisation et le tout-au-marché, le lien entre les valeurs conservatrices et l’individualisme utilitaire, la combinaison des droits de l’Homme et des droits du consommateur. Nous espérons que les échecs pourront constituer aussi des « leçons » et que nous ne nous bercerons plus à nouveau de faux espoirs. Sans une analyse sérieuse et critique du discours dominant dans notre société, le vent ne tournera pas. En effet, le Vlaams Blok en est le symptôme.

Traduction : Henri Goldman et Serge Govaert.