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Social-démocratie : histoire d’une abdication

Le-socialisme-malade-de-la-social-democratie
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Sorti en mars dernier, l’ouvrage du sociologue Mateo Alaluf, Le socialisme, malade de la social-démocratie, interroge l’évolution, les errances et errements de la social-démocratie sur le terrain européen – et notamment belge. Politique inaugure par cette recension les prémisses d’un débat sur l’avenir de la social-démocratie qui sera mené dans les prochains mois au sein de son collectif éditorial et plus largement de la gauche, et dont les tenants et aboutissants seront présentés dans un prochain article.

Cet article a paru initialement dans notre n°116 (juin 2021).

« La social-démocratie ne s’est jamais remise de sa conversion au libéralisme. Elle est à présent soit très affaiblie ou en voie de disparition soit, après avoir renoncé à sa doctrine, elle se maintient comme une formation politique devenue étrangère à elle-même. À moins de se réinventer, elle se fond dans les autres formations et disparaît en tant qu’alternative politique [1. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de l’ouvrage de Mateo Alaluf.]. » S’il fallait résumer le sens et l’esprit del’ouvrage de Mateo Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie, cesquelques lignes en seraient l’illustration la meilleure. Son livre est à la fois une analyse historique de la social-démocratie à travers cinq expériences nationales  : l’Allemagne, terre de sa naissance, la Grande-Bretagne, la France, la Suède et la Belgique [2. On laissera le lecteur découvrir dans le détail cette étude comparative riche en enseignements pour nous consacrer ici à l’analyse plus globale de la social-démocratie.] ; une analyse politique au fil de l’évolution sociale, économique et géopolitique du contexte international ; et une analyse idéologique par l’étude de ses mues successives imposées par les rapports de force et/ou choisies par ses dirigeants. Ce triple prisme offre un regard critique, sévère et même intransigeant, mais il ne néglige pas ni le rôle historique de la social-démocratie – et notamment sa contribution essentielle à la création de l’État social – ni l’héritage de son projet, qui, pour l’auteur, reste d’actualité.

« L’abandon par la social-démocratie de son programme historique pose à présent la question de l’acteur politique en mesure de l’incarner dans des conditions nouvelles », écrit Alaluf qui s’interroge encore plus crûment  : « Au terme d’un siècle et demi d’existence qui a façonné l’Europe et marqué le monde, faudra-t-il que la social-démocratie disparaisse pour préserver le socialisme ? » Poser la question était une façon d’y répondre.

Les quatre temps du socialisme

La première – et fondamentale – caractéristique de la social-démocratie est « la forme prise par les partis socialistes dans leur interaction avec le mouvement syndical en Europe occidentale ». Une interaction différente selon les pays, le parti prenant généralement la place de guide, mais avec des variantes. Primauté des syndicats au Labour Party des origines, mais aussi parfois des liens ténus comme en France où l’indépendance est inscrite dans les gènes d’un syndicalisme par ailleurs minoritaire. Pour comprendre comment « après avoir transformé la société, la social-démocratie, qui comprenait à l’origine socialistes et communistes, s’érige désormais comme une composante de l’ordre établi [3. C’est nous qui soulignons.] », Mateo Alaluf trace le cadre des quatre moments du socialisme [4. L’auteur signale qu’il utilise indifféremment les mots social-démocratie, socialisme, travaillisme. Voir la section « Ce que le mot veut dire », pages 17 à 31.], à savoir le temps des réformes en tension avec l’objectif socialiste (du début du XXe siècle à la crise de 1930), l’âge d’or du compromis social-démocrate (1945-1975), le ralliement au marché et au néolibéralisme (1980-1990), la crise financière de 2008 et le déclin social-démocrate.

À l’origine, les partis de la 2e Internationale sont d’inspiration marxiste, s’inscrivent dans la lutte des classes et portent des réformes qui ne sont pas séparables de l’objectif (révolutionnaire) socialiste. Ce que l’on appellera bien plus tard les « réformes de structures » resteront le combat de la gauche social-démocrate jusqu’à la fin du XXe siècle et demeurent encore la stratégie qui allie les revendications immédiates à la mise en cause du capitalisme. La rupture entre socialistes et communistes après la Révolution soviétique de 1917 portera moins sur la pertinence du réformisme que sur le soutien à l’URSS et sur le « social-chauvinisme » dont feront preuve les partis socialistes en 1914-1918. Dans ce premier moment de leur histoire, les socialistes expérimentent avec plus ou moins de succès leur conception gradualiste de la transformation sociale. Face à la crise de 1930, ils vont inventer ce qu’Alaluf appelle la théorie « marxo-keynésienne » qui sera leur cheval de bataille après la Deuxième Guerre mondiale.

Stratégie social-démocrate

Cette deuxième période, de 1945 à 1975, sera véritablement l’âge d’or de la social-démocratie. Une période qui se caractérise à la fois par un rapport de force plus favorable à la classe ouvrière au sortir de la guerre – notamment en raison de sa participation à la résistance face à un patronat mêlé peu ou prou à la collaboration – et une croissance économique exceptionnelle en Europe, sans oublier la peur déterminante du communisme. La plupart des partis socialistes participent au pouvoir et vont imposer cet État social qui va façonner le statut des travailleurs, leur garantir une certaine sécurité sociale et leur assurer des droits vers plus d’égalité, notamment à travers la création et le renforcement des services publics. On est bien là au cœur du « compromis social-démocrate » qui obtient de véritables améliorations et transformations en échange de la garantie d’une « paix sociale » qui sera toutefois toujours relative en fonction des impulsions de la base syndicale et des mouvements sociaux.

Cette stratégie avait une histoire. Comme le rappelle l’auteur, dès l’origine, la social-démocratie allemande avait imposé sa « vieille tactique éprouvée »  : organiser la classe ouvrière, seule force capable d’arracher des concessions à la bourgeoisie dominante. Avec l’obtention du suffrage universel (masculin), le légalisme et le parlementarisme étaient à l’ordre du jour même si théoriquement la perspective révolutionnaire restait l’objectif final. Parti et syndicat organisaient les travailleurs qui votaient pour la social-démocratie, lui permettant ainsi d’accéder au gouvernement et de négocier des réformes plus ou moins essentielles en fonction du rapport de forces. La contrepartie de ce compromis était de maintenir la mobilisation des travailleurs «dans les marges définies par les appareils sociaux-démocrates ». Le succès du « compromis » dépendant à la fois du capital électoral des partis socialistes et d’une croissance forte dont le patronat concédait une partie des fruits. Mais, au nom de la propriété, celui-ci gardait évidemment les décisions liées aux conditions de production et donc de profit. En tous cas, durant cette période que l’on appelait « les Trente Glorieuses », il est incontestable que la social-démocratie a façonné une partie du monde en imposant le modèle de l’État social que désormais le néolibéralisme n’aura de cesse de démanteler.

Dérives et démissions

Avec la crise des années 1970 se dessine une nouvelle ère pour la social-démocratie, celle du renoncement progressif à son identité. Mateo Alaluf trace sans concession ce parcours aux allures souvent dramatiques face à un néolibéralisme agressif qui s’en prend à tous les aspects de l’État social. Les socialistes vont s’adapter, l’accompagner avant d’assumer enfin ce néolibéralisme qui défait le keynésianisme de la période précédente. « Les “réformes” désignent désormais la privatisation des services publics. » En fait les socialistes se sont ralliés au marché. En acceptant – et en portant – des politiques semblables à celles de la droite, ils perdent leur capacité à incarner une alternative. Cette perte d’identité aura des conséquences politiques majeures. Le Labour Party britannique (qui avait pourtant été le parti le plus à gauche de la social-démocratie) et le Parti social-démocrate (SPD) allemand vont être les principaux artisans de ce tournant qui contaminera la quasi-totalité du mouvement socialiste européen. À partir de 1987, Tony Blair imprime sa marque qui se traduit par l’adhésion au crédo néo-libéral. Les valeurs éthiques et le « bien commun » prennent le pas sur les revendications de classe, les progrès sociétaux se substituent aux revendications socio-économiques, la responsabilité individuelle prime sur le combat collectif, les classes moyennes deviennent l’interlocuteur principal. « Le New Labour en rompant avec le noyau dur du corpus social-démocrate a réalisé un tournant décisif », écrit Alaluf qui ajoute que « le néorévisionnisme de Tony Blair met fin à une lecture classiste de la société. » En 1983, la France avait connu le « tournant de la rigueur » qui tournait le dos au programme très à gauche qui deux ans auparavant avait porté le PS au pouvoir en compagnie du Parti communiste français (PCF). Le SPD avait précédé le mouvement dès 1959 en adoptant le programme de Bad Godesberg : le parti allemand avait « pris congé du marxisme et de la lutte des classes » et était devenu un « parti réformateur ouvert à toutes les couches de la société », un parti « d’accompagnement d’un capitalisme rénové ». En 1999, Gerhard Schröder parachève le travail avec son « nouveau centre » et rejoint Tony Blair sur la « 3e voie ». La conversion au néolibéralisme est achevée. En Suède, où 44 ans de gouvernement du Parti ouvrier social-démocrate (SAP) avaient doté le pays d’un « État social le plus développé que l’on ait jamais connu », la même mécanique politique est à l’œuvre et, dans la décennie 1980-1990, on assiste à la déconstruction pure et simple du modèle suédois. Mais après que la « rénovation » Blair-Schröder se fut soldée par une impasse, la crise financière de 2008 constituera le 4e moment de ce socialisme, celui qui, pour Alaluf, marquera « le déclin de la social-démocratie convertie au social-libéralisme. »

En Belgique le PS (et le SP.A côté flamand) ne va pas connaître une destinée fondamentalement différente. On sait que le socialisme belge allie un pragmatisme à tout crin qui épouse les méandres des coalitions gouvernementales au maintien – jusqu’à aujourd’hui encore – d’une charte (de Quaregnon) qui s’inscrit toujours dans la lutte des classes et l’appropriation collective des moyens de production [5. Sur l’actualité de cette Charte, voir notamment Francine Bolle, « Que faire de la Charte de Quaregnon ? », dans le dossier « Social-démocratie : la chute finale ? », Politique, n°103, mars 2018. Un dossier à mettre en résonance avec les réflexions du livre de M. Alaluf. (NDLR)]. Un grand écart qui, au fil des décennies, est devenu une seconde nature et contribue à instaurer le double langage comme ligne politique. Si le PS belge s’est pourtant maintenu plus longtemps à un niveau électoral important – même s’il s’étiole progressivement –, il le doit à son « enracinement profond dans le monde ouvrier [6. Sur l’ancrage populaire du PS belge, voir notamment le dossier « PS, un parti populaire en Wallonie », Politique, n°62, décembre 2009. (NDLR)] » grâce à cet univers socialiste incarné par les anciennes « Maisons du Peuple » et que constituaient les coopératives, les mutuelles, les organisations récréatives et culturelles et bien entendu les syndicats. Comme toute la social-démocratie européenne, le PS s’est littéralement fondu dans les institutions, faisant de la participation gouvernementale sa raison d’être au nom du « sans nous ce serait pire ».

Mateo Alaluf cite deux chiffres éloquents : de 1945 à 1981, les socialistes belges étaient présents dans 23 coalitions fédérales sur 37. Ensuite, ils ont été en permanence au gouvernement de 1988 à 2014, un record sans précédent. Ce n’est pas la permanence qui constitue l’essentiel du problème (encore que souvent le parti « gouvernemental » ne sait plus exister dans l’opposition), mais bien la politique menée par les coalitions à participation, et parfois même à direction, socialiste. Or, durant cette longue période passée au pouvoir, les socialistes ont successivement avalisé, quand ils ne l’ont pas promu, un « plan global » prévoyant la modération salariale, la réduction des cotisations sociales, la flexibilité du travail, l’instauration d’un État social actif sur le modèle blairiste, un « pacte de solidarité entre les générations » qui portait atteinte aux retraites et in fine la dégressivité des allocations de chômage. Le bilan est tragique. Mateo Alaluf en tire la conclusion logique : au niveau européen, « compte tenu de leur capacité de participer à des coalitions gouvernementales et à des alliances inter-gouvernementales, les dirigeants des partis socialistes ont dans un premier temps assumé comme une contrainte la mise en œuvre des mesures néolibérales (1980-1990) pour en atténuer les excès et ont fini, dans un second temps par y adhérer par conviction (1990-2000). »

L’Europe accélérateur du néolibéralisme

« Qu’a fait l’Europe aux socialistes ? », se demande Alaluf dans un chapitre qui « détricote » le rôle de la Communauté, puis de l’Union européenne dans l’évolution de la social-démocratie. De cette Europe, invention démocrate-chrétienne et libérale « qui visait à se prémunir de l’étatisme et du collectivisme incarnés par l’URSS et par les puissants partis communistes notamment en France et en Italie », on peut dire qu’elle sera à la fois un alibi et un accélérateur de la conversion des sociaux-démocrates au néolibéralisme. Il y a sans doute de ce point de vue un moment fondateur : « L’appel à l’adhésion au traité de Maastricht (1992) des partis socialistes des douze États membres, écrit l’auteur, constitue un marqueur du tournant néolibéral de la social-démocratie. Alors que le chômage sévissait, les socialistes avalisaient les quatre critères de convergence pour réaliser l’Union économique et monétaire (assainissement des finances publiques, stabilité des prix, de la monnaie et des taux d’intérêt) dont aucun ne faisait référence au social, à l’emploi ou à la réduction du chômage. » D’une certaine manière, toute la « logique » européenne découle de là. Et pourtant à partir de 1995, les partis socialistes occupent une place prépondérante dans 13 des 15 gouvernements de l’Union. Tant du point de vue social qu’environnemental, ils resteront muets alors que se négocient les traités d’Amsterdam (1997), de Lisbonne (2000) et de Nice (2001).

La conclusion est sans ambages pour Alaluf : « La social-démocratie, quand elle était hégémonique, a fait le choix désastreux d’amplifier les politiques néolibérales dans l’UE. » Il faut dire que cette « hégémonie » était démissionnaire depuis belle lurette. En 1986 déjà, les socialistes n’avaient pas fait barrage contre la directive qui instaurait la libéralisation des capitaux sans harmonisation de la fiscalité. Il ne restait plus, pour parachever la construction de cette Europe marchande et néolibérale, que de mettre les travailleurs européens en concurrence. Ce sera chose faite avec l’élargissement de l’Union aux pays de l’Europe centrale et orientale sans harmonisation sociale et fiscale. Le bilan européen de la social-démocratie se transformait alors en une démission en rase campagne.

La centralité du travail

L’adhésion de la social-démocratie au social-libéralisme aura une autre conséquence qui va accélérer un peu plus son déclin. En acceptant « d’activer l’État social », les socialistes en changent les bases fondamentales : on passe d’une solidarité collective à une assistance individuelle. « Ce n’est plus le travail qui est au centre de l’attention, mais la pauvreté isolée des causes qui la produisent », écrit Alaluf. Et là on touche à la thèse centrale de l’auteur qui, à l’encontre d’une pensée aujourd’hui dominante, persiste et signe : oui, dit en substance Alaluf, dans des conditions certes différentes, la centralité du travail – et donc l’existence d’une classe ouvrière – demeurent déterminantes tant dans l’analyse de la société que dans les conditions de sa transformation. Pour être de plain-pied dans ce social-libéralisme qu’elle avait adopté, la social-démocratie se devait de faire ses « adieux au prolétariat » et se tourner vers les nouvelles couches émergentes issues de cette modernisation « postindustrielle » qui impliquait la destruction des « bastions ouvriers ». Désormais, c’est un programme centriste que les socialistes adoptent pour se rallier les couches moyennes avec pour conséquence une distanciation vis-à-vis des syndicats. Le constat de base du sociologue est simple, mais va à l’encontre des tenants du « socialisme moderne » ou d’une partie de l’écologie politique  : malgré les crises industrielles et financières, « l’emploi n’a pas cessé d’augmenter et la vie de travail est demeurée tout aussi prégnante sur les individus et la société ». « Le nouveau régime du capitalisme, écrit-il, est actionnarial (et non plus entrepreneurial) et repose plus que jamais sur l’exploitation du travail. C’est donc l’entreprise et non le travail, comme certains l’avaient cru, qui perd sa centralité au profit de la société des actionnaires [7. C’est nous qui soulignons.] ».

Il y a une sorte de paradoxe qui contredit la pensée la plus médiatisée. Les plateformes capitalistes nées de la révolution numérique et du management à distance (Uber, Deliveroo, Amazon, etc.) ont réduit et parfois supprimé le coût de l’entreprise. Et surtout, note Alaluf, « le travail “plateformisé” et digitalisé s’inscrit toujours dans un rapport de subordination et pousse à ses limites l’organisation taylorienne ». On se trouve donc face à un nouveau prolétariat dont la composition est, certes, différente du prolétariat classique, mais dont l’exploitation nous ramène à des conditions de travail dignes du XIXe siècle et dont le rôle a été mis en évidence depuis le début de la pandémie. Alaluf définit ces « nouvelles configurations de classe (qui) sont engendrées par les reconfigurations du salariat : emploi précaire, chômage de masse, travail de plateforme et auto-entrepreneuriat. Celles-ci, ajoute-t-il, ne s’assimilent pas, comme on l’avait cru dans le passé, à un sujet historique, voire messianique unique, mais à des classes populaires dont les clivages correspondent à la fragmentation du salariat et à la pluralité des modes de domination qui ne se limite pas au seul ordre socio-économique. »

Les partis socialistes sont aux antipodes des préoccupations de ces travailleurs, les syndicats éprouvent beaucoup de difficultés à établir un lien durable avec eux et la gauche radicale elle-même ne sait trop comment s’y prendre. Pourtant l’organisation de ce nouveau prolétariat est une question essentielle pour l’ensemble de la gauche. En oubliant de parler aux classes populaires et en n’étant pas capable d’endosser les luttes des nouveaux mouvements sociaux, les socialistes se sont non seulement coupés de leurs racines, mais ils ont abandonné le terrain à la droite populiste. Pire encore, dans leur désarroi idéologique, ils ont parfois banalisé les revendications identitaires et xénophobes, légitimant ainsi une extrême droite qui pouvait se présenter comme la seule alternative auprès des victimes des politiques d’austérité menées conjointement par la social-démocratie et la droite. C’est le cercle vicieux par excellence  : pour faire face à l’extrême droite nationaliste et populiste, la social-démocratie se décline en version sécuritaire et identitaire comme au Danemark. En Hongrie ou en Roumanie, elle revêt les oripeaux du social-chauvinisme, abandonnant son libéralisme culturel qui avait pris la place de son combat socio-économique. Mais, comme le rappelle l’auteur, il y a des antécédents historiques : dans l’entre-deux-guerres, le « socialisme national » des belges Paul-Henri Spaak et Henri De Man [8. Faute de place, je renvoie à l’ouvrage pour l’analyse originale que fait Alaluf du « Plan du travail » (1933) d’Henri De Man, seul véritable apport théorique de la social-démocratie belge. Un planisme qui connaîtra deux interprétations contradictoires : l’une qui est à l’origine des « réformes de structures anticapitalistes » et contribuera à la théorie « marxo-keynésienne », l’autre qui, au contraire, associe capital et travail et qui connaîtra des dérives vers un socialisme autoritaire et national (et, en son temps, à la collaboration pour De Man). À noter aussi comment, bien plus tard, le « socialisme éthique » (et anti-marxiste) de De Man influencera les tenants du social-libéralisme. Voir pages 115 à 120.] vantait déjà l’ordre et l’autorité.

L’héritage du moribond

Le bilan est amer  : en fin de compte les socialistes ont perdu sur tous les tableaux. En se soumettant au primat de l’économie sur le politique, ils se condamnaient eux-mêmes. D’autant qu’ils avaient fait « de la croissance économique une condition de leur politique », ignorant longtemps la question du développement écologique et durable. À l’aube du XXIe siècle, la social-démocratie est moribonde. Dans les années qui suivent, des partis disparaissent corps et biens comme en France, en Grèce ou en Irlande. Ailleurs, ils vivotent au gré des circonstances électorales et des combinaisons majoritaires qui peuvent encore leur assurer une participation gouvernementale. Mais le règne idéologique de la social-démocratie, celui qui lui avait permis de façonner le monde de l’après-guerre, appartient à l’histoire. La crise sanitaire a démontré la faillite du néolibéralisme, les politiques d’austérité ont été battues en brèche, l’État social est redevenu central et tout simplement vital, au sens premier du terme, les catégories sociales les plus mal loties ont rempli un rôle indispensable, inversement proportionnel à la manière dont elles sont traitées, le mot « solidarité » n’a jamais été aussi souvent prononcé.

« Alors, se demande Maeo Alaluf, le socialisme pourrait-il à présent disposer, après la crise sanitaire, des ressources susceptibles d’incarner un nouveau projet d’émancipation sociale ? Son legs pourrait-il servir à des mouvements sociaux, syndicaux et à des partis socialistes, écologistes ou de gauche radicale qui en feraient leur héritage ? » C’est, en tous cas, dans le réformisme radical et l’écosocialisme qu’Alaluf voit se dessiner cet héritage possible. « L’écosocialisme part du constat que la préservation de l’écosystème est incompatible avec la logique capitaliste », écrit-il, ce qui le distingue naturellement du capitalisme vert et de la technocratie verte, partagés par une partie de la mouvance écologiste. Pour lui, l’avenir se situe dans « les projets de Green New Deal soutenus par nombre de partis socialistes, écologistes ou de la gauche radicale [et qui] repose sur trois conditions : d’abord la rupture avec les politiques d’austérité qui ont creusé les inégalités et conduit à l’aggravation de la crise environnementale ; ensuite un programme d’investissements publics massifs en faveur des énergies propres et du désinvestissement des énergies fossiles ; enfin la création d’emplois verts. […] L’écosocialisme dénonce la marchandisation opérée par le néolibéralisme et se situe dans le mouvement de démarchandisation qui est celui de l’État social. Cette relecture radicale du socialisme et de l’écologie fait entrer la gauche dans une phase nouvelle. »

On ne peut qu’adhérer à cette conclusion, mais il n’est pas certain qu’il s’agisse là d’un « héritage » de la social démocratie. On devrait plutôt parler de refondation. Alaluf qui se place dans les pas de Marcel Liebman [9. Voir à ce sujet : H. Le Paige, « Le fil rouge de Marcel Liebman », Politique, n°111, mars 2020.] rappelle ce que ce dernier avait écrit quelques mois avant sa disparition, en 1986 [10. Alors que la social-démocratie n’avait pas encore été au bout de son évolution. Mais Liebman avait montré dans son œuvre combien ces caractéristiques appartenaient à sa nature même.] avec son ami le marxiste britannique Ralf Miliband. Faisant l’inventaire de ce qui est mort dans le socialisme, les deux hommes concluaient : « C’est la timidité plutôt que l’audace, le conformisme plutôt que le zèle innovateur qui ont caractérisé le réformisme social-démocrate [11. M. Liebman et R. Miliband, “Beyond Social Democracy”, The Socialist Register, 1985-1986.]. » De même, on peut s’interroger sur la possibilité d’une collaboration entre les trois partenaires mentionnés (socialistes, écologistes, gauche radicale) sans une profonde clarification politique. Au sein même de cette gauche radicale, encore faudrait-il distinguer ce qui rapproche et sépare des formations comme Podemos, La France Insoumise ou le PTB, même si elles ont toutes rallié une partie parfois importante de l’ancien électorat socialiste.

Mais c’est un autre débat qui dépasse le cadre de l’ouvrage. Mateo Alaluf apporte cependant des indications plus précises en illustrant son propos par deux expériences politiques récentes : le réformisme radical de Jeremy Corbyn et le socialisme de Bernie Sanders. Même si elles se sont soldées par des défaites, elles laissent des traces qui peuvent inspirer une relève.

En débat

Ce parcours historique de la social-démocratie ne serait pas complet si Mateo Alaluf n’actualisait pas la controverse qui opposa Eduard Bernstein à Rosa Luxembourg : le «  révisionniste  » modéré contre la révolutionnaire radicale. Le premier imposa son modèle à la social-démocratie européenne, la seconde – qui ne rejetait pas les réformes – restera comme l’incarnation de la révolutionnaire démocrate, celle des conseils, qui « voulait surmonter le vieux dualisme entre action graduelle et action révolutionnaire. La cause est-elle entendue à présent et la question de la réforme et de la révolution reléguée au tréfonds de l’histoire ? » Alaluf répond par la négative, soutenant que « l’irruption du social dans ce début du XXIe siècle s’est faite hors et contre la politique [et que] le mécontentement de masse, la crise sanitaire et la demande d’État social ouvrent un nouvel espace aux luttes politiques. » Alors un retour à Rosa Luxembourg ? Il n’est pas loin de le penser quand il écrit : « Les mobilisations et luttes sociales sont toujours imprévisibles, mais la démocratie sans restriction prônée par Rosa Luxembourg pourrait s’avérer toujours aujourd’hui une menace plus terrifiante encore pour le capitalisme que tous les programmes préconçus censés le contenir ou l’abolir. »

Voilà qui fera débat, comme une autre interrogation essentielle qui traverse l’ouvrage : la question à la fois historique et stratégique des « alliances ». Celles que les socialistes ont conclues avec les classes moyennes ont indéniablement abouti à l’affadissement de leur programme pour attirer et contenter une nouvelle clientèle électorale qui a fini par lui imposer ses vues. Et pourtant, la classe ouvrière, dans sa composition classique ou nouvelle, reste minoritaire et ne peut transformer la société sans alliances. Avec le « bloc historique », Gramsci concevait des alliances avec d’autres classes, mais où la classe ouvrière demeurait hégémonique même si le « bloc » intégrait des apports et des valeurs des autres composantes. C’est bien cette hégémonie que la social-démocratie n’a pas su, n’a pas pu ou n’a pas voulu construire. Avec cet ouvrage Mateo Alaluf nous offre un instrument d’analyse stimulant qui nous oblige au débat sur l’avenir de la gauche. Son mérite est aussi d’avoir mis en évidence, parfois jusqu’à l’obsession, ces deux éléments de réflexion qui jusqu’il y a peu – jusqu’à la faillite ouverte du néolibéralisme face la crise sanitaire – pouvaient sembler iconoclastes : l’actualité de la centralité du travail et la demande d’un « État social qui apparaît comme l’institution stratégique du XXIe siècle.»

Mateo Alaluf est professeur émérite de sociologie de l’ULB. Ses recherches portent sur le travail, le chômage, la formation, l’immigration et le mouvement ouvrier. Il est l’auteur, entre autres, de Contre l’allocation universelle (avec Daniel Zamora, Jean-Marie Harribey et Seth Ackerman) chez Lux Éditeur, 2016. Il est, par ailleurs, un acteur important des combats politiques et syndicaux de la gauche et collaborateur de la revue Politique depuis ses origines.