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Ni fin du mois, ni fin du monde

Ceci est la la présentation du dossier « INÉGALITÉS ENVIRONNEMENTALES » du n°114 de Politique (décembre 2020).

À l’heure où la crise socio-sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19 ressemble à une sorte de répétition générale de la crise climatique, la conciliation des impératifs sociaux et environnementaux est, pour les gauches politique, syndicale et associative, un impératif plus brûlant que jamais.

Pourtant concilier « fin du mois » et « fin du monde » ressemble à tout sauf à une sinécure. La récente séquence médiatico-politique autour du projet de taxe kilométrique « smartmove » du gouvernement bruxellois montre à quel point ces contradictions sont difficiles à résoudre. Ce projet de refonte de la fiscalité automobile illustre toute la complexité à faire émerger un consensus autour d’une mesure indispensable pour limiter la congestion du trafic (et par là tarir une source importante d’émission de gaz à effet de serre) tout en prenant en considération l’enjeu social sous-jacent.

Soyons de bon compte. Dénoncer l’injustice sociale de cette taxe kilométrique est, pour certains, une excellente excuse pour ne rien avoir à changer dans les habitudes de mobilité. Symétriquement, l’absence de toute prise en considération des puissantes inégalités sociales qui peuvent naître d’une fiscalité exclusivement calculée sur base l’usage d’un véhicule automobile, interpelle tout autant.

À l’origine de ce numéro 114 de Politique, on trouve, notamment, l’épisode des « gilets jaunes » qui avait déjà montré à quel point les contradictions apparentes entre les justices sociale et climatique peuvent fracturer la gauche.

Ces fractures sont d’autant plus vaines qu’il n’existe pas d’alternatives. Il faudra des transformations profondes de nos modèles de production, de consommation ou de déplacements. De ces transformations dépend la survie d’une grosse partie de la population mondiale. Mais c’est justement parce que cette fraction de la population mondiale est à la fois la plus fragilisée par les bouleversements climatiques et par les inégalités sociales qu’il serait totalement inconcevable, pour la gauche, de ne pas parvenir à forcer un agenda qui soit à la fois… climatique et social.

C’est donc un autre « Tina »[1.There Is No Alternative] qui se dessine. Celui de la synthèse obligatoire entre le social et le climat.

La gauche radicale et la social-démocratie doivent intégrer, dans leur logiciel, la fin programmée de toute une série d’activités économiques intensives en main-d’oeuvre mais qui amènent progressivement le climat vers un point de bascule irréversible.

De son côté, l’écologie politique doit surmonter son incapacité chronique à intégrer les questions des inégalités dans son récit qui reste fort « social blind » et qui envisage souvent les conséquences sociales de la transformation climatique comme des dommages collatéraux inévitables.

Et, d’une manière plus générale, « les » gauches gagneront l’adhésion de leurs militants et électeurs en démontrant leur capacité à faire de la question climatique un véritable levier de rééquilibrage fiscal afin que le coût du carbone grève les ressources des détenteurs du capital plutôt que les capacités contributives des revenus les plus faibles.

Au-delà d’une esquisse des « thèmes de campagne » liés à l’indispensable émergence d’une véritable gauche climatique et sociale, ce dossier tente également d’apporter une contribution à la prise en considération de la multidimensionnalité de la crise climatique. Loin de se limiter à une fracture purement socioéconomique, elle traverse l’ensemble des inégalités et en particulier les inégalités de genre. Il s’agit là d’un enjeu tout aussi fondamental de la transition environnementale et qui invite à construire l’alternative politique et sociale la plus large à la fois par les sujets abordés et par les alliances à construire.

Enjeux publics

Pour bien saisir la portée des « inégalités environnementales », il s’agit d’abord de comprendre d’où vient ce concept et ce qu’il recouvre. Edwin Zaccai en éclaire les fondements théoriques et les débats actuels qui portent cet enjeu sur l’espace public. Loin de se réduire à un concept théorique, les inégalités environnementales reflètent une réalité vécue sur le terrain par une part sans cesse croissante de la population belge, dont Mélanie Joseph et Henk Van Hootegem rendent compte des attentes de mesures structurelles.
Camille Wernaers met en évidence la dimension genrée de ces inégalités, en rappelant combien les femmes sont les premières victimes du risque environnemental. Tandis que Pauline Van Cutsem et Hamza Belakbir présentent les résultats du grand débat national qui s’est tenu en 2017 sur le contenu potentiel d’une taxe carbone en Belgique. Enfin, François Gemenne porte un regard pragmatique sur ces inégalités environnementales et la manière de les résoudre.

Terrains d’expérimentation

De nombreuses politiques publiques sont concernées par les inégalités environnementales. François Perl souligne l’importance de prendre en compte le risque environnemental dans la politique de santé publique. La Région bruxelloise concentre à certains égards plusieurs enjeux de taille. Julien Simon détaille combien la précarité énergétique y est plus importante et rend urgente la rénovation des bâtiments.
Philippe Buchez rappelle combien la politique de mobilité urbaine et périurbaine n’est pas neutre et à quel point elle favorise la voiture individuelle au détriment des équipements collectifs. Tandis que Fabienne Collard prolonge l’analyse avec le cas précis du secteur automobile et les enjeux du développement de la voiture électrique. Enfin, Lucas Demuelenaere décrit comment la qualité de l’air impacte les populations les plus défavorisées et doit devenir un enjeu politique à gauche.

Réponses politiques

Dans un entretien vivifiant, Fabien Escalona raconte la portée idéologique de ce double défi à gauche de l’échiquier politique. Alors que l’UE prend position en faveur d’une transition écologique avec le Green deal, Gaspard Denis et François Denuit saluent la portée de ce projet européen mais interrogent son financement et sa prise en compte des inégalités environnementales. Valérie Dussart analyse le Green deal à l’aune de la crise socioéconomique suscitée par la pandémie de Covid-19, en s’inquiétant de sa possible remise en cause. Benjamin Denis analyse les multiples dimensions de l’objectif de « neutralité climatique » européenne. Enfin, deux réponses distinctes aux inégalités environnementales sont évoquées à travers la présentation d’Extinction Rebellion par Boris Libois et celle du plan Sophia de la coalition Kaya par Cédric Chevalier et Marc Lemaire.

Ce dossier a été coordonné par Hamza Belakbir, Vaïa Demertzis et François Perl.