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Réponse d’un autre Juif de gauche face à l’antisémitisme en Belgique

Cher Sacha,

Tu viens de publier sur le site de Politique une « lettre à la gauche belge face à la montée de l’antisémitisme ».  Comme il n’y a aucune chance que « la » gauche te réponde, vu qu’il y a, comme chacun sait, plusieurs nuances de gauche, je vais tenter de te répondre juste en mon nom. À partir aussi d’un point commun : je suis, comme toi, un Juif de gauche.

En t’adressant à « ta gauche », je me suis demandé à qui tu t’adressais en vérité. Je ferraille souvent avec des personnes qui transposent mécaniquement les réalités françaises à la Belgique sans voir à quel point ces deux pays sont différents. J’ai eu l’impression que tu faisais la même chose.

La France compte environ vingt fois plus de Juifs que la Belgique, pour une population qui n’est même pas six fois plus nombreuse. La moitié des Juifs de France vient du Maghreb, principalement d’Algérie, d’où elle a importé le contentieux de la guerre d’indépendance, tandis que les Juifs de Belgique, très majoritairement originaires d’Europe de l’Est, n‘avaient jamais vu un Arabe avant d’arriver ici. Le rapport à Israël est aussi très différent. La Belgique est peu impactée par le conflit israélo-palestinien, tandis que la France, depuis Sarkozy et Hollande, s’aligne sans réserve derrière Netanyahou, tout en développant un genre d’islamophobie d’État au nom de prétendues valeurs républicaines. Bref, les Juifs vivent beaucoup moins sous tension en Belgique qu’en France.

Tu nous parles d’une « violence antisémite se déployant partout en Europe ». On ne doit pas vivre sur le même continent.


Tu nous parles d’une « explosion d’une rare intensité de haine antisémite ». Plus loin d’une « violence antisémite se déployant partout en Europe ». On ne doit pas vivre sur le même continent. Je vois bien l’amplification de la petite musique antisémite, comme à chaque pic de violence en Israël-Palestine. Mais « d’une rare intensité» ? Cela, je l’entends sans m’en étonner dans la bouche d’un Joël Rubinfeld, qui voit de l’antisémitisme jusque dans le gouvernement fédéral belge, qui désigne le PS, le PTB et Écolo comme les courroies de transmission de l’antisémitisme contemporain et qui dénonce, je le cite, « un nouvel antisémitisme particulièrement pernicieux, car il s’exprime dans la langue des droits de l’Homme ». Mais toi, à quoi fais-tu allusion ?

« Notre » erreur, suggères-tu, serait notre incapacité à considérer les Juifs comme une minorité. Je partage cette critique, mais elle s’adresse à un courant – le courant décolonial ou de « l’antiracisme politique » – qui ne se revendique même pas de la gauche. La gauche, historiquement, est un concept « blanc ». Ce courant, qui en France polarise bien des débats, est presque inexistant en Belgique, même si cette discussion m’intéresse. (Voir mon billet de blog Les Juifs sont-ils des Blancs ? .)

Mais pour que les Juifs soient reconnus comme une minorité, faudrait-il encore qu’ils le souhaitent. Ni la France jacobine, ni la Belgique francophone, souvent mimétique, ne reconnaissent l’existence de minorités ethnoculturelles. En revanche, la Flandre, plus proche du logiciel anglo-saxon, les reconnaît depuis 1998 par décret. À partir de là s’est constitué un Forum des minorités regroupant via des fédérations près de 1500 associations ethnoculturelles. Les associations juives regroupées dans le Forum d’Anvers ont toujours refusé d’en faire partie. Pour ne pas se mélanger avec des « allochtones » ?

Pour que les Juifs soient reconnus comme une minorité, faudrait-il encore qu’ils le souhaitent. Ni la France jacobine, ni la Belgique francophone, ne reconnaissent l’existence de minorités ethnoculturelles.

Ce malentendu, assez vivace dans la mouvance décoloniale française, n’existe pas en Belgique dans le mouvement antiraciste : ici, les Juifs ont toujours été reconnus par ce mouvement comme constituant une minorité racisée au même titre, par exemple, que les Arabo-musulmans ou les Afrodescendants, et pas comme des « Blancs dominants ». Tu as pu en juger par toi-même dans tes contacts avec la coalition antiraciste Napar. Évidemment, ce qui n’aide pas, c’est que les courants hégémoniques de notre communauté refusent ce rapprochement avec horreur. À nous de les démentir.

Je n’ai pas non plus l’impression que la gauche belge tombe dans le piège que tu dénonces en se sentant obligée de choisir entre Juifs et Musulmans. Je ne vois ni de Valls ni de Mélenchon dans notre personnel politique.

La question d’Israël

Tu fais le lien entre l’antisémitisme et Israël. En effet, aujourd’hui, il est impossible de les déconnecter, et c’est un vrai malheur. S’agissant d’Israël, il me semble comme à toi que sa perception comme incarnation du mal absolu – une sorte de « bushisme » inversé – alimente à plein jet l’antisémitisme contemporain tout en ravivant l’antisémitisme traditionnel qui profite de l’effet d’aubaine.

Mais, à mes yeux, Israël n’est ni l’expression d’un colonialisme aveugle ni l’expression de la nécessité absolue pour une minorité opprimée de se constituer en État, soit les deux branches de ton alternative. La réalité est beaucoup moins binaire.

Pour la majorité des Juifs opprimés, la perspective n’était pas du tout d’émigrer dans la Palestine mandataire pour « se constituer en État ». Leur terre promise, ils l’ont trouvé aux États-Unis d’Amérique. Seuls 3 % des Juifs qui quittèrent leur terre natale en Europe de l’Est, aux XIXe et XXe siècles, avant 1940, choisirent la Palestine comme destination, sans parler de ceux qui, comme les socialistes du Bund, préféraient lutter sur place pour un monde meilleur, avec leurs camarades russes et polonais.

Tu as raison de rappeler que les Juifs qui émigrèrent en Palestine n’étaient pas des colons cupides. Mais que voit-on par l’autre bout de la lorgnette ? Des Palestiniens.

Jusqu’en 1945, le sionisme était une option très minoritaire parmi les populations juives ashkénazes et presque totalement inexistante dans les populations sépharades du Maghreb et du Proche-Orient. Mais, en effet, la Shoah a tout changé et la Palestine devint, à la Libération, la seule destination disponible pour des milliers de personnes déplacées qui n’avaient où aller.

Tu as raison de rappeler que les Juifs qui émigrèrent en Palestine n’étaient pas des colons cupides venant faire fortune sur le dos des indigènes. Mais que voit-on quand on regarde cette émigration par l’autre bout de la lorgnette ? On voit des Palestiniens, chassés des terres qu’ils cultivaient parce que leurs propriétaires les avaient vendues, exclus de leur travail parce que les syndicats juifs obligeaient les patrons juifs à n’employer que de la main-d’œuvre juive, puis chassés de leurs maisons et de leurs villages lors de Nakba en 1948, avec interdiction d’y revenir quand les fusils se sont tus. Pour ceux-là qui virent des Européens débarquer chez eux pour prendre leur place, c’était bien un processus colonial qui fut à l’origine de leur malheur. En quoi le fait que ces Européens aient été les rescapés d’un génocide diminuait le préjudice que les Palestiniens subirent à ce moment-là et depuis lors ?

L’histoire ressemble rarement à sa légende dorée. La Palestine n’était pas vraiment « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », comme l’affirmait la vulgate sioniste. Dans la douleur et en n’hésitant pas à recourir au terrorisme pour atteindre ses fins, un peuple parlant l’hébreu a fini par s’enraciner sur place et il n’en partira plus. Entre le Jourdain et la mer, il y a désormais des Juifs et des Arabes, en nombre à peu près égal, qui devront trouver le moyen de cohabiter sans que les uns ne dominent les autres. Nous partageons cette perspective, même si cet horizon s’est éloigné un peu plus aujourd’hui : avec le leadership calamiteux que ces deux peuples se sont donné, il est bien minuit dans le siècle sur cette terre meurtrie.

Qui a nourri le monstre ?

Le Hamas : je n’ai pas envie d’en rajouter ici. Je n’ai pas attendu le 7 octobre pour décevoir certains de mes amis anti-impérialistes qui pensent, contrairement à moi, qu’un peuple qui lutte pour sa libération peut absolument tout se permettre. (Palestine : une critique du Hamas, 25 mai 2021). Mais là aussi, il faut retourner la lorgnette. Pour ce qui est du recours au terrorisme, Israël n’a pas de leçon à recevoir. (Voir mon billet Terroriste toi-même, 18 octobre 2023).

Du point de vue d’une famille endeuillée, un terroriste en keffieh n’est pas plus abject qu’un autre en cravate, qui ordonne depuis son bureau de bombarder un hôpital.

Du point de vue d’une famille endeuillée, un terroriste en keffieh qui égorge une vieille femme sans défense n’est pas plus abject qu’un autre en cravate qui ordonne depuis son bureau de bombarder un hôpital sans se salir les mains. L’antisémitisme du Hamas ne m’apparaît pas plus détestable que le racisme anti-arabe des Ben Gvir et Smotrich qui tiennent le gouvernement israélien sous leur coupe et qui ne se privent pas de mettre leurs principes suprémacistes en pratique dans les territoires qu’ils contrôlent. Il y a pourtant une différence : ceux-là siègent dans un gouvernement avec lequel l’Europe entretient les relations les plus cordiales, tandis que le Hamas est sur une liste de parias.

Si le Hamas est devenu un monstre, on sait aussi très bien qui l’a nourri. L’Autorité palestinienne s’est déconsidérée par sa corruption et sa coopération militaire avec les forces d’occupation et Israël garde obstinément dans ses prisons de nombreux leaders palestiniens qui, comme Marwan Barghouti, pourraient être les Mandela d’une solution politique. Le massacre du 7 octobre fut horrible et je l’ai dénoncé dès que j’en ai pris conscience. Mais que restait-il comme option aux Palestiniens, à part s’écraser complètement ou s’expatrier, comme les dirigeants israéliens le souhaitent à haute voix ? Quand on enferme tout un peuple dans une cocotte-minute, on ne doit pas s’étonner qu’un jour elle explose.

Comme toi, je pense que la gauche a du mal à intégrer la lutte contre l’antisémitisme dans son logiciel. Mais pour une tout autre raison.

En Belgique, je ne vois pas qui, à gauche, à part des franges très minoritaires, remettrait aujourd’hui en cause le droit d’Israël à exister ou qui aurait eu des réticences à condamner l’action barbare du 7 octobre. (Peut-être est-ce différent dans le microcosme universitaire que tu connais mieux que moi.) Mais il me semble que ce droit est inséparable de la mise en œuvre du droit symétrique du peuple palestinien, dans le cadre d’une solution politique globale. Quant à moi, je ne pourrai jamais m’accommoder d’États ethniques, où certains auraient plus de droits que d’autres en fonction de leur « race » ou de leur religion. Le vieux rêve de la gauche sioniste d’un État qui soit à la fois juif et démocratique est une contradiction dans les termes. C’est soit l’un soit l’autre.

Un rôle à jouer

Revenons à ton point de départ. Oui, comme toi, je pense que la gauche a du mal à intégrer la lutte contre l’antisémitisme dans son logiciel. Mais pour une tout autre raison. L’antisémitisme a muté. Les Juifs ne sont plus discriminés (au logement, à l’emploi, à la promotion ou face à la police). À de rares exceptions près, l’hostilité à leur égard se manifeste désormais de façon diffuse, comme un « antisémitisme d’atmosphère ». Une remarque déplacée, un préjugé qui se lâche, une plaisanterie de mauvais goût ou, à l’inverse, une avalanche de louanges suspectes. Cette petite musique a des racines anciennes. La culpabilité européenne l’avait refoulée, mais, depuis quelques années, elle remonte à la surface et se fait plus insistante. Elle épouse les récentes poussées de complotisme (Gilets jaunes, Covid) et est amplifiée par la caisse de résonance des réseaux sociaux. L’actualité dramatique, comme à Gaza, lui donne des ailes, à partir de la perception des Juifs et d’Israël comme formant un mécanisme unique et indifférencié. Et, de temps en temps, elle explose en crimes de sang.

Il faut arriver à toucher les publics populaires, y compris issus de l’immigration, ceux auxquels les gauches s’adressent en général et où le stéréotype du Juif qui tire les ficelles est sans doute le plus vivace.

On sait comment lutter contre les discriminations : tests de situation, quotas, plans de diversité, affirmative action, mystery calls… Mais contre l’antisémitisme, c’est beaucoup moins évident. Je me méfie en général des injonctions top down (« être raciste, c’est pas bien », dit le maître) qui peuvent même être contre-productives tant est grande la crise de l’autorité. Il faut arriver à toucher les publics populaires, y compris issus de l’immigration, ceux auxquels les gauches s’adressent en général et où le stéréotype du Juif qui tire les ficelles est sans doute le plus vivace. Ce n’est qu’ainsi qu’on évitera de déchirer de façon irrémédiable notre tissu social au détriment des Juifs qui seraient alors abandonnés pour de bon, comme tu le crains. C’est un vaste chantier, bien plus exigeant que de faire, la main sur le cœur, des déclarations sans lendemain. Comme Juifs de gauche, comme antiracistes conséquents, nous avons là un fameux rôle à jouer.