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Prévenir vaut mieux que punir

(Odile Brée)
(Odile Brée)
En matière de violences sexuelles comme en d’autres matières, les sanctions sous forme d’emprisonnement sont rarement utiles, si pas contreproductives. La prévention (dont l’éducation et l’autodéfense) est une solution plus efficace mais, malheureusement, elle est sous-développée.
Cet article a paru dans le n°109 de Politique (septembre 2019).
Il fait partie d’un débat, pour retrouver le deuxième article de ce débat : « Pourquoi il faut punir les agresseurs ».
« Mettre fin à l’impunité » : voilà un slogan qu’on entend souvent dans les prises de position et manifestations féministes contre les violences faites aux femmes. Et il est vrai que l’impunité est massive : un viol sur dix seulement fait l’objet d’une plainte et les procès sont encore plus rares. Même dénoncées, les violences conjugales sont rarement suivies de condamnations, jusqu’à ce qu’elles se terminent par un meurtre, quand le compagnon violent tue sa femme ou, plus rarement, quand c’est la victime qui se débarrasse de son bourreau, ne trouvant pas d’autre porte de sortie. Malgré les lois punissant le harcèlement sexuel au travail, les auteurs sont peu sanctionnés. Quant au harcèlement de rue, la loi dite « antisexiste» de 2014 n’a entraîné (au moment de l’écriture de cet article) qu’une seule condamnation, la victime étant une policière.

La justice est-elle juste ?

Pas étonnant donc que le mouvement #metoo ait éclaté sur les réseaux sociaux plutôt que devant des tribunaux dont les femmes ne connaissent que trop bien les insuffisances, sinon les pièges. Porter plainte, c’est risquer d’être soi-même mise en accusation : est-ce qu’on n’a pas un peu provoqué quand même? Est-ce qu’on n’a pas été imprudente, en consommant de l’alcool, en sortant seule le soir, voire en acceptant de se retrouver en tête-à-tête avec un homme ? Comment était-on habillée? Est-ce qu’on a dit « non » avec assez de fermeté, est-ce qu’on s’est suffisamment défendue? Est-ce qu’on n’a pas eu des comportements légers, qui ont pu faire croire à l’agresseur qu’en réalité, on était consentante, voire qu’on ne demandait pas mieux…? Et d’ailleurs, pourquoi n’a-t-on pas porté plainte plus tôt, et où sont les preuves matérielles, et comment expliquer l’incohérence de certains propos ? Le « stress post-traumatique » ne semble pas toujours connu des acteurs de la justice.

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Bref, il faut déjà beaucoup de courage pour porter plainte, et beaucoup de « chance » pour que cette plainte aboutisse à une condamnation. Ce qui n’empêche pas certains de brandir le risque de voir des innocents injustement accusés, jetés en prison et privés de leurs droits. Mais rien n’empêche les hommes de se défendre. Le député français Denis Baupin, accusé de harcèlement par plusieurs femmes et sauvé d’un procès par le délai de prescription, a contre-attaqué en déposant plainte pour diffamation contre ses accusatrices (et contre les médias qui avaient relayé les accusations) : il a été débouté Les femmes parlent donc et surtout, enfin, elles sont un peu mieux écoutées. Pourtant, parmi les organisations féministes, si toutes veulent lutter contre les violences, toutes ne souhaitent pas mettre l’accent central sur la répression et la « punition ». On connaît l’état de nos prisons, surpeuplées, manquant cruellement de moyens pour un suivi psychosocial et une aide à la réinsertion, avec pour conséquence une désocialisation accrue et un taux élevé de récidive. Si la reconnaissance du préjudice subi est essentielle aux victimes pour se reconstruire, il faut se demander si l’enfermement de l’agresseur est vraiment « protecteur » (voir le premier encadré sur cette page).

L’asbl Garance, qui travaille depuis près de vingt ans sur la prévention des violences basées sur le genre, a décidé de s’interroger sur cette question : la prison, l’aggravation des peines, sont-elles vraiment les meilleures réponses pour assurer la sécurité des femmes ? Et plus largement : le droit est-il vraiment « l’ami des femmes » ? Ou encore : la justice est-elle juste? Est-elle vraiment la même pour tou·tes, selon le genre, l’origine, la classe sociale ? Certes, elle manque cruellement de moyens matériels et humains, elle devient de moins en moins accessible pour tou·te·s, mais est-ce seulement une question de financement ? Et surtout, quelles alternatives y a-t-il ? Après un an de réflexion interne, Garance a organisé en mars 2018 un colloque consacré à toutes ces questions. Il réunissait juristes, historiennes, criminologues, ainsi qu’un nombreux public intéressé par la dénonciation de la situation actuelle, mais aussi et surtout par les interrogations sur des alternatives possibles.

Le droit n’est pas neutre

Il n’y a aucune difficulté à s’accorder sur le constat : le droit n’est pas « neutre », il a été fait par des hommes avec des préoccupations et des priorités masculines, et, contrairement aux beaux principes, tout le monde n’est pas « égal devant la loi ». Là comme ailleurs, il vaut mieux être un homme blanc et riche qu’une femme pauvre et racisée… Cependant, il est possible pour des organisations de femmes de s’emparer du droit pour le faire évoluer. C’est à la suite d’un long combat que le viol a été reconnu comme un crime, que les violences conjugales ont cessé (bien qu’insuffisamment encore) d’être une « affaire privée », que l’avortement a été partiellement dépénalisé et que le harcèlement sexuel a été sorti de la catégorie des « plaisanteries » sans suite. Avec le mouvement #metoo, ce n’est pas tant que « la parole des femmes s’est libérée » – elles parlent depuis longtemps, et même elles crient, elles hurlent – ce sont surtout les oreilles des hommes qui se sont débouchées, et en particulier des hommes ayant des responsabilités politiques, économiques, culturelles.

>>> Lire aussi : Le tabou du viol conjugal

Sur un plan international, la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe est actuellement l’instrument de droit le plus élaboré pour lutter contre les violences faites aux femmes. Elle établit des standards minimums pour le cadre légal, la prise en charge des victimes et l’accès aux droits pour toutes les personnes séjournant sur le territoire, avec ou sans papiers. La Belgique l’a ratifiée en 2016; trois ans après, une première évaluation quant à son application est prévue. Une série d’organisations féministes se sont attelées à rédiger un « rapport alternatif », mettant en avant dix recommandations, à commencer par la demande d’investir 2 % du PIB dans la lutte contre les violences : ces 2 % correspondent aux estimations de ce que coûtent les violences faites aux femmes, en termes de soins médicaux et de frais de justice, mais aussi de perte de journées de travail – sans même parler des dégâts impossibles à monnayer…

La répression est inefficace

Autre constat largement partagé : l’inefficacité de la répression seule. Et il ne s’agit pas seulement de la prison, dont une représentante de l’Observatoire international des prisons a tracé un sombre portrait. La difficulté croissante d’obtenir une libération conditionnelle ne fait qu’aggraver les risques de récidive, les condamnés exécutant leur peine jusqu’au bout étant ensuite relâchés sans le moindre contrôle possible. Quant aux « peines alternatives », elles ont leurs propres limites. Ainsi du bracelet électronique, qui permet une surveillance permanente avec la menace d’un retour à la case prison au moindre retard, ce qui peut causer bien du stress lorsqu’on essaie de reprendre une vie sociale et professionnelle… Quant aux peines de travail, s’il y a un sens à imposer à un conducteur ayant causé un accident grave d’effectuer des heures de service dans un centre de revalidation pour accidentés de la route, il est inimaginable d’envoyer un conjoint violent dans un refuge pour femmes battues… Mais une fois ces constats posés, quelles alternatives proposer ? Lors d’ateliers suivant les exposés es participant·es au colloque, accompagné·es par l’association de juristes féministes Fem&Law, étaient invité·es à se transporter dans un monde idéal, où les besoins des victimes, des auteurs et de la société seraient pris en compte. On a donc parlé du « modèle nordique » (moins d’enfermement mais toujours de l’enfermement), de justice « restauratrice », capable de réparer le désordre causé par le crime ou le délit, sans oublier les droits des victimes.

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Mais il faut bien le dire, il s’agissait surtout d’ouvrir des chantiers, de rêver, et en attendant…

Que faire ?

En attendant, que faire? Il est certain qu’on pourrait déjà vider les prisons de personnes qui n’ont rien à y faire, ne constituant aucune menace et ayant surtout besoin de soins, d’un accompagnement psycho-social, ou d’un emploi, d’une formation… Il reste des individus dangereux, qu’on imagine mal lâchés dans la nature. On peut penser que pour ceux-là, une mise à l’écart s’impose, avec une prise en charge (actuellement, elle est presque inexistante) et même, si la victime le souhaite, une rencontre dans la logique de la justice restauratrice. On a pu voir récemment, dans le magazine de la RTBF Devoir d’enquête, le documentaire de Maiana Bidegain : Rencontre avec mon agresseur. Cet agresseur, c’est l’homme qui l’avait violée quand elle avait 7 ans. Mais pour qu’une telle rencontre soit possible, il faut que la victime le souhaite, la médiation étant totalement exclue dans les cas de rapports de force inégaux. Et dans l’immédiat, les moyens devraient être centrés sur la prévention : cela commence par l’éducation, bien sûr, mais aussi par le renforcement de chacun∙e pour apprendre à parer – et, s’il le faut, à faire face – à une agression, qu’on en soit la cible ou le témoin. Et pour cela, l’autodéfense féministe propose des outils qui ont déjà largement démontré leur efficacité, malgré, ici aussi, un manque flagrant de moyens.

LES FEMMES CONTRE LA PRISON
En mai dernier, la chercheuse Gwenola Ricordeau était à l’ULB pour un séminaire consacré à « l’abolitionnisme féministe », un concept qu’elle développe dans un livre à paraître en automne, Les femmes contre la prison. Le système carcéral, plaide-t-elle, est nocif pour les femmes, à tous points de vue. Qu’elles soient victimes, compagnes ou mères de détenu∙es, ou incarcérées elles-mêmes, elles n’ont rien à gagner à l’emprisonnement. On le comprend facilement pour les détenues, éloignées de leurs enfants et moins soutenues par leurs proches que les hommes ; on le comprend pour celles qui soutiennent un fils, un mari, et doivent en plus porter seules le poids de la famille. C’est sans doute moins évident pour les victimes de violences. Gwenola Ricordeau ne manque cependant pas d’arguments. Elle conteste l’effet « dissuasif » de la prison : les sociétés qui emprisonnent le plus ou même qui condamnent à mort, comme les États-Unis, ne sont pas les moins violentes. Quant aux besoins des victimes (besoin d’être reconnues, protégées, d’obtenir réparation, de trouver un sens à ce qu’elles ont subi) qui oserait prétendre que la « punition » leur apporte des réponses satisfaisantes ? Des positions qui secouent les idées reçues, et qui valent en tout cas la peine d’être creusées.
LA PRÉVENTION, OUBLIÉE PAR LES POLITIQUES DE SÉCURITÉ
L’affaire Julie Van Espen, cette jeune femme tuée par un violeur récidiviste, a causé une émotion bien compréhensible dans la population, en particulier en Flandre. Une jeune femme pédalant seule le long d’un canal, brutalement agressée par un homme déjà condamné pour viol et qui ne devait sa liberté qu’aux lenteurs de la justice… les ingrédients étaient réunis pour en faire une affaire exemplaire. Pourtant, au-delà de l’émotion, on peut s’étonner de l’écho médiatique de cette affaire. C’est que l’histoire correspondait trop bien à l’idée qu’on se fait en général d’une agression sexuelle : une attaque par un inconnu dans un lieu désert… Or, en Belgique, à l’heure où nous écrivons ces lignes (début juin 2019), 11 femmes ont déjà été tuées, parce qu’elles étaient des femmes, par un compagnon ou un ex-compagnon. Ni par un inconnu, ni dans un lieu désert, ni dans une de ces circonstances que les femmes sont invitées à éviter… Et dans plusieurs cas, on a assisté à la même inaction de la justice, alors que les victimes avaient déjà dénoncé des faits de violence auparavant. Pourtant, même si les médias ont évolué en parlant de plus en plus souvent de « féminicide » au lieu de l’éternel « drame familial » ou « crime passionnel », rien de comparable à l’émotion soulevée par la mort de Julie… Mais au moins dans ce cas, la prison était-elle une solution ? Laissons la parole à Garance : même si l’auteur avait été emprisonné, il serait sorti de prison au plus tard à la fin de sa peine et aurait pu agresser d’autres femmes. Car, visiblement, ses deux premiers séjours en prison n’ont pas changé l’homme et n’ont pas empêché la récidive. […] S’il est logique que des hommes emprisonnés ne puissent pas commettre des violences envers les femmes pendant leur incarcération et que la prison protège de cette manière la société de leur violence, cela ne suffit pas pour prévenir les violences. Que ce soient les politicien∙nes, les commentateurs/trices ou le monde associatif, notre priorité devrait être, non de mieux faire le ménage après les violences, mais de faire de sorte qu’il n’y ait pas de violence. C’est ça, la prévention : réduire la violence. La Justice n’est pas l’outil efficace pour arriver à cet objectif. Or, le débat actuel présente l’amélioration du fonctionnement de la Justice comme une mesure de prévention. Cela efface qu’en Belgique, la prévention est le parent pauvre dans la lutte contre les violences. Des moyens conséquents, même s’ils sont toujours insuffisants, sont investis dans le soutien des victimes, le travail avec les auteurs, les forces de police et le système judiciaire – donc dans des mesures qui entrent en jeu une fois que la violence a eu lieu et qui peuvent, au mieux, prévenir la récidive. » Voilà l’enjeu des politiques à venir : plutôt qu’une aggravation des peines ou qu’un contrôle accru sur la liberté des femmes, mettre la prévention à l’avant-plan des politiques de lutte contre les violences.
L’AUTODÉFENSE FÉMINISTE
Le terme « autodéfense » peut faire peur, tant il suggère le bijoutier cachant un fusil derrière son comptoir pour tirer sur un éventuel cambrioleur… Mais il ne s’agit pas du tout de cela. Ici, il s’agit avant tout d’éviter que la violence ait lieu, et seulement par après, si on ne peut pas l’empêcher, de connaître des outils pour réagir de manière proportionnée. L’autodéfense féministe se distingue aussi des divers arts martiaux en cela que, même si elle utilise parfois certaines de leurs techniques, elle repose d’abord sur une analyse des rapports de domination, une mise en contexte, une philosophie où il s’agit davantage de se protéger (et de protéger d’autres) que de mettre un adversaire à terre. Ainsi, la fuite, quand elle est possible, peut représenter une stratégie tout à fait adaptée, tout comme le fait de donner à un voleur l’objet qu’il convoite pour préserver sa sécurité physique. Il s’agit aussi d’adapter les réponses à la diversité des femmes, qu’elles soient jeunes ou âgées, racisées, en situation de handicap… En 2016, le Parlement européen a commandé une étude, parue sous le titre Savoirs et savoir-faire : le rôle de l’autodéfense dans la prévention des violences faites aux femmes. En Belgique francophone, ces formations sont proposées par l’asbl Garance, ainsi que par l’asbl D-Clic à Liège.

(Tous les dessins de ce dossier ont été créés pour Politique par la dessinatrice Odile Brée).