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L’extrême droite et les camps

Évoquez le nazisme pour mettre en garde vos contemporains contre les succès à répétition de l’extrême droite et vous aurez souvent, vous aurez systématiquement quelqu’un pour vous dire que la comparaison n’est pas tenable. Évoquez le fascisme d’hier pour dénoncer une Europe sous l’emprise de l’extrême droite, avec des leaders xénophobes au pouvoir, au niveau local ou national, seul ou dans une coalition, et vous aurez d’ordinaire des gens pour dénoncer la comparaison qui ne tient plus, les parallèles expéditifs, l’analyse dépassée, archaïque, ringarde… Parler d’Adolf Hitler, des chambres à gaz et des camps de concentration, et certains vous diront que vous êtes complètement à côté de la plaque. Si Jörg Haider n’a pas écrit Mein Kampf, si Jean-Marie Le Pen ne projette pas d’exterminer les Juifs de France et que Filip Dewinter n’a jamais parlé ouvertement de camps de concentration, une lecture attentive des programmes politiques de ces sinistres personnages offre une quantité d’informations sur la réalité de leurs intentions et sur les moyens qu’ils devront mettre en oeuvre pour parvenir a leurs fins. Car c’est bien ici que se situe le problème! Faut-il considérer leur programme comme un bottin de propositions farfelues? Et l’extrême droite comme une clique de mandarins incapables? Ou faut-il au contraire s’inquiéter de leurs projets et de leurs idées, et des moyens qu’ils pourraient se donner pour réaliser leurs objectifs? Si on s’accorde sur leur capacité à gouverner, on ne peut faire l’économie des politiques qu’ils chercheront à appliquer. Une projection originale dans le futur nous oblige à imaginer l’extrême droite seule au pouvoir (et donc plus libre), et bien déterminée à réaliser ses promesses. Une extrême droite qui n’aura pas droit a l’erreur, et qui n’aura qu’une législature pour éviter une déception radicale, une amertume, une désillusion à la hauteur du ressentiment quotidien de ses propres électeurs. Ne nous attardons pas ici sur la question de la peine de mort, de l’avortement, de la sécurité, de la culture… Prenons uniquement la question de l’immigration, un point programmatique sur lequel s’accordent tous les leaders d’extrême droite en Europe : expulsion massive des étrangers en situation irrégulière, annulation des régularisations, expulsion progressive de tous les étrangers légaux, abolition du droit au regroupement familial, inversion des flux migratoires vers les pays d’origine, restriction radicale du droit d’asile, reforme des codes de la nationalité et, surtout, (r)établissement du droit du sang et du principe de la déchéance de la nationalité. Les critères sont nombreux, les situations varient, les catégories d’étrangers rivalisent avec les moyens de leur expulsion mais la chasse aux immigrés, le rapatriement expéditif, l’expulsion brutale et la «dénaturalisation» est au programme de tous les partis d’extrême droite en Europe. Ce fait est incontestable! La machine à expulser Faisons preuve d’imagination! Pour expulser pres d’un million d’étrangers en Belgique Par simplicité, j’ignore ici volontairement le caractère fédéral de notre pays , l’extrême droite va devoir développer des stratégies politiques extrêmement périlleuses. Il est bien question de près d’un million d’individus : si les étrangers européens de bonne famille pourront rester (une partie d’entre eux en tout état de cause, au début!), les autres, les étrangers légaux et illégaux, ainsi que les «faux Belges» abusivement naturalisés depuis 30 ans (les «Belges de papier», des milliers d’individus!) devront tous faire l’objet d’un rapatriement à court et à moyen terme. À court terme sans doute! Car les choses devront avoir changé avant les prochaines élections. En misant sur l’expulsion d’un demi-millier de personnes par jour en Belgique, l’extrême droite au pouvoir peut espérer réaliser son programme sur deux législatures et arriver au million d’individus expulsés sur 6 ou 8 ans en Belgique (hommes, femmes, enfants, vieillards…). Ce projet est difficilement réalisable pour des raisons juridiques, techniques, budgétaires et politiques. Passons d’emblée les aspects juridiques relatifs aux changements de la législation afin de permettre la déchéance de la nationalité et l’expulsion des étrangers légaux (les textes actuels suffisent pour les autres catégories). Écartons également les problèmes posés par de tels changements dans le contexte de l’Union européenne. Même seule aux commandes du pays, avec une forte majorité au Parlement, l’extrême droite aura toutes les difficultés pour rendre légal ses ambitions politiques, même au prix d’une sortie probable de l’Union européenne. Sur le plan strictement technique et administratif, les forces de police et la bureaucratie nécessaires à l’identification des individus à expulser et à l’expulsion manifeste et effective de ces derniers seront tout simplement insuffisantes, ils le sont déjà aujourd’hui dans les conditions «normales» de la politique belge en matière d’étrangers. Pour respecter les délais et éviter la déception au prochain scrutin, l’extrême droite va donc devoir rapidement créer des organismes spécialisés dans l’enregistrement, l’arrestation et le rapatriement de centaines de milliers de personnes (500 personnes par jour). Il est évident que ces nouveaux services devront faire face à une quantité de problèmes, et les situations tragiques seront légion, les plaintes et les abus nombreux, la résistance parfois tres forte. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’un gouvernement décide d’entreprendre l’expulsion massive d’une partie de sa propre population? Des familles seront déchirées, des individus brisés. Des étrangers qui résident en Belgique depuis toujours et des Belges «dénaturalisés» vont être renvoyés dans des pays ou eux et parfois même leurs parents n’auront peut-être jamais mis les pieds. Les situations terribles qui font parfois l’actualité aujourd’hui vont devenir la norme sous le règne de l’extrême droite. 150 centres fermés Les manques d’effectifs obligeront la police à être secondée par l’armée, peu de gens accepteront leur sort, la brutalité et l’intimidation seront indispensables pour respecter les quotas promis par l’extrême droite. On devine les situations extrêmes! Des enfants en bas âges expulsés seuls dans certains pays n’auront rien à envier aux vieillards qui succomberont d’une crise cardiaque pendant les longs voyages forcés. Personne ne voudra être à la place de ces jeunes adultes enfermés pour une durée indéterminée dans les centres de détention, faute de pays d’origine légal et officiel. Les problèmes techniques et administratifs vont rapidement poser la question du budget, et il est à parier que devant le foisonnement des difficultés, la Justice, l’Intérieur, la Défense et les Affaires étrangères vont rafler l’essentiel des moyens disponibles dans un gouvernement d’extrême droite. Ces dépenses ne seront pas bien accueillies venant de la part de partis qui prétendent depuis toujours dénoncer «le coût de l’immigration». En d’autres termes, la pression de l’électorat sera tres forte : «pas de nouvelles dépenses pour les immigrés». Et la réponse de l’extrême droite sera très claire : «il faut investir aujourd’hui dans les expulsions massives pour alléger le coût de l’immigration demain». À la décharge de l’extrême droite, on peut imaginer qu’à moyen terme les emplois créés dans les centres de détention seront valorisés. La formidable bureaucratie ainsi installée va en effet créer de l’emploi, des milliers d’emplois. Une des premières décisions politiques qui va suivre le constat de toutes ces difficultés est la nécessité de créer, sur l’ensemble du territoire, des centres de rassemblement massif où seront convoqués tous les individus expulsables pour une première identification. Ces centres pourront être établis sur le modèle de Vottem ou de Stenokerzeel mais devront idéalement être d’abord «ouvert». Seuls ceux qui ne répondront pas à l’appel pourront faire l’objet d’une arrestation par la police et d’un enfermement dans des centres moins nombreux qui eux seront fermés. Il est à parier que la grande majorité des gens refuseront de se rendre dans ces centres ouverts et qu’avec le temps les centres fermés seront plus nombreux que les centres ouverts. Le coût d’un camp de rassemblement ferme risque d’être extrêmement élevé et, à ce titre, pour diminuer leur nombre, l’extrême droite va probablement miser sur des centres ayant la capacité de rassembler près de 2 ou 3 mille personnes dans une même infrastructure. Ainsi, 100 ou 150 centres repartis sur le territoire devraient être suffisants pour organiser l’expulsion des «indésirables» sur deux législatures. Une autre possibilité consistera à faire financer par ces derniers le coût de leur arrestation voir de leur expulsion, surtout pour les expulsions par avion, plus coûteuses. Si les problèmes juridiques, techniques et administratifs seront légion, le plus gros obstacle restera les nombreuses réactions politiques qui vont émerger face a une procédure d’expulsion massive, arbitraire et sauvage. Il est quasi certain que des milliers de personnes vont se mobiliser à tous les niveaux pour empêcher de telles pratiques. On imagine qu’ils seront nombreux pour défendre des proches, fils, fille, père, mère, grand-père, tante, belges ou étrangers, arrêtés et enfermés, expulsés. Ils seront beaucoup à dénoncer les abus dans les centres, les erreurs administratives et les mauvais traitements. Car la torture fera vite son apparition, elle a pointé son nez dans les casernes au sommet du G8 de Gênes en 2001, sous l’œil satisfait d’un gouvernement partiellement marqué a l’extrême droite, elle est banalisée aujourd’hui à Guantanamo grâce a Rumsfeld et Ashcroft Respectivement secrétaire dÉtat à la Défense et ministre de la Justice de la première administration Bush qui n’ont vraiment rien à envier à la droite la plus extrême, la plus autoritaire et la plus réactionnaire. La torture, les mauvais traitements, les disparitions et l’arbitraire sont inévitables lorsque l’on entreprend de chasser autant de gens sur quelques années. L’extrême droite le sait, même si elle ne parle pas ouvertement de cette question dans son programme. Elle sait aussi que pour se maintenir au pouvoir, il va falloir accélérer le processus, afin d’obtenir des chiffres convaincants avant les prochaines échéances électorales. Il va falloir aller vite, et maîtriser autant que possible la contestation. Il va falloir diminuer les coûts : remplacer les avions par des cargos, les centres de détention par de vastes camps, la police par des volontaires proches de l’extrême droite… Les pires tragédies humaines qui font parfois la une de nos journaux vont devenir d’une banalité effrayante. L’extrême droite ne doit pas être jugée à l’apparence de ses leaders mais à l’application de son programme. Si on la considère capable de gouverner, et ce point est évidemment fondamental, les comparaisons avec les pires moments de notre histoire méritent toute notre attention.