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Mai 68 en janvier à Louvain

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En janvier 68, une mobilisation étudiante agite les pavés de Leuven. Si la concrétisation de ces événements s’ancrent dans la scission de l’Université catholique de Louvain et la création de Louvain-la-Neuve, pour les protagonistes, les étudiants de l’époque et de nombreuses autres personnes, ces moments révèlent bien d’autres choses, passionnantes.

Pour les francophones – ceux qui lisent les journaux, ou qui ont plus de 60 ans –, janvier 68 à Louvain évoque des rangs de jeunes gens bien propres sur eux qui défilent avec des pancartes où on peut lire « Walen buiten ».

Et on peut en effet retenir de l’événement que le résultat concret de la mobilisation étudiante a été le splitsing de l’université catholique de Louvain, la création de Louvain-la-Neuve et, accessoirement, la chute du gouvernement de l’époque.

Mais il y a beaucoup de choses passionnantes à tirer de l’analyse de ce qui s’est joué pendant ces semaines dont tous ceux qui les ont vécues se souviennent comme parmi les plus intenses de leur vie.

La vieille université catholique unitaire

Dans les années 60, le mouvement nationaliste flamand n’avait plus grand-chose à revendiquer sur le plan des discriminations culturelles. Il y avait une frontière linguistique, des droits culturels égaux, un enseignement néerlandais en Flandre… Mais il restait Louvain.

L’université est vieille de plusieurs siècles et a été confirmée en 1835 comme université catholique, après la défaite au Parlement des tenants d’un enseignement universitaire d’état pour tout le pays. La structure est dirigée par un pouvoir organisateur dont la direction est constituée par l’épiscopat. Celui-ci a tout pouvoir sur la vie académique et estudiantine. Il s’arroge le droit de convoquer les garçons ou filles qui ne respectent pas la non mixité des « pédagogies » où sont hébergés les étudiants, il dépose plainte à la police contre l’auteure d’un article consacré à la contraception, il suspend du droit de suivre les cours un rédacteur de la revue étudiante Ons Leven – en l’occurrence Ludo Martens, futur fondateur du PTB –, pour avoir consacré un article à la pédophilie au sein de l’église…

Les deux communautés estudiantines, francophone et flamande, vivent séparée et s’ignorent : pas de cours communs, des cercles facultaires différents, d’autres cafés… les francophones ne parlent pas néerlandais, même pas dans les magasins. Les milieux sociaux sont eux aussi un peu différents, moins de 5% des étudiants francophones sont issus de familles ouvrières, alors que la Flandre envoie à Leuven un nombre croissant de jeunes catholiques issus de milieux de plus en plus larges. De nombreux étudiants francophones viennent non pas de Wallonie, mais de Bruxelles, et sont aussi pour beaucoup des « franskiljons » de Flandre.

Mai 66

Un premier mouvement s’est déroulé en mai 1966. C’est d’ailleurs dans ces manifestations-là qu’ont été prises une partie des photos qui sont ressorties ces derniers temps. Les évêques avaient fait paraître leur « mandement », sorte de déclaration solennelle affirmant sur un ton semblant venir tout droit du Moyen Age, non seulement le principe intangible de l’unicité de l’université catholique à Louvain, mais encore l’obéissance attendue de la part du monde universitaire et dans la foulée de tous les catholiques du pays…

Dès le lendemain, les manifestations se sont succédées, principalement orientées vers la revendication du départ des francophones, mais dans lesquelles commençait à s’exprimer un vent nouveau, petit à petit répandu au sein du KVHV (Katholiek Vlaams Hoogstudentenverbond), l’organisation catholique des étudiants flamands. L’arrivée des examens a renvoyé les étudiants à leurs études, mais une étincelle s’était produite et une nouvelle génération d’étudiants avait capté l’énergie des manifestations de mai, l’associant aux effluves des mouvements qui faisaient jour loin de Belgique.

C’est ainsi qu’une marche a été organisée en octobre 66 sur le modèle de la marche des noirs du Mississipi du mois de janvier. Elle regroupe 150 étudiants au départ d’Ostende et se terminera six jours plus tard avec 1.000 marcheurs de Malines à  Louvain. L’éditorial de Ons Leven, l’organe du KVHV est on ne peut plus clair : « la révolution de mai a changé les mentalités et libéré une masse d’énergie (…) Celui qui écoute les diktats d’un groupe confessionnel fermé comprend ce que doit être le pluralisme (…) Partout dans le monde – Argentine, New York, Amsterdam – les étudiants se manifestent en bloc progressiste (…) Nous partons en campagne contre les moulins à vent des piliers et de la discrimination. Avec notre marche nous voulons manifester pour une mentalité. La revendication « Leuven Nederlands », ce n’est pas elle que nous mettons en avant, elle n’est qu’une émanation du nouvel esprit qui nous anime. Nous  disons que l’université doit être entièrement partie prenante de la communauté, et a pour seule tâche de former les gens pour cette communauté. C’est en partant de ce point de vue que les étudiants ont aussi le devoir d’exiger que la Wallonie ait sa propre université ».

Syndicat étudiant

L’année 67 est calme sous l’angle des mobilisations étudiantes, mais un petit noyau de jeunes gauchistes s’active et investit les structures du mouvement étudiant.  Walter De Bock et Ludo Martens écrivent dans Ons Leven, journal du  KVHV et vont rapidement, avec Paul Goossens et d’autres, créer le SVB, Studenten Vakbeweging. Utiliser le nom de syndicat était en soi une originalité et n’allait pas de soi. L’exemple était venu des Pays Bas, où un syndicat étudiant avait été créé en 1963. D’abord comme groupe de travail au sein de l’association des étudiants catholiques, puis de manière autonome et indépendante, le SVB va commencer par défendre les droits des étudiants, qu’il s’agisse des logements, de la contestation des cours ex cathedra ou du prix des livres. Mais progressivement, il prend une tournure marxiste et commence à mettre en avant les intérêts de la classe ouvrière, avec laquelle les étudiants sont appelés à faire front contre le capital.

Les événements de janvier…

La déclaration des évêques francophones  qui annoncent solennellement le 14 janvier 68 leur intention de rester à Louvain et proclament le caractère intangible de l’université unitaire sur le sol louvaniste met le feu aux poudres et mobilise l’ensemble de la communauté académique flamande. Elle fait grève dès le lendemain et participe tant aux manifestations quotidiennes qu’aux assemblées qui se tiennent dans les locaux de l’université occupée. Dans ces assemblées, le ton est de plus en plus enflammé et anti autoritaire, l’essentiel des débats portant sur des problèmes de société et la critique des autorités ecclésiastiques qui apparaissent comme la personnification même du vieux monde.

L’histoire de janvier 68 est connue : après trois semaines d’actions souvent violentes et de blocage politique qui, pour la première fois de manière aussi manifeste aura déchiré l’unité des partis jusque-là unis par-delà la frontière linguistique, en particulier le CVP-PSC , le gouvernement Van de Boeynants tombe début février et scelle la fin de l’université catholique unitaire.

Et ce qui en est issu

Il semble acquis, cinquante ans plus tard, et depuis longtemps déjà, que ce fut pour les francophones une très bonne chose. Pour l’université de Leuven aussi, sans doute, chacune des institutions s’étant développée davantage qu’elle n’aurait vraisemblablement pu le faire en étant la moitié de quelque chose.

Des questions peuvent certes se poser quant à l’achèvement des revendications posées à l’époque par le mouvement étudiant, tant en matière de démocratisation que de méthodes d’enseignement, mais c’est là une autre histoire…

Ce qui est en tout cas né à Louvain pendant cette période agitée est une certaine orientation de l’extrême-gauche étudiante. Le SVB a en effet non seulement affirmé ses sympathies communistes, mais a également très vite choisi d’affirmer ses inclinations maoïstes et a ainsi assez largement déterminé la couleur des engagements politiques de la fraction la plus active du mouvement. Les grèves ouvrières, de Ford Genk, puis des mines du Limbourg, entraîneront le passage d’un nombre non négligeable d’étudiants vers le monde ouvrier. Mijnwerkersmacht sera d’abord créé, puis AMADA (Alle Macht aan de Arbeiders), qui deviendra par la suite le PvdA (PTB). La vivacité et la popularité du mouvement  au sein des étudiants à l’aube de 68 a certainement beaucoup à voir avec la quasi absence à Leuven de mouvements de gauche significatifs porteurs d’une autre ligne que celle que diffusera le SVB, à la différence de ce qui se manifestera quelques mois plus tard par exemple à Bruxelles, marquée par les affrontements entre les différentes composantes de la gauche et de l’extrême gauche.

Il a évidemment beaucoup à voir surtout avec l’habileté des leaders étudiants qui ont réussi à utiliser la popularité du slogan nationaliste pour ensuite le transformer.  A Louvain, ce qui s’est joué à l’aube de l’année 68 est surtout la fin d’une époque du mouvement flamand, et de la Flandre catholique. Bart De Wever lui-même l’exprimait très lucidement dans une carte blanche du 13 mai 2008 publiée dans le Morgen : «Le courant dominant du mouvement flamand traditionnel était encore socialisé dans le vieil idéal culturel de la Flandre catholique. Il était profondément lié aux structures d’autorité  qui étaient de plus en plus radicalement mises en question par les leaders étudiants. (…) De cette manière, Leuven Vlaams a été à la fois la plus grande victoire du mouvement flamand et en même temps la fin de la lutte pour l’émancipation flamande comme paradigme du mouvement étudiant. Leuven Vlaams a cédé devant mai 68 : le paradigme de la nouvelle gauche est venu prendre sa place ».

Et puis, ce n’est pas seulement la Flandre qui a changé à ce moment-là. La Wallonie a dû faire le pas qu’elle aurait sans doute mis du temps à décider d’entreprendre, de la création d’un vrai pôle académique en Brabant wallon, les partis unitaires ont pris brutalement la mesure du fossé qui allait progressivement les conduire à se diviser,  des courants contestataires non alignés ont irrigué la scène politique et surtout médiatique à l’influence nationale… Sans doute peut-on dire ainsi que sans les événements de Louvain, la Belgique ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Cet article est une version plus longue d’une chronique parue dans le numéro 103 de la revue Politique.