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Pas de débat démocratique sans autonomie politique

© Christophe Becker
La crise actuelle de la démocratie repose principalement sur l’échec du projet social-démocrate (jadis protecteur des classes populaires) de transformation de la société. Ses piliers, partis et syndicats de gauche, subissent aujourd’hui la défiance des catégories de population dont ils sont censés défendre les intérêts. Il est donc grand temps que ces corps intermédiaires (garants de l’autonomie politique des citoyens) retrouvent leur représentativité.
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

Avec « Élections piège à cons », Mai 68 avait donné l’alerte. Ce que l’on déplore de nos jours comme « crise
de la démocratie » repose sur le mythe selon lequel le citoyen peut se réaliser dans la figure de l’électeur. Or, l’élection ne définit pas la démocratie mais sa forme électorale. La crise de la démocratie, déplorée par les médias et « le cercle de la raison », selon la formule d’Alain Minc, n’est en réalité que le rejet par les classes populaires de la démocratie représentative et de ses institutions, en ce compris celui des partis et syndicats de gauche.

La démocratie comme régime politique ne peut se confondre aux seuls individus atomisés face à l’État, même si la médiation des partis devait les sortir de cet isolement. Le mandat représentatif qui permet à l’élu de décider à la place du citoyen, entraîne la passivité de celui-ci. Albert Hirschman avait établi la typologie des trois formes d’expression du mécontentement (exit, voice, loyalty). Manifestement, les classes populaires protestent massivement par l’abstention électorale (exit), à moins qu’elles ne choisissent la révolte (voice – indignés, gilets jaunes, zadistes…)[1. Hirschman voyait un signe de loyauté (loyalty) dans la volonté des membres de vouloir démocratiser leur organisation pour ne pas avoir à la quitter. A. O Hirschman, Défection et prise de parole : théorie et applications, Paris, Fayard, 1995.]

Sans l’autonomie politique du citoyen, il ne peut y avoir de démocratie réelle. Or, la capacité de peser sur les décisions repose sur celle de s’organiser ensemble. C’est pourquoi il n’est pas de démocratie sans corps intermédiaires, contre-pouvoirs à même de cristalliser et défendre les intérêts des différents groupes sociaux. L’institution de la négociation collective entre patrons et syndicats a permis aux salariés de peser de manière autonome sur la fixation des salaires et des conditions de travail. Dans la mesure où les rapports de travail sont au cœur de la production et de la répartition des richesses, les organisations syndicales et les procédures de négociation collective ont occupé, à côté des partis politiques, une place centrale dans la structuration du débat démocratique.

Les deux piliers de l’espace démocratique

Après l’Angleterre, la Belgique fut le premier pays à connaître une industrialisation d’ampleur. Le mouvement ouvrier s’organisa cependant tardivement. Jusqu’en 1867, la création des syndicats était interdite. Il fallut attendre les émeutes ouvrières de 1886 pour que la question sociale ait droit de cité. Le mouvement ouvrier (partis, syndicats, mutuelles, associations d’éducation populaire, etc.) s’est progressivement rassemblé autour du Parti ouvrier belge (POB) fondé en 1885.

L’année 1906 fut l’une des plus agitées de l’histoire sociale de la Belgique. Au cours de celle-ci, l’industrie lainière verviétoise a connu plusieurs grèves auxquelles les patrons répondaient par le lock out (c’est-à-dire la fermeture des usines). Une d’entre elles prit des dimensions particulièrement importantes. Suite à la réduction des commandes, le patron pouvait-il, comme il l’exigeait, renvoyer une partie des ouvriers, ou devait-il être tenu, comme l’exigeaient les syndicats, d’établir un roulement entre les ouvriers ? Le lock out frappa toute l’industrie lainière verviétoise et priva d’emploi 15 500 ouvriers. La solidarité avec les grévistes s’étendit rapidement dans tout le pays. Les enfants des ouvriers démunis furent hébergés dans d’autres localités, leur accueil donnant l’occasion à des cortèges et à des meetings. Les ouvriers lock outés bénéficièrent de plus en plus de sympathie jusque dans les classes moyennes. Même si, en fin de compte, les ouvriers n’eurent pas gain de cause sur le « roulement » qu’ils demandaient en lieu et place du licenciement, ils obtinrent cependant la reconnaissance officielle du principe de la convention collective. Le « fait syndical » s’imposait ainsi en Belgique.

Le lock out de Verviers de 1906 a ouvert la voie à la fixation des salaires, non pas par le marché, mais par la négociation collective, c’est-à-dire par une procédure institutionnelle. La gestion du travail put donc reposer désormais sur des décisions qui ne dépendaient plus des seuls employeurs mais seraient soumises à des procédures négociées avec les syndicats. Malgré l’hostilité des patrons et sous la pression des grèves, quelques conventions collectives sont ainsi conclues. Face au refus patronal de négocier, le ministre du Travail socialiste Joseph Wauters crée des commissions paritaires, d’abord dans les mines, la sidérurgie et les fabrications métalliques. En 1922, on compte 16 commissions paritaires, composées de représentants du patronat et des syndicats. Si bien qu’Émile Vandervelde déclarait, en 1923, au Conseil général du POB que la démocratie politique (suffrage universel) et la démocratie sociale (libertés syndicales) permettaient désormais la construction du socialisme à l’intérieur de la société.

La transaction sociale-démocrate

Ainsi donc, la négociation collective institutionnalisée entre interlocuteurs patronaux et syndicaux, d’une part, et la démocratie parlementaire, d’autre part, ont créé un espace de débat démocratique permettant de pacifier la société. La dimension collective de la négociation qui reposait sur la reconnaissance de l’opposition des intérêts entre travail et capital lui conférait sa légitimité.

Progressivement, dans l’après-guerre, à l’état dominant des travailleurs atomisés s’est substitué un compromis entre capital et travail. Il a été arraché par les travailleurs aux capitalistes et régulé par l’État. Ce compromis a produit tout à la fois une amélioration considérable de la condition salariale et une expansion remarquable du système capitaliste. Ce modèle repose d’abord sur des organisations syndicales à même de forcer le patronat à négocier ses revendications et ensuite sur la capacité des partis sociaux-démocrates à relayer les revendications sur la scène parlementaire. Il a institutionnalisé, par une architecture de négociations collectives à tous les niveaux (État, branches d’activité, entreprises, régions), un système de sécurité sociale (géré paritairement) et des services publics[2. Dans le cas de la Belgique, le compromis « social-démocrate » est bicéphale : socialiste et démocrate-chrétien. Il implique d’une part les syndicats socialiste et chrétien et d’autre part les partis socialiste et démocrate-chrétien.].

Par sa solidité, la transaction social-démocrate, sans avoir mis fin pour autant à la conflictualité du travail, a résisté aux crises économiques, à l’inégal développement des régions et a trouvé sa place dans la fédéralisation de l’État. Elle a été l’instrument de l’amélioration des conditions de vie des salariés et, malgré des conflits parfois très durs, le garant de l’ordre social.

Au milieu des années 1970, l’émergence d’un nouveau régime de capitalisme financiarisé et mondialisé ainsi que les bouleversements géopolitiques suivant l’effondrement du bloc communiste à la fin des années 1980 vont profondément transformer les rapports de force au détriment des travailleurs. Les exigences patronales prennent désormais le pas sur les revendications syndicales et il ne s’agit plus de protéger la relation salariale des aléas du marché mais de la rendre perméable, par la flexibilité, à ses fluctuations.

Le décrochage des classes populaires

Corroborée par d’autres en Grande-Bretagne et aux États-Unis, une vaste enquête récente menée en France sur les disparités sociales dans l’accès à la vaccination contre le covid-19 confirme le décrochage des classes populaires[3. Enquête « EpiCov », réalisée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère des Solidarités et de la Santé, portant lors d’un premier volet (mai 2020) sur 135 000 personnes, un deuxième volet (novembre 2020) 107 000 personnes et un troisième volet (juillet 2021) sur 83 000 personnes. Les résultats ont été présentés dans Le Monde du 24 février 2022.]. Les catégories sociales les moins favorisées sont aussi les moins vaccinées et en même temps les plus méfiantes à l’égard des gouvernants comme des scientifiques. Cette correspondance entre inégalités sociales, défiance à l’égard du politique, des institutions et de la vaccination est frappante surtout par son ampleur. Si on tient compte des deux extrémités de l’éventail des revenus, on observe en France un rapport de 1 à 16 dans le refus de se faire vacciner entre les 10 % les plus riches qui ont confiance dans les gouvernants et les 10 % les plus pauvres qui n’en ont aucune. Écart qui rend compte de l’ampleur de la défiance des classes populaires à l’égard des décideurs politiques.

Le détricotage de l’édifice sur lequel reposait la transaction social-démocrate accompagne le décrochage des classes populaires. La fragilisation du couple partis/syndicats constitue sans doute le nœud de cette dégradation. Alors que les partis sociaux-démocrates se convertissaient au libéralisme, les syndicats ont vu leur capacité de négociation s’éroder. Les mouvements sociaux, pourtant de plus en plus nombreux, virulents et imaginatifs, ont été chaque fois défaits, faute de relais politiques. La modernité néolibérale repose sur le respect des contraintes économiques conditionnant la politique et sur le rejet du totalitarisme, assimilé à tout régime hostile ou critique à l’égard de la propriété et du marché. La recherche effrénée de compétitivité et de profit ne laisse plus de place à l’augmentation des salaires, des protections sociales et des conditions matérielles de vie et de travail qui sont au cœur des programmes socialistes. « En l’absence de grain à moudre », la gauche privilégie dès lors les revendications sociétales centrées autour de l’autonomie et de l’expression individuelle (égalité femmes/hommes, respect des minorités, lutte contre l’homophobie, mariage pour tous, etc.).

Dans ce nouveau monde, la corrélation entre vote de gauche et faible niveau de revenu, d’une part, et vote de droite et revenu élevé, d’autre part, vole en éclats. Désormais une proportion élevée de cadres, classée naguère à droite, votent à gauche, alors que les groupes à faible revenu choisissent de plus en plus l’abstention ou encore cèdent à la propagande des partis d’extrême droite. Ces derniers prétendent se substituer à la social-démocratie défaillante associée, comme parti de gouvernement, aux mesures d’austérité. La gauche devient ainsi le camp de l’élite intellectuelle et la droite de l’élite économique et financière, ouvrant un large espace à l’extrême droite nationale populiste. À bien des égards, la guerre culturelle se substitue à la lutte des classes. Pourtant les gilets jaunes n’ont pas lutté pour préserver leur culture ou leur identité, mais pour leur pouvoir d’achat[4. Voir à ce sujet D. Zamora, « The Culture Wars come to France », Catalyst, Vol. 5, n°3, 2021.]. Les classes populaires, naguère socle des formations socialistes, se trouvent ainsi privées d’expression politique de masse.

Ne pas subir le choix des autres

En augmentant les charges de la sécurité sociale tout en diminuant ses ressources, les politiques d’austérité ont ouvert les assurances sociales au marché. L’exigence de flexibilité du patronat a rétabli la prééminence du marché dans la fixation des salaires. En défaisant méthodiquement les institutions du travail comme autant d’obstacles au dynamisme du marché, les politiques néolibérales ont cantonné les syndicats dans un rôle d’accompagnement, sans qu’ils puissent peser sur l’amélioration de la condition salariale. Les mouvements sociaux ont été réprimés et criminalisés, les organisations syndicales ont été fragilisées et délégitimées comme contre-pouvoirs mais surtout, leur fonctionnement interne s’est comme fossilisé par la succession des mobilisations sans issue et l’absence de résultats.

Les révoltes des gilets jaunes, les taux d’abstention record, la défiance à l’égard des institutions, des partis, des syndicats et des médias ne laissent pas place au doute. Les intérêts contradictoires des différents groupes sociaux, l’accroissement des inégalités et l’asymétrie de l’information et du pouvoir se heurtent de plein fouet au mythe d’un espace public qui serait fait de réciprocité, fondé sur la délibération entre individus supposés égaux. Le système représentatif n’est pas basé sur la participation de tous mais sur l’élection de quelques-uns. Il permet certes de sanctionner les représentants lors d’un prochain scrutin mais organise surtout le gouvernement par des élites détachées de leurs mandants[5. B. Manin, Les principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.]. L’individu, libéré du collectif par le marché, se trouve donc réduit au rôle de citoyen passif.

Le mouvement syndical a joué, à travers ce que nous avons appelé la transaction social-démocrate, un rôle central dans l’expression autonome des salariés. Or, lorsque cette action se limite aux procédures d’ajustement de la relation salariale au marché, le syndicat se trouve privé de son potentiel émancipateur et de sa crédibilité. L’électeur lorsqu’il est dépourvu du soutien et de l’appui du collectif perd aussi son autonomie de citoyen. C’est donc la fragilisation des collectifs et corps intermédiaires qui mine dans ses racines le débat démocratique.

Les élections, lorsqu’elles mettent en scène un débat opposant une élite progressiste à une élite conservatrice, soulignent en creux un peuple qui subirait le choix des autres et, de ce fait, qui serait prêt à se laisser instrumentaliser par le populisme. Sans la démocratie sociale qui permet l’autonomie politique du citoyen, l’élection démocratique n’est plus un gage de consentement.

Action collective et corps intermédiaires

Puisque l’élection ne définit pas la démocratie mais le système électoral, il nous faudra admettre que la plupart des propositions pour remédier à la désaffection des urnes et à la défiance à l’égard des élus ne sont pas de nature à rétablir la confiance vis-à-vis du débat démocratique. Il en est ainsi par exemple du tirage au sort qui tient la corde parmi les réformes proposées. En quoi la désignation aléatoire d’une poignée d’individus, dispensés au surplus de rendre des comptes à des mandants, serait-elle de nature à convaincre tous les autres de la légitimité des décisions ? En d’autres termes, il ne suffit pas de mobiliser les individus ou de réformer le système électoral pour combler le fossé entre électeurs et élus[6. Ph. Mahoux et J. Blairon, « Du discrédit de la démocratie », Intermag, février 2022 (en ligne).]

Nous le savons depuis Émile Durkheim, le collectif est la condition qui rend possible l’autonomie des individus. C’est lorsqu’ils bénéficient de protections qu’ils peuvent manifester leur autonomie. Le marché, en se substituant à la négociation collective, a diminué les protections sociales. Si bien que la défiance à l’égard des institutions concerne également, sinon davantage, les partis et syndicats chargés de les défendre.

Pour faire prévaloir leurs revendications et s’inscrire dans la durée les mouvements sociaux doivent cependant trouver leur prolongement dans les institutions. Mais, pour ne pas être pervertis et étouffés par leur institutionnalisation, l’enjeu des mouvements est simultanément la transformation et la démocratisation des institutions. De ce point de vue, tous les grands mouvements sociaux dans l’histoire ont eu aussi pour effet la transformation des partis et syndicats qui les représentaient.

Le suffrage universel seul ne suffit pas à garantir la démocratie. Il est cependant essentiel pour qu’elle puisse être garantie, à deux conditions : d’abord par la capacité d’organisation et d’intervention autonome des citoyens par l’action collective ; ensuite par l’existence de corps intermédiaires (syndicats, partis, institutions, et associations) en mesure de représenter la diversité des appartenances individuelles. Aussi bien au plan politique que social, la démocratisation radicale de la représentation nécessite aussi la déprofessionnalisation de l’activité politique et syndicale, et des capacités d’action directe au travail et dans la vie en société.

La démocratie se fonde sur la capacité de la société à délibérer sur les désaccords qui la divisent. Dans les systèmes parlementaires, la citoyenneté repose sur les droits politiques (suffrage universel) et les droits sociaux (libertés syndicales). Endiguer la désaffection du politique ne peut se limiter au seul système de représentation. Il est temps de réhabiliter le social en politique et redonner vie à la représentation par les corps intermédiaires. C’est dans la mesure où l’action autonome des citoyens mobilisés peut agir sur la société dans ses exigences propres (sociales, environnementales et culturelles) que le débat démocratique peut retrouver sa pleine signification.

(Image de la vignette et dans l’article sous  CC BY-NC-SA 2.0 ; photo d’une manifestation de gilets jaunes, prise à Paris en décembre 2018 par Christophe Becker.)