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Résister au “travail intenable”

Que produit-on ? Qui en décide ? Dans quelles conditions ? Sous quelles formes d’organisation ? Avec quelles implications pour les populations et leur environnement ? La réponse à ces questions implique la population dans sa globalité. Or, les pouvoirs engagés dans la restructuration capitaliste des sociétés tendent à privatiser ces enjeux et à invoquer la fiction du marché libre pour proposer un cadre politique où presque seuls des propriétaires de capitaux décident du travail à réaliser (quelle production vers quelle demande solvable ?).

Il est vital que la défense des conquêtes sociales s’accompagne d’une offensive qui mette en avant la légitimité d’un contrôle démocratique sur le travail.

Le mouvement ouvrier a arraché le salaire aux mécanismes de marché en instaurant sa socialisation. Les négociations collectives sur les rémunérations, le temps de travail, l’instauration d’un système de protection sociale ont permis de légitimer les salariés et leurs représentants comme acteurs politiques. Ces conquêtes sont aujourd’hui menacées par le courant néolibéral qui entend reprivatiser le salaire. Dans cette conception, c’est le marché et sa main réputée invisible qui dictent le travail à réaliser et qui fixent le « juste prix » du salaire. Afin de contrer cette logique, il est vital que la défense des conquêtes sociales s’accompagne d’une offensive qui mette en avant la légitimité d’un contrôle démocratique sur le travail, ses conditions et ses formes d’organisation. Dans cette perspective, interroger les formes d’organisation du travail et les modes d’action collective qui permettent son irruption dans des espaces politiques et démocratiques devient déterminant. D’autant que la dégradation des conditions de travail s’approfondit et que, par un tour de force idéologique, les facteurs organisationnels de cette aggravation sont largement invisibilisés. Rendu responsable, le salarié devrait apprendre à gérer son stress et se former tout au long de la vie pour satisfaire aux exigences d’employabilité. La violence de cette offensive s’accentue encore au nom de « la crise » qui apparaît comme une opportunité pour le déploiement de politiques de précarisation sociale tant sur le lieu de travail que dans la société globale. Il apparaît dès lors déterminant de considérer les formes d’organisation du travail pour ce qu’elles sont : un dispositif politique déployant des techniques de domination. Cette perspective conduit à en dégager leurs caractéristiques et à interroger les conditions d’une résistance au « travail intenable ».

Travail et précarité

Les théories de l’organisation du travail ont pour objet de faire agir les individus dans un sens souhaité. Cela suppose la création de conditions particulières afin que des comportements spécifiques (de coopération productive, de compétition économique…) soient adoptés. La création de ce contexte spécifique fait nécessairement l’objet d’une lutte entre les différents protagonistes qui porte également sur la légitimité que chaque acteur pourra se construire pour intervenir sur ce qui le concerne. Différents régimes de production peuvent à cet égard être décrits comme des compromis sociaux. Dans le fordisme, le capital doit composer avec le collectif de travail afin qu’il soit mobilisable pour la production. Il est amené, par exemple, à reconnaître des organisations représentatives des travailleurs et négocier avec elles. Aujourd’hui, l’entreprise néolibérale fait tomber cette obligation. « Elle se rapproche d’un régime despotique par la formidable coercition que font peser sur les salariés les marchés financiers, le chômage et/ou la précarité de masse. Mais surtout, elle semble trouver le moyen d’extorquer la coopération sans avoir à tolérer l’existence de collectifs de travail stables. »[1.Thomas Coutrot, Critique de l’organisation du travail, La Découverte, p. 76.]. Alors que le travail est de plus en plus pénible et que la menace du chômage pèse de tout son poids, les formes d’organisation du travail mettent à mal les capacités de résistance collective des salariés. Ces derniers sont souvent dans l’impossibilité « d’entretenir des relations sociales durables »[2.Michel Vakaloulis, Le syndicalisme d’expérimentation, Paris, PUF, 2007, p. 22.]. L’entreprise, dont les frontières ne sont plus clairement délimitées, se caractérise par l’organisation par « projet ». Le long terme n’a plus cours. Ces changements parfois continuels génèrent un sentiment d’incapacité à pouvoir intervenir sur le cours des choses. Les moyens d’action habituels paraissent affaiblis pour faire face à ce chaos.

Organisation du travail et actions collectives

Ce qui est inédit, c’est que la volonté patronale d’affaiblissement de l’action syndicale s’appuie ici « sur les aspirations des salariés à l’autonomie et à la responsabilité dans le travail »[3.Michel Vakaloulis, Idem, p. 29.]. L’employeur veut avoir une prise directe sur chaque salarié. Dans cette logique d’individualisation des relations de travail, l’organisation syndicale risque d’être marginalisée et d’être reléguée au rang d’agence administrative. La cible principale des directions est le code source de l’activité syndicale : le rapport aux salariés, les contre-cultures construites pour résister aux exigences de la hiérarchie, les référents idéologiques, symboliques… L’attaque peut prendre la forme d’une intimidation des travailleurs syndiqués mais elle peut aussi être indirecte, et non moins redoutable. Elle vise à modifier la représentation qu’ont les travailleurs de l’action collective et de leur légitimité d’acteur politique. Or, intervenir sur les conditions de travail suppose la construction d’une action syndicale autonome des délégations et des travailleurs : « L’expérience montre à quel point l’activité autonome des travailleurs et de leurs organisations syndicales est souvent le facteur décisif d’une amélioration de la santé au travail. »[4.Laurent Vogel, « Conditions de travail et inégalités sociales de santé », .www.alencontre. org->www.alencontre.org., 2009, p. 1.]. C’est la capacité des mouvements syndicaux à mobiliser, à définir des représentations cohérentes du contexte social et politique et des modes d’action sur celui-ci qui est déterminant.

Remettre le travail au cœur des rapports de force

Si les pratiques syndicales se sont essentiellement focalisées sur les salaires, le temps de travail et l’emploi, il apparaît déterminant qu’elles s’invitent également sur le terrain du travail, de ses conditions et de ses formes d’organisation. Une telle dynamique nécessite le redéploiement d’un syndicalisme de combat autonome. Car, si l’organisation du travail devient un objet central de l’action syndicale, elle s’envisage dès lors, dans une perspective démocratique, au travers de l’intervention des délégations syndicales et des groupes de travailleurs sur leurs propres lieux de travail. Avec toutes les difficultés de la permanence de l’action à soutenir. Faire du travail une question politique, c’est donc fondamentalement soutenir la réappropriation par les populations des questions qui les concernent. Le livre se veut une contribution au débat et propose des éléments d’analyse critique et d’alternatives.