Racisme
Antisémitisme à gauche ? Du non-sujet à l’impensé, le cas de la Belgique francophone
25.04.2024
Par une inversion paradoxale du cours de l’histoire des idées politiques, la gauche est stigmatisée, depuis quelques années, comme l’un des principaux vecteurs de l’antisémitisme en Belgique francophone.
Chaque poussée de violence dans le conflit israélo-palestinien est mise à profit pour renforcer le récit d’une gauche représentant le nouveau vecteur principal de l’antisémitisme. La séquence qui a débuté le 7 octobre 2023 n’échappe bien entendu pas à cette règle. Fait nouveau, elle se déroule dans le contexte d’une normalisation de l’extrême-droite en Europe.
Existence ou non-existence ?
La plupart des partis européens d’extrême-droite a bien compris l’opportunité électorale et politique que leur ouvre une certaine lecture du conflit israélo-palestinien, désormais inscrite dans la théorie d’un affrontement entre les démocraties libérales et l’«islam politique». Ces partis extrémistes se présentent maintenant comme les meilleurs alliés des communautés juives d’Europe et d’Israël et désignent, avec la complaisance d’une partie de la droite,la gauche comme leur pire ennemie. Dépeindre l’ensemble de la gauche comme un bloc homogènement antisémite supposerait de s’intéresser non seulement aux faits, mais également d’analyser son ADN idéologique, qui reste aux antipodes de l’antisémitisme. Cela mène aussi à se poser la question de l’existence d’un antisémitisme à gauche en Belgique francophone.
Défenseur de la création d’un « foyer Juif en Palestine » (Declaration Balfour), Émile Vandervelde ne remit jamais en question sa légitimité.
À l’inverse de la France, on retrouve, en Belgique francophone, peu de traces historiques de l’antisémitisme à gauche. Émile Vandervelde a donné le cap dès les années 1920. Défenseur de la création d’un foyer Juif en Palestine (selon les termes de la déclaration Balfour), le dirigeant historique du Parti ouvrier belge (POB) était avant tout fasciné par les ferments ouvriéristes du projet sioniste et, même s’il a pu s’inquiéter vers la fin de sa vie du tournant capitaliste de la création d’un état juif en Palestine, il ne remit jamais en question sa légitimité.
La position de Vandervelde, dont l’influence intellectuelle sur la gauche belge est immense jusqu’à sa mort en 1938, est contrebalancée par l’antisémitisme de son double méphistophélique, Henri De Man, et par celui d’autres figures du socialisme d’avant-guerre comme Jules Destrée et surtout Edmond Picard. Cet antisémitisme à gauche trouve son principal moteur, dans l’assimilation des Juifs aux puissances financières et à leur appartenance à une classe sociale de «parasites», un des éléments structurants de tout l’imaginaire antisémite du 19esiècle, qu’il soit de droite ou de gauche.
Dans l’après-guerre, le Parti socialiste reste, même après le départ de Paul-Henri Spaak, globalement aligné sur la ligne Vandervelde et entretient des relations assez soutenues au sein de l’Internationale socialiste aussi bien avec l’OLP qu’avec le Parti travailliste israélien, tout en assumant, au niveau belge, une proximité avec le Centre communautaire laïc juif. La gauche francophone belge ne se limite évidemment au POB/PS et les autres composantes de celle-ci, ne sont pas plus assimilables à une gauche qui serait antisémite.
Du non-sujet…
L’antisémitisme est, historiquement au sein de la gauche francophone, de l’ordre du non-sujet, au moins jusqu’aux guerres successives menées par Israël dans la Bande de Gaza, après son retrait en 2007. En Belgique, ces conflits ont changé la donne. Le conflit israélo-palestinien devenant aussi une question de politique intérieure. Il n’est plus perçu, comme il le fut pendant longtemps,comme le récit tragique de deux peuples qui «méritent» un territoire (malgré l’évident déséquilibre des forces en présence), mais est essentiellement lu dans sa dimension coloniale.
La sensibilité particulière de la communauté arabo-musulmane suffirait, selon certains, à expliquer la complaisance de la gauche vis-à-vis d’un « nouvel antisémitisme ».
Ce changement de perspective, et la sensibilité particulière de la communauté arabo-musulmane face à ce conflit, suffirait, selon certains, à expliquer la complaisance de la gauche vis-à-vis d’un «nouvel antisémitisme ». Ce schéma narratif, inspiré par des intellectuels néoconservateurs comme Pierre-André Taguieff, repose sur un syllogisme assez simpliste. En cherchant à s’assurer les voix des électeurs d’origine arabo-musulmane, la gauche aurait non seulement mis en sourdine son combat contre l’antisémitisme, mais elle aurait aussi embrassé et normalisé la judéophobie supposée de sa nouvelle cible électorale.
Ce sont des figures du Parti socialiste qui sont indissociablement liées aux lois réprimant l’antisémitisme et le négationnisme.
La principale faille de cette interprétation réside dans les faits. Il n’y a rien qui, dans l’action politique globale des partis de la gauche francophone, permettrait de corroborer cette thèse. Au contraire, ce sont des figures du Parti socialiste qui sont indissociablement liées aux lois réprimant l’antisémitisme et le négationnisme et, plus récemment, au renforcement de l’enseignement de la Shoah dans le secondaire. Et rien, dans l’action politique d’Écolo ou du PTB ne permet non plus de conclure, de manière aussi radicale, à un «basculement antisémite».
Est-ce à dire que la gauche francophone serait complètement immunisée par rapport à l’antisémitisme ? Tout d’abord, l’absence d’un antisémitisme structurel à gauche ne postule pas son inexistence. L’antisémitisme a vécu et vit autour de quelques personnalités de gauche dans les milieux universitaires. Notamment à partir du compagnonnage avéré entre certaines de ces personnalités avec les thèses de Robert Faurisson. Mais cette gauche, qu’on pourrait qualifié désormais de «soralienne» a du mal à exister en dehors de quelques comptes actifs sur les réseaux sociaux.
Il y a aussi des situations de dérapages individuels. Sans les considérer comme anecdotiques – surtout lorsqu’ils sont le fruit de maladresses réelles –, leur addition ne forme pas un continuum idéologique et ils existent plus par l’écho qu’on leur donne que par leur réelle signification.
… à l’impensé
Quoi qu’il en soit, l’absence d’un antisémitisme «structurel» ne doit pas cacher la vraie question de l’antisémitisme à gauche : celle de son invisibilisation progressive.
Celui-ci est devenu, à gauche, un impensé. Le combat contre les discriminations a amené une partie de la gauche à rendre l’antisémitisme soluble dans le combat antiraciste. La fin des discriminations à l’égard des Juifs et Juives a progressivement invisibilisé l’antisémitisme et les a fait basculé dans le groupe des dominants. Les Juifs sont devenus, pour reprendre l’expression de la sociologue française Illana Weizman «des blancs comme les autres» pour ceux et celles qui, à gauche, ont fait du prisme décolonial la principale grille de lecture des phénomènes sociaux, quitte à gommer certaines nuances.
Il existe pour les Juifs et Juives de Belgique, y compris chez ceux et celles qui militent à gauche, une incompréhension face à la centralité de la question palestinienne pour une partie de la gauche francophone qui s’est fort peu mobilisée sur d’autres conflits tout aussi meurtriers, comme la guerre civile en Syrie voire y a défendu des positions totalement contradictoires avec celles qu’elle défend pour la Palestine. Bien entendu, cette focalisation n’est pas en soi un marqueur antisémite mais elle contribue à ce sentiment d’abandon qu’ont les Juifs et Juives à l’égard de la gauche. Un sentiment qui sert de carburant aux néoconservateurs de tous poils pour affirmer, afin de mieux dédouaner la droite et l’extrême-droite de leur propre antisémitisme, que c’est désormais de la gauche que les Juives et Juifs doivent avoir peur.
C’est en France qu’il faut aller chercher une conclusion à notre réflexion. Parmi d’autres signaux, le cas du député LFI David Guiraud voire certaines déclarations de Jean-Luc Mélenchon interpellent. Ces positions ambigües (pour ne pas dire plus) offrent un boulevard à ceux qui ont fait de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme, une manière de faire taire la critique à l’égard d’Israël, rappelant que la gauche n’est pas, ontologiquement, immunisée contre l’antisémitisme, quelle que soit la justesse de ses autres combats.