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Rendre les fonctionnaires partie prenante du débat démocratique

En Belgique, les fonctionnaires sont rarement invités à éclairer les débats publics. Souvent bien plus avisés sur des matières liées à leur champ d’expertise que d’autres intervenants (pourtant plus sollicités), leur invisibilisation constitue un réel déficit démocratique. Une spécificité belge à interroger.

Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

En filigrane des débats politiques, la somme gigantesque de méfiance qui existe autour de l’action publique apparaît fréquemment[1. Voir mon article « Sortir du cercle vicieux de la politisation de l’administration », août 2017.]. D’abord, à l’évidence, la méfiance des citoyens vis-à-vis des acteurs politiques. La population a le sentiment de ne pas se trouver assez au centre des préoccupations des décideurs, mais aussi de celles des services publics, un amalgame étant fait entre ces deux groupes, ce qui est préoccupant à bien des égards. Ensuite, la méfiance des travailleurs du service public vis-à-vis des décideurs politiques, nourrie par la crainte, souvent fondée, de l’arbitraire politique et des pressions exercées, d’où notamment les crispations liées à toute évolution du statut du personnel de la fonction publique.

Et puis, last but not least, la méfiance des décideurs politiques envers l’administration. Les acteurs politiques paraissent littéralement englués dans leur jeu permanent de positionnement et leur recherche du meilleur rapport de forces. Comme le souligne fort justement Alain Eraly[2. A. Eraly, Le pouvoir enchaîné, Bruxelles, Labor, 2002, p. 298-299.], cette méfiance altère la qualité de la collaboration des décideurs avec les services publics, elle tient ces derniers à distance, voire les exclut des processus de prise de décision et aboutit à leur substituer des cabinets ministériels hypertrophiés. Ceux-ci apparaissant globalement dysfonctionnels et générateurs d’effets pervers. De plus, l’étiquetage est obsédant, il alimente souvent des ruminations paranoïdes : un fonctionnaire est « coloré » ou il n’existe pas et l’on doit se méfier a priori des fonctionnaires d’autres « couleurs ».

Par ailleurs, les médias et les partis politiques semblent souvent ne s’intéresser à l’existence des fonctionnaires que dans une situation de crise, avec la tentation toujours présente de trouver un bouc émissaire. Exemples récents : les inondations de juillet 2021 en Wallonie ou le dossier de pollution du groupe 3M en Flandre. La communication ministérielle va dans le même sens : les informations qui ont trait à des difficultés sont laissées aux administrations, celles qui ont un caractère novateur sont réservées au ministre, même lorsque cela ne concerne que des aspects opérationnels. Des pratiques plus concertées et collaboratives sont également présentes, bien que moins fréquentes. Ce modus operandi renforce évidemment les clichés injustes véhiculés depuis longtemps à l’égard de ceux qu’on aime appeler « ronds de cuir », alors qu’ils sont beaucoup plus souvent de véritables « civil servants »[3. Littéralement « serviteurs publics », expression utilisée en Grande-Bretagne pour désigner les fonctionnaires.].

Le parasitage par les cabinets ministériels

Le temps est loin où les ministres n’avaient le droit de s’entourer que de cinq collaborateurs[4. Arrêté royal du 20 juin 1946.] ! L’argument souvent avancé pour le développement des cabinets évoque les pesanteurs bureaucratiques. Or, comme le décrit A. Eraly, cette réaction au problème a pour effet de créer un parfait cercle vicieux et de renforcer celui-ci. Sous le couvert d’une lutte contre les pesanteurs bureaucratiques, et au lieu d’investir dans l’accroissement des compétences et des performances des administrations, les partis politiques belges, en ce y compris ceux qui parlent volontiers de « faire de la politique autrement », centralisent une partie du travail des administrations au niveau politique.

Cette approche, au lieu de solutionner les difficultés rencontrées, a au contraire pour effet de les renforcer : elle accentue la démotivation des fonctionnaires et ajoute des difficultés liées à l’inexpérience d’une partie des collaborateurs des cabinets et à leur organisation souvent peu professionnelle. Inspirés historiquement par le modèle français, ces entourages pléthoriques sont conditionnés, selon certains analystes, par quatre grandes propriétés du système politique belge : le régime de coalition, la complexité institutionnelle, la particratie, et l’exclusion de l’administration de la décision politique[5. M. Göransson et A. Eraly, « Les cabinets ministériels en Belgique, entre coalition et particratie », in Le règne des entourages, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 2016.].

La réforme « Copernic », intervenue au plan fédéral dans les années 2000, aurait dû conduire à la réduction du rôle des cabinets et au développement d’une approche stratégique au sein des administrations. Il n’en a rien été et ce fut sans aucun doute une belle opportunité manquée, alors que la modernisation des services publics exigeait impérativement une clarification des rôles[6. M. Damar, Le pilote et le fonctionnaire, Presses universitaires de Namur, 2008.], ce qui aurait contribué au progrès d’une administration orientée vers la qualité et les résultats.

On a créé des « cellules stratégiques » et des « secrétariats » qui ne sont que de nouvelles dénominations pour la même réalité, et le nombre de collaborateurs a continué à augmenter. Par ailleurs, la création de « conseils stratégiques », composés de fonctionnaires et d’experts externes, avait été annoncée afin d’éclairer les ministres sur les grands dossiers. Cette expérience a été un échec en ce que ces organes n’ont pas été mis en œuvre dans la plupart des SPF et qu’ils ont été supprimés en 2008. Le moins qu’on puisse dire est qu’on assiste à un dialogue hésitant, voire dans certains cas à un dialogue de sourds entre les administrations et les décideurs politiques[7. P. Meunier, « Copernic n’a pas tout arrangé », Politique, n°78, janvier-février 2013 (en ligne).]…

D’autres modèles

Lorsqu’on procède à une comparaison de la situation belge avec d’autres pays européens, il apparaît que notre système politico-administratif pourrait parfaitement se passer de cabinets ministériels. Les différentes caractéristiques précitées ne rendent pas ces cabinets incontournables ni indispensables[8. M. Göransson et A. Eraly, « Les cabinets ministériels en Belgique, entre coalition et particratie », in Le règne des entourages, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 2016.]. Deux exemples ci-après. Le Danemark tout d’abord, qui tout comme la Belgique est gouverné par des coalitions. Ce sont des fonctionnaires qui fournissent aux ministres l’assistance technico-professionnelle sur des éléments juridiques, économiques ou sur toute analyse d’impacts techniques d’une politique particulière. Cette assistance peut également englober la présentation des initiatives du ministre aux médias. Les directions générales des administrations sont les interlocutrices privilégiées des ministres, ce sont elles qui organisent cette assistance, délèguent aux autres hauts fonctionnaires de leurs départements, coordonnent le travail. Une autre fonction importante auprès du ministre est celle du secrétariat privé. Généralement jeune fonctionnaire, cette personne est responsable des contacts ministériels avec le Parlement, de l’agenda et des relations avec la presse. Tous ces fonctionnaires remplissent leur fonction avec loyauté et neutralité politique.

Aux Pays-Bas, dont le gouvernement est caractérisé lui aussi par des coalitions, des interlocuteurs privilégiés des ministres sont également les fonctionnaires dirigeants des administrations. Ces dirigeants s’appuient, dans chaque département, sur une équipe d’une quinzaine de fonctionnaires chargés d’assister le ministre dans le processus de décision politique. Le ministre dispose d’un assistant politique et d’un porte-parole personnel.

Déontologie et préparation de la politique

Et pourtant, l’expertise des fonctionnaires présente a priori l’avantage d’être indépendante des groupements d’intérêts, là où les décideurs font l’objet d’un lobbying intense, d’avoir un suivi des législations et des processus concrets sur le moyen et le long terme, là où les décideurs ont le regard rivé sur l’immédiateté et le court terme.

Le rôle d’une administration, ou d’un fonctionnaire, tel qu’il est prévu par leurs règles déontologiques, n’est en effet pas d’interférer dans le processus de décision politique, mais devrait être, bien plus que ce n’est le cas, d’éclairer et d’informer les décideurs des différents choix possibles et de leurs conséquences[9. Voir M. Damar, op. cit.] Une fois la décision prise, elle doit être exécutée loyalement, à l’exception bien entendu d’actes qui seraient contraires aux lois ou à la Constitution.

À cet égard, il faut souligner que les décideurs n’aiment pas reconnaître que l’on ne peut tout exécuter en même temps dans le cadre des moyens disponibles. La question des délais de mise en œuvre d’une politique ou d’un dossier précis est donc un sujet récurrent de discussions. Cela ne peut bien entendu signifier pour les fonctionnaires de rechercher systématiquement les arguments qui plaident en faveur du refus de concrétiser une idée politique.

Par contre, approfondir cette idée, en peser le pour et le contre, rechercher à l’étranger les approches qui y sont développées, c’est assurément contribuer à éclairer les choix politiques de manière professionnelle et loyale. Ainsi par exemple, j’ai pu observer des démarches utiles et éclairantes : l’élaboration d’un plan « Kyoto-Transport » déposé par le SPF Mobilité auprès du formateur après les élections fédérales de 2007, ainsi que le memorandum de Bruxelles Mobilité auprès du formateur bruxellois après les élections régionales de juin 2014.

Liberté d’expression et lancement d’alertes

Relevons par ailleurs que depuis quelque temps, une certaine liberté d’expression individuelle a été reconnue aux fonctionnaires. Ceux-ci peuvent parler et publier librement sans devoir demander l’autorisation de leur hiérarchie. On attend d’eux toutefois de s’abstenir de conduites « portant atteinte à la dignité de leur fonction et au respect dû à leur administration et aux autorités »[10. Circulaire n° 404 du 8 décembre 1994.]. On parle souvent d’un « devoir de réserve » ; l’interprétation à donner à ces termes est que les fonctionnaires peuvent s’exprimer librement sur le fonctionnement et l’action de l’administration, y compris de manière critique mais en restant modérés dans leurs propos[11. F. Krenc, « Des droits fondamentaux des fonctionnaires de l’Union et de la discipline », juillet 2017.]. Quand faut-il qu’un fonctionnaire individuel « sorte du bois » et s’exprime en tant que tel dans le débat public ? Je distingue au moins deux cas de figure distincts où une prise de parole dans les médias me paraît justifiée et ne pas être en infraction avec la déontologie, à condition qu’elle s’en tienne aux faits et que sa communication n’ait aucune connotation de politique partisane.

Soit cette personne a un certain niveau de responsabilités et elle estime se retrouver dans une situation de « double contrainte »[12. S. Lahlou, « Faire face à la double contrainte dans les organisations », mars 1998.] intenable, par exemple celle d’appliquer en même temps des décisions politiques ambitieuses et une rigueur budgétaire empêchant de disposer de moyens adéquats. Soit elle fait partie d’une administration, sans pour autant avoir une fonction de direction, mais elle fait part d’un constat de violations flagrantes de la légalité ou des droits humains.

Une expertise précieuse et méconnue

Les considérations qui vont suivre ne concernent pas les organismes publics spécialisés, tels que le Bureau fédéral du plan, Perspective Brussels[13. Bureau bruxellois de planification créé par une ordonnance du 29 juillet 2015. ordonnance du 29 juillet 2015. (https://perspective.brussels/fr).], ou le Service stratégie du SPW[14. https://spw.wallonie.be/.], dont la mission et l’activité de base sont précisément de fournir une expertise aux décideurs. C’est cependant l’occasion de souligner à quel point leur existence est essentielle et doit être préservée et soutenue.

Des dizaines de milliers de personnes dans notre pays acquièrent et développent en permanence de la connaissance sur les législations et les réglementations, sur les domaines et matières qu’elles visent, sur la manière dont elles sont mises en œuvre, mais aussi sur la manière dont les services publics fonctionnent concrètement : processus de travail, procédures à suivre, modes d’interaction avec les citoyens ou les entreprises. L’expertise qui existe au sein des administrations est insuffisamment prise en considération dans les débats publics. Or elle recèle un potentiel remarquable d’aide à la prise de décision, à l’étude d’impact ou à l’évaluation des politiques publiques, ou encore à la mise au point de stratégies publiques de moyen ou long terme.

Il en est de même pour les parastataux de la sécurité sociale et les autres organismes à gestion autonome, bien que, dans ce cas, on observe, selon moi, moins de manque d’écoute, essentiellement grâce à cette distance avec le pouvoir politique. Ce qui fait souvent défaut dans la définition des politiques (énergie, mobilité, économie, etc.), c’est la présence d’une vision stratégique à long terme dotée d’une planification claire. La décision se borne souvent à faire face à des crises, dont l’origine tient soit à des évènements importants, soit à des blocages politiques (les exemples de ces deux catégories abondent).

D’aucuns estiment donc que les cabinets ministériels sont un exemple parfait de la manière dont on investit de manière erronée au sein du secteur public. Ils estiment que les crédits actuellement consacrés aux cabinets devraient plutôt servir à attirer des experts au sein du secteur public, où ils pourraient mettre leur formation, leur connaissance et leurs réseaux, au service des citoyens[15. Voir F. Van Massenhove, « Kabinetskost », Waardeloos zonder waarden, 20 septembre 2020 (https://frankvanmassenhove.org).]. Lorsqu’une décision politique énonce un objectif à long terme, elle se borne souvent à définir une échéance sans préciser des étapes contraignantes pour y parvenir (la sortie du nucléaire en est une bonne illustration).

Dans un tel contexte, les propositions émanant des fonctionnaires ou des administrations ne sont pas facilement acceptées comme des éléments de débat à part entière, elles sont parfois mises de côté pour des raisons partisanes. Pourtant la collectivité aurait tout à y gagner, plutôt que de laisser les gouvernements recourir trop souvent à des entreprises de consultance privée[16. Exemple vécu : là où d’aucuns niaient le sous-effectif de Bruxelles Mobilité souligné par cette administration, l’audit demandé par le gouvernement bruxellois à un consultant fit apparaître un manque criant de ressources de 102 ETP !], dont la première tâche sera à chaque fois de consulter… les administrations, d’en recevoir des informations et des chiffres, et de les utiliser ensuite avec un regard externe plus ou moins avisé.

Par ailleurs, au lieu de n’auditionner les fonctionnaires que dans le cadre d’enquêtes parlementaires, les assemblées auraient tout intérêt à le faire de manière régulière lorsque des mesures nouvelles ou des changements sont en préparation. Certaines commissions le font, mais ce n’est pas intégré structurellement dans leur mode de fonctionnement courant et reste donc dépendant d’un style de présidence ou d’exigences de certains parlementaires. De même, lorsque les notes de politique générale dans les différentes matières sont examinées par les parlements, la présence d’experts et/ou des fonctionnaires dirigeants concernés enrichirait les débats, qui se dérouleraient en meilleure connaissance de cause.

Mission d’expertise des services publics

Si l’on veut enrichir les débats grâce à l’apport de l’expertise des services publics, il me paraît que l’amélioration doit porter tant sur les aspects structurels (notamment dans l’organisation des procédures parlementaires, la définition des rôles) que sur les valeurs et les aspects comportementaux (respect, loyauté, confiance)[17. Sur les valeurs et à leur déclinaison en comportements, voir T. Auwers et F. Van Massenhove, Travailler de chez vous çà va de soi, Bruxelles, Racine, 2013.].

Par ailleurs, l’informatisation importante des services publics offre également des opportunités d’utilisation de données anonymisées pour évaluer l’impact des politiques, les délais de délivrance des services, etc. Les expériences positives de participation des administrations à la définition et à l’évaluation des politiques publiques sont le fruit de changements apportés de manière globale au fonctionnement de ces organisations. Ainsi par exemple, l’importance donnée aux fonctions d’expertise dans les services, l’encouragement des approches critiques constructives, la création de centres de connaissances, services d’études, ou de directions à vocation stratégique, à des approches transversales au sein des administrations, sont autant de facteurs importants.

Point essentiel aussi : que les gestionnaires aient confiance dans la capacité de leurs équipes à mettre au point des propositions de qualité. Ainsi, j’ai pu observer comment une équipe en charge du transport exceptionnel routier au plan fédéral a su, dans les années 2000, sortir de son cadre habituel de travail pour réaliser, avec ses interlocuteurs d’une autre direction, une étude de terrain sur les possibilités de réaliser ce type de transport par voie d’eau ; cette analyse a permis de mettre en évidence à quel point ce type de solution était sous-utilisée.

Sur le plan des carrières professionnelles, la fonction publique belge reste engluée dans une approche où il est nécessaire de postuler à une fonction de gestion (d’équipe, de service) pour pouvoir progresser dans une carrière professionnelle. Ce qui ne correspond pas à la réalité des compétences et des aspirations, d’une part, et ne valorise pas le développement des connaissances et des compétences des experts, d’autre part. Il y aurait donc une plus-value forte à modifier cette situation.

Participation citoyenne et coproductive

Des fonctionnaires sont amenés à siéger régulièrement dans les organes de concertation créés par les pouvoirs publics, soit comme experts assistant les interlocuteurs sociaux par exemple, soit comme représentants de leur administration et interlocuteurs de secteurs professionnels et/ou d’autres administrations. Dans le second cas de figure, l’attention portée à un certain pragmatisme dans les procédures administratives ou les processus de contrôle peut receler bien des pièges sur le plan déontologique.

Certains groupes d’intérêt peuvent être amenés à exercer des stratégies de lobbying fortes qui pourraient faire dériver les fonctionnaires concernés dans leurs recommandations auprès des décideurs. La mise en place de directives et garde-fous méthodologiques se révèle donc importante à cet égard. Elles doivent permettre d’aboutir à des solutions « coproduites » pour des problèmes organisationnels, par exemple certaines procédures trop bureaucratiques, sans porter atteinte aux objectifs et à l’impact sociétal des politiques décidées démocratiquement.

Toutefois il y a un domaine où l’expertise des services publics gagnerait à faire évoluer ses méthodes, il s’agit de la participation citoyenne et du débat public sur les projets envisagés par les pouvoirs publics (par exemple dans le domaine de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme ou de la mobilité). Une approche moins technocratique, des enquêtes de satisfaction avec questionnement ouvert, une communication plus claire et une plus grande écoute à l’égard des citoyens permettrait d’aboutir à des formes de « coproduction »[18. Voir aussi Tr. Steen, T. Nabatchi, D. Brand, « Introduction au numéro spécial sur la coproduction dans les services publics », Revue internationale des sciences administratives, n° 1, vol. 82, 2016.] de solutions pour la mise en œuvre des projets en question.

Le débat sur l’acquisition de matériel roulant des entreprises de transport en commun et l’aménagement des arrêts ou des gares est un bel exemple. L’administrateur-délégué de la SNCB estimait au début des années 2000 que cette question était « l’affaire des ingénieurs » (sic). Si ceux-ci travaillent dans l’optique où ce qui compte exclusivement c’est de faire rouler correctement et en sécurité un train ou un métro d’un point à un autre, la chance est grande que leurs réalisations amènent un nombre important de problèmes concrets d’accessibilité pour les usagers : plancher des véhicules trop hauts, hauteur différente du plancher susdit et du quai, accessibilité difficile – voire impossible – pour près de la moitié des usagers (voitures d’enfants, valises lourdes, fauteuils roulants, personnes rencontrant des difficultés de déplacement, etc.). La chance est grande également pour les pouvoirs publics de devoir a posteriori, soit constater qu’il est impossible de remédier à ces situations (métro de Paris), soit consacrer des sommes énormes pour le faire (ascenseurs du métro de Bruxelles).

Mais il y a aussi, sur base de mon expérience personnelle[19. Au sein de Beliris (opérateur public en matière d’aménagement du territoire et de mobilité à Bruxelles) et de Bruxelles Mobilité.], des progrès importants à réaliser dans la méthodologie des aménagements ou réaménagements d’infrastructures ou de bâtiments publics. Souvent le premier lieu ouvert à la prise de parole des citoyens est celui où les fonctionnaires sont amenés à présenter un projet tout ficelé et déjà longuement discuté avec différentes instances. Autre difficulté fréquente : la présence lors de ces consultations de politiques locaux apportant énormément d’ambiguïté au cadre de discussion. Pourquoi ne pourrait-on pas, avant même de concevoir la mise en œuvre des projets et les différentes solutions techniques possibles, prévoir des consultations pour écouter les attentes des usagers, et installer des processus, éventuellement itératifs, permettant de les associer au travail de conception avant même de passer aux procédures formelles et indispensables de consultation des différentes parties prenantes ?

L’expertise des services publics y gagnerait sur plusieurs plans : non seulement au niveau de leur image, mais aussi au niveau de l’efficacité de leur action et de la qualité de leurs réalisations. Une véritable « révolution copernicienne » résiderait dans un changement des comportements et des méthodologies dans l’ensemble des processus de prise de décision du secteur public. On sait cependant combien il est complexe et difficile de lancer un cercle vertueux. Quand j’observe de près l’évolution des services publics, j’estime que les mentalités et les pratiques évoluent à petits pas. La balle est à mon sens dans le camp des décideurs politiques.

Un peu de courage politique : une autre dynamique pourrait être impulsée et contaminer positivement l’ensemble des acteurs concernés.

(L’image de la vignette et dans l’article est sous CC BY-ND 2.0 ; photographie prise lors d’une manifestation contre une réforme des services publics, en France, par Jeanne Menjoulet en mars 2018.)