Retour aux articles →

Pourquoi il faut punir les agresseurs

Ce qui n’est pas interdit est permis. Fixer une limite, donc une sanction, cela fait partie de l’ensemble des mesures à prendre pour venir à bout du sexisme.
Cet article a paru dans le n°109 de Politique (septembre 2019). Nous le republions ce 8 mars 2023 à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.
Il fait partie d’un débat, pour retrouver le deuxième article de ce débat : « Prévenir vaut mieux que punir ».

C’était le 22 mai 2014, sous les moulures rehaussées d’or du Sénat. L’affaire n’était pas gagnée. Peu d’élus s’étaient déplacés pour voter la loi « sexisme », en dépit des mails dont les sympathisant∙es de « Touche pas à ma pote » (TPAMP) – avec qui j’avais partagé la liste d’adresses – les assaillaient depuis trois jours. C’est finalement un homme (Benoît Hellings, Ecolo, aujourd’hui premier échevin de la ville de Bruxelles – qu’il en soit remercié) qui permit de justesse d’atteindre le quorum, et à la Belgique d’être le premier pays européen à faire entrer le sexisme, le harcèlement de rue et le mépris genré dans le code pénal. De tous les partis qui avaient auparavant déposé leur propre projet de loi, aucun ne se précipitait au portillon pour valider celui-ci, ficelé par Joëlle Milquet, alors ministre de l’Intérieur et de l’Égalité des chances.

Une loi « placebo » inutile ?

Les peines prévues, puisque c’est de cela qu’il s’agit dans cet article : un mois à un an d’emprisonnement et/ou une amende de 50 à 1000 euros pour quiconque exprime, par son comportement, « un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou [la considère] comme inférieure ou comme réduite essentiellement à sa dimension sexuelle [entraînant] une atteinte grave à sa dignité ».

Le texte, qualifié à l’époque de « curiosité législative» et « d’inutile placebo » par l’un des rédacteurs de la Revue des droits de l’Homme, faillit ensuite être retoqué. Avant d’être confirmé par le Conseil d’État. Il faut reconnaître que cette loi n’est pas facile à appliquer. Et qu’à ce jour, une seule condamnation a été prononcée. Annoncée un 8 mars – quel bel effet ! –, elle concernait un conducteur qui avait conseillé à la policière qui le verbalisait de « retourner à ses fourneaux, là où les femmes devraient toujours être ». (C’est l’une des difficultés de la loi : elle s’appuie sur le flagrant délit.) Pourtant, je persiste à croire qu’une loi, et donc des sanctions, doit être prévue face aux délits que représentent les attitudes sexistes.

D’abord, parce que les témoignages de situations embarrassantes ou carrément traumatisantes vécues par des femmes de tous âges continuent à affluer. Sur le mur du groupe « Touche pas à ma pote » ou sur Facebook, et partout ailleurs. Parce que l’on ne peut accepter de laisser ces femmes ou ces jeunes filles seules avec le problème. Ensuite, parce que ce qui n’est pas interdit est permis. Lorsque, comme moi, on n’appartient pas au barreau mais au secteur de la communication, on est certainement plus sensible à l’aspect symbolique des choses, à la clarté du
message

Sale chienne et petite cochonne

En mars 2018, la campagne « Sale chienne» organisée par TPAMP visait à faire connaître la loi « sexisme » au grand public. D’après une étude de Vie féminine, en 2017, une femme sur deux en Belgique ignorait l’existence de cette loi et donc son droit à porter plainte. Les affiches, montrant une jeune femme portant un petit chien crotté, un thon (en carton) ou un petit cochon (qui suscitait l’insulte « petite cochonne »), comportaient le message suivant : « Le sexisme, c’est illégal. La loi le punit de 50 à 1000 euros d’amende et jusqu’à un an de prison ».

Encourager les femmes à pousser la porte du commissariat, c’est bien joli. Mais quid de l’accueil qui leur y est réservé ? Entre manifs à répétition, homicides et sous-effectif, la qualité de cet accueil a ses hauts et ses bas. C’est pourquoi TPAMP, forte de son expérience dans les écoles (plus de 14000 élèves et étudiants sensibilisés au harcèlement sexiste dans l’espace public), a inséré ses séances de sensibilisation dans le programme des formations des BRAVVO (les gardiens de la paix violets de la ville de Bruxelles) et des agents de police de la zone Bruxelles-Capitale–Ixelles.

Cet article n’est pas destiné à dresser le rapport d’activités de l’asbl, bien entendu. Mais cet exemple étaie à mes yeux le rôle qui doit être celui de la sanction : marquer une limite dans les comportements permis, mais aussi être un élément parmi tous ceux qui composent une approche holistique, systémique. Elle inclut la sensibilisation des enfants et des adolescents à l’école et dans les plannings familiaux, l’information du grand public, l’implication des compagnies de transport public, la formation du personnel communal et de police, ainsi que celui de la Justice (l’un des projets de l’asbl pour le second semestre 2019). Idéalement, il faudrait y adjoindre les autres acteurs de l’espace public : taxis, Horeca, etc.

Sanctionner après #metoo : #metoomuch

Prévenir, c’est tellement mieux que punir. D’autant que, soyons réalistes à nouveau, la peine n’est que très rarement appliquée. Un exemple? L’an dernier, 1700 dossiers «mineurs » – dont ceux de harcèlement – ont été classés sans suite au parquet de Bruxelles par manque de moyens. Le genre d’entrefilet qui vous casse le moral quand vous déployez de l’énergie pour amener les femmes au commissariat et faire en sorte que leur plainte soit correctement enregistrée (et pas sous « attentat à la pudeur » ou « voie de fait », par exemple), ceci afin de constituer des statistiques, lesquelles (vous suivez toujours ?) permettront de débloquer des moyens adaptés, comme la mise en place de policières en civil qui relèveront les flagrants délits qu’exige la loi…

La prison? En imaginant que le sexisme y mène parfois, ce qui arrive une fois par siècle, est-elle vraiment la solution lorsqu’on examine la politique carcérale belge et le cloaque que représentent les maisons de détention bruxelloises ? Quant à la méga-prison de Haren, les criminologues dénoncent sa conception déjà dépassée… La preuve par le taux de récidive des détenus belges : 59 % des libérés finissent par retourner en prison. Quant aux peines qui sont commuées en travail obligatoire, elles sont, aux dires d’un juge, rarement appliquées, toujours à cause du manque de moyens de la Justice.

Alors, sanctionner après #metoo, n’est-ce pas un peu #metoomuch? Ce qui est sûr, c’est que c’est compliqué à concrétiser. Et qu’une loi ne fait pas tout. Mais elle joue, à mes yeux, un puissant rôle de limite. Le sexisme, c’est illégal. Pour faire partie des plus anciennes (encore alive & kicking) à l’avoir dénoncé, je peux vous affirmer que le message passe mieux aujourd’hui qu’il y a sept ans, par exemple, à la sortie du film de Sofie Peeters[1. Femmes de la rue (2012). Déambulant en caméra cachée dans les rues de Bruxelles, la réalisatrice montre le harcèlement sexuel dont elle est victime (NDLR).]. Enfin, pour celles et ceux qui n’auraient pas encore capté le message, la sanction prend aujourd’hui une autre forme, inédite : les jeunes femmes s’inscrivent en masse aux cours d’autodéfense féministe de Garance, voire de krav maga, ou suivent l’atelier « l’humour contre le harcèlement sexiste » organisé pour la ville de Bruxelles par TPAMP… Et certaines commencent à dénoncer leur harceleur, photo à l’appui, directement sur les réseaux sociaux. On n’a pas fini de parler de la sanction 3.0…

(Tous les dessins de ce dossier ont été créés pour Politique par la dessinatrice Odile Brée).