Retour aux articles →

Révélations : ULiège et Thales s’associent pour développer des roquettes, un partenariat qui pose de sérieuses questions

© Occupation ULiège Palestine (Instagram). Des étudiant·es de l’ULiège se sont rassemblé·es pour dénoncer les accords universitaires avec l’entreprise d’armement Thales
© Occupation ULiège Palestine (Instagram). Des étudiant·es de l’ULiège se sont rassemblé·es pour dénoncer les accords universitaires avec l’entreprise d’armement Thales

Depuis plusieurs semaines, des étudiant·es de l’Université de Liège, Université publique dépendant de la Fédération Wallonie Bruxelles, se mobilisent contre la signature d’un accord de partenariat de leur alma mater avec la société d’armement Thales, pointée du doigt pour son mépris du droit humain. Christophe Wasinski, professeur à l’ULB, revient sur  les problèmes éthiques d’une telle collaboration. 

Une version abrégée est parue sous forme d’une carte blanche dans le journal Le Soir

Le 6 mai 2025, l’Université de Liège et Thales ont signé un accord de partenariat portant sur le développement de roquettes. Dans le cadre de celui-ci, Thales financera, à hauteur d’un million d’euros, une chaire qui se concentrera sur « la recherche de solutions innovantes en matière de guidage, de contrôle et de propulsion pour des effecteurs de la nouvelle génération, en s’appuyant sur les avancées récentes en intelligence artificielle »1. Concrètement, ce partenariat permettra de financer deux étudiants (ingénieur civil et informatique) pendant quatre ans. L’accord a été salué par la rectrice de l’Université, Anne-Sophie Nyssen, qui a précisé : « Je suis consciente du caractère sensible de ce sujet sur le plan moral. Mais l’université a aussi une mission de mettre les sciences au centre de l’intérêt général, tout en fixant des balises éthiques. Et l’Europe doit se donner les moyens de sa sécurité »2.

Un courriel a été envoyé à 650 chercheurs et chercheuses au sein de l’Université de Liège afin de leur demander de lister leurs travaux qui pourraient intéresser la Défense.

Le ministre régional de l’Économie, Pierre-Yves Jeholet (MR), a lui aussi exprimé son soutien à l’accord. Selon lui : « Il y a aujourd’hui des menaces sur notre démocratie et l’Europe doit pouvoir se défendre. Et cela aura aussi un impact sur les entreprises wallonnes où, selon [l’organisation patronale] Agoria, 9000 emplois pourraient être créés dans les quatre ans »3. Ajoutons qu’au sein de l’Université de Liège, un courriel a été envoyé à 650 chercheurs et chercheuses afin de leur demander de lister leurs travaux qui pourraient intéresser la Défense. Ce courriel semble également attester de l’intérêt de l’institution pour le développement d’armes. 

En signe de protestation contre la conclusion de l’accord, des étudiant·es de l’Université de Liège ont décidé d’occuper leur université depuis le mardi 13 mai, et ont notamment organisé un rassemblement le vendredi 16 mai. Dans leur appel, ces étudiant·es ont notamment affirmé être « [c]ontre les boucheries « éthiques » » et « refuser la militarisation de l’université »4. En réaction à cet appel, un des représentant·es de la Faculté des Sciences appliquées, Damien Ernst, a notamment expliqué : « Nos démocraties sont de plus en plus attaquées militairement par des régimes autocratiques. Si elles n’arrivent pas à construire rapidement les couches d’intelligence artificielle nécessaires pour se défendre, elles risquent simplement de disparaître »5.

Crimes de guerre

Afin d’évaluer les implications potentielles dudit partenariat, il est utile d’évoquer les activités de Thales et de sa filiale belge basée à Liège6. Notons pour commencer que Thales est une multinationale dont la majorité des actions sont détenues par l’État français et le fabricant d’avions civils et militaires Dassault. L’entreprise est entre autres active dans les secteurs des radars, des drones, de l’aéronautique et du spatial civil et militaire. C’est la deuxième plus grande entreprise de défense en France et la 17e au monde. En 2022, son chiffre d’affaires était estimé à plus de 18 milliards d’euros7

À diverses occasions, les activités dans le domaine militaire de Thales ont fait l’objet de dénonciations par des journalistes et des défenseurs et défenseuses des droits humains. Des journalistes ont, par exemple, mis en exergue le fait que Thales assurait la maintenance de navires émiratis lorsque ceux-ci étaient impliqués dans le blocus qui visait le Yémen et causait des souffrances aux populations de cet État8. Thales est également très active sur le marché des équipements destinés à traquer les réfugié·es aux frontières de l’Europe9. L’entreprise collabore par ailleurs avec des fabricant·es israélien·nes de matériel militaire, notamment Elbit et Israeli Aerospace Industries (IAI). Plus précisément, Thales est accusé de fournir aux sociétés israéliennes des composants pour fabriquer des drones, dont certains sont utilisés à Gaza depuis des années10.

Thales dispose aussi de plusieurs filiales, dont l’une est basée à Liège. C’est cette filiale qui a conclu l’accord avec l’Université de Liège. Sur son site Internet, on peut lire : « Thales Belgium SA (anciennement Forges de Zeebrugge – FZ), filiale à 100 % de la multinationale française Thales Group, est le leader en matière de technologie et d’innovation dans le domaine des systèmes de roquettes air-sol de 70 mm (2.75 » NATO Standard) sur le marché de la défense dans le monde entier […]. Forte d’une histoire d’innovation de plus de 55 ans, Thales Belgium conçoit, fabrique, intègre et fournit des systèmes de roquettes 70 mm de pointe sous sa marque déposée FZ® et assure un service global dans son domaine d’activité à ses clients »11. Thales Belgium est donc un fabricant d’armes dans le sens le plus classique du terme. 

Les activités dans le domaine militaire de Thales ont souvent fait l’objet de dénonciations par des journalistes et défenseurs et défenseuses des droits humains.

Ces dernières années, l’entreprise a fourni des roquettes aux forces ukrainiennes qui s’en servent contre des drones russes12. Ajoutons aussi que la filiale liégeoise de Thales n’exporte pas de roquettes vers Israël. En revanche, des roquettes fabriquées par Thales ont été exportées en Inde, un État considéré comme une démocratie très imparfaite. Ces roquettes sont montées sur des hélicoptères indiens basés dans la région du Ladakh, une zone de tension avec la Chine13. Ceci a de quoi interpeller. 

Des roquettes Thales ont aussi été exportées en Indonésie. En août 2023, une organisation de défense de droits humains a publié un rapport concernant « la poursuite d’attaques aggravées et des graves violations des droits de l’homme » par les forces armées indonésiennes en Papouasie occidentale, une région indonésienne14. On peut notamment lire dans ce texte que Bilha Saud (4 ans), Betta Wopkoolim (50 ans), Tiberius Yahanus (40 ans), Julitta Taplo (49 ans), Yuinna Wakdanna (52 ans) et Johnny Mimin (57 ans) ont été tués en octobre 2021 lors d’une attaque entre autres menée avec des roquettes des Forges de Zeebrugge. L’attaque menée avec ces roquettes aurait aussi causé le déplacement de 2 000 villageois·es dans la forêt. L’auteur du rapport fait remarquer qu’il était hautement probable que certain·es des villageois·es ont perdu la vie lors de leur fuite. 

Ces exemples démontrent que la production d’armes en Région wallonne n’est pas uniquement destinée à des États dont les forces respectent scrupuleusement les normes humanitaires.

Enfin, des roquettes fabriquées par Thales ont été exportées au Nigéria, un État dont les forces armées commettent de nombreuses exactions, notamment lors d’actions réalisées avec des aéronefs. Ainsi, le 8 avril 2021, l’appareil NAF-579, un hélicoptère Leonardo AW109 des forces aériennes nigérianes, a tiré de manière indiscriminée des roquettes de 70 mm sur des habitations, des fermes et une école. Ces roquettes, qui semblent avoir été fabriquées par Thales auraient tué au moins six personnes15. Certains témoins pensent cependant que le bilan de l’attaque est plus élevé. De nombreuses personnes se seraient par ailleurs enfuies dans la jungle lors de cette action.

Les responsabilités de la Région wallonne

Ces quelques exemples illustrent le fait que la production d’armes en Région wallonne n’est pas uniquement destinée à des États dont les forces respectent scrupuleusement les normes humanitaires en matière d’usage de la force. Ils illustrent aussi le fait que les autorités wallonnes délivrent des licences d’exportations d’armes même lorsqu’il existe des risques que les équipements ne soient employés pour commettre des exactions, ce qui est régulièrement dénoncé par Amnesty International16. Pour ces deux raisons, collaborer à la production d’armes avec des entreprises basées en Région wallonne, c’est prendre le risque de contribuer à la commission d’exactions dans des États du Sud global. 

Au surplus, collaborer avec Thales, c’est accepter de travailler avec une multinationale qui coopère avec les forces israéliennes. À ce stade, les déclarations des responsables de l’Université de Liège concernant le respect de « balises éthiques » s’avèrent très floues. Au vu des risques inhérents à un accord destiné à produire des armes, ces balises mériteraient certainement d’être présentées publiquement afin que l’on puisse évaluer le sérieux de la démarche. En l’absence d’une telle présentation, les inquiétudes des étudiant·es mobilisé·es paraissaient tout-à-fait légitimes. 

Collaborer avec Thales, c’est accepter de travailler avec une multinationale qui coopère avec les forces israéliennes.

Dimanche 25 mai à 7 heures du matin, les étudiant·es ont été expulsé·es du bâtiment qu’ils occupaient par un huissier qui a fait exécuter une ordonnance du Président du Tribunal de Première Instance de Liège. Les étudiant·es ont été menacé·es de devoir payer une astreinte de 1000 euros par personne en cas de refus d’obtempérer. L’action s’est déroulée dans le calme. Dans un message posté sur Instagram, une étudiante a expliqué que la rectrice avait notamment demandé à la Justice que les occupant·es n’aient plus accès à l’université, ce qui les aurait empêché de présenter leurs examens. Le juge n’a cependant pas donné gain de cause à la demande de la rectrice sur ce point. L’étudiante soulignait aussi que l’occupation s’était déroulée dans de bonnes conditions, sans blocage, et qu’elle n’avait pas provoqué des dégradations. La même étudiante indiquait ne pas avoir compris l’argument, invoqué par le rectorat, selon lequel l’occupation posait un problème de sécurité. En définitive, elle concluait que les arguments de Thales avaient prévalu sur ceux des étudiant·es.