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Travail : coopération défensive ou lutte solidaire ?

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De vastes locaux clairs et aérés, des espaces de travail conviviaux, au centre d’un complexe qui occupe presque tout un îlot à Saint-Gilles : c’est le siège bruxellois de Smart. Cette coopérative présente dans 9 pays d’Europe, avec 23.743 sociétaires et 85.000 utilisateurs en Belgique (en novembre 2019), met en œuvre un principe : l’entreprise partagée. Il s’agit de permettre à des travailleurs autonomes (freelances) de développer leur activité dans un cadre sécurisé en leur donnant le statut de salarié, avec toute la protection sociale que ce statut implique.
Créée pour les artistes, Smart accueille désormais d’autres métiers, comme des journalistes freelance ou, récemment, des coursiers à vélo. Son activité a suscité des critiques dans le monde syndical : Smart ne pérennise-t-elle pas l’emploi précaire en le rendant moins pénible ? Smart n’est-elle pas une aubaine pour les entreprises à la recherche d’emplois bon marché ? Voici la substance des échanges entre Estelle Ceulemans, secrétaire générale de la FGTB de Bruxelles, et Sandrino Graceffa, administrateur du groupe coopératif Smart, en commençant par un dialogue sur « la fin du salariat », une perspective que, selon certains, le système Smart contribuerait à hâter.

Cet article a paru initialement dans notre n°110 (décembre 2019).

ESTELLE CEULEMANS : Est-on en train de vivre la fin du salariat ? Si on se place du côté de Smart et du public qui fait appel à Smart, la réponse sera sans doute plutôt oui. Si on se place du côté des organisations syndicales, ce à quoi nous sommes plutôt confrontés, c’est à de la sous-traitance, avec toutes sortes de statuts, donc à la précarisation de l’emploi. Il y a aussi un schisme (lié aux nouvelles technologies, mais pas seulement) entre des emplois très qualifiés et des emplois moins qualifiés. Ce qui est en train de disparaître, ce sont les emplois moyennement qualifiés. À la FGTB Bruxelles, nous avons créé un « baromètre de la qualité de l’emploi » à Bruxelles. Il montre bien les phénomènes de précarisation, l’augmentation du travail à temps partiel (pas que féminin, d’ailleurs), de la sous-traitance et des emplois « indépendants », surtout d’indépendants « solo », c’est-à-dire de travailleurs qui sont économiquement dépendants, et qui subissent, plutôt qu’ils ne choisissent, ce statut d’indépendant. Un des chiffres les plus préoccupants, c’est le pourcentage de jeunes qui ont des contrats de travail à durée déterminée, c’est-à-dire des emplois précaires. Il est passé en 4 ans, de 2013 à 2017, de 37 % à 56,5 %. Non seulement le gouvernement Michel s’est attaqué à la qualité de l’emploi (les emplois qui se créent sont d’une qualité de moins en moins bonne) et a précarisé de plus en plus les travailleurs, mais surtout, il a « in-formalisé » l’emploi. C’est-à-dire que des emplois qui étaient salariés sont devenus, parfois, même pas des emplois « indépendants » mais des non-emplois. Je pense à la mesure qui permet de travailler dans certains secteurs (notamment ce qu’on appelle « l’économie collaborative ») pour 500 euros par mois ou 6000 euros par an de façon complètement défiscalisée[1.Cette loi, initiée par Alexander De Croo (Open-VLD) en tant que ministre de l’Agenda numérique, exempte d’impôt les revenus générés par des services fournis via une application ou une plateforme numérique, à concurrence de 6000 euros par an. Donc, un livreur de repas à vélo, par exemple, peut percevoir jusqu’à 6 000 euros par an sans générer ni recettes fiscales ni cotisations sociales.]. Ce n’est plus du travail du tout.

SANDRINO GRACEFFA : Je partage en grande partie cette analyse. Je la compléterai en disant ceci : il y a un risque, je crois, très bien entretenu par le lobby néolibéral, qui consiste à laisser une petite musique s’installer sur « la fin du salariat » comme fin d’une phase historique. Même si je suis un fervent défenseur des nouvelles formes de travail et d’emploi, je pointe le risque important de se laisser guider par un discours qui constaterait la fin du salariat. Il n’en est rien. Aujourd’hui, on a encore besoin d’énormément d’emplois salariés, dans des pans complets de l’industrie, des services, de la fonction publique. Malgré tout ce qu’on raconte, si on regarde les données mondiales, publiées par l’Organisation internationale du travail (OIT), on s’aperçoit que l’emploi salarié dit classique – c’est-à-dire basé sur un contrat qui échange de la subordination contre, au moins, une protection – reste la forme de travail dominante. On n’a pas intérêt, si on veut défendre des idées progressistes, à se laisser guider par un discours qui voudrait constater sa fin. En acceptant ça, on y participe. Il ne faut pas en arriver à une remise en cause du salariat sous sa forme classique, basée sur cet échange « subordination contre protection », surtout parce qu’il est la voie qui a permis et permet au « peuple du travail » d’acquérir des droits sociaux, avec l’aide des syndicats. Aujourd’hui, c’est à la mode de dire du mal des syndicats. À ma connaissance, il n’y a pas beaucoup de grands acquis sociaux qui aient été obtenus sans l’exercice professionnel d’un rapport de forces, dans le cadre d’un corps intermédiaire organisé qu’on appelle un syndicat. Je crois très important de dire que le salariat doit être adapté à l’évolution des modes de production et à certaines évolutions économiques, et aussi à certaines évolutions du rapport souhaité du citoyen à son travail, mais cela ne veut pas dire la fin du salariat. Et par ailleurs, cette adaptation, ce ne sont pas les entreprises qui vont la faire, toutes seules dans leur coin, ni des organisations politiques, des gouvernements, ou l’État. On a besoin pour cela d’un dialogue social, d’une intermédiation organisée par des personnes qui ont pour métier de penser ces évolutions.

Aujourd’hui, une partie du monde salarial est en difficulté. Cette difficulté nécessite que l’on revoie un certain nombre de fondements liés au droit du travail. Pas pour tous les travailleurs, mais pour certaines catégories de travailleurs. Ceux que je connais un peu mieux, ce sont ceux qu’on situe dans une « zone grise » : ils exercent des professions, des activités ou des métiers qui nécessitent, de manière intrinsèque, de mobiliser une part importante d’autonomie. Pour ces travailleurs-là, il n’y a aujourd’hui qu’une alternative. La première solution, c’est de les laisser se débrouiller sur le marché tel qu’il est en train de se déployer, avec quelquefois la complicité du politique, et qui aménage des formes de plus en plus précaires de travail : les lois De Croo sur l’économie collaborative, les flexi-jobs, l’auto-entrepreneuriat en France, les contrats « zéro heure » en Grande-Bretagne, les mini-jobs en Allemagne, en Italie… C’est une lame de fond : on crée des sous-contrats, un sous-droit du travail pour apporter, soi-disant, « des solutions de flexibilité » à une catégorie de travailleurs. Quand on gratte un peu, il ne s’agit pas d’apporter des solutions de flexibilité, il s’agit de détricoter le droit social, en ne donnant pas à une certaine catégorie de travailleurs l’accès à la plénitude de la protection sociale. L’autre solution, l’autre branche de l’alternative, c’est un aménagement du droit du travail pour prendre en compte ces travailleurs, qui ont besoin d’autonomie mais qui ont aussi besoin de meilleurs standards de protection sociale, à savoir ceux du travailleur salarié au régime général. D’autres catégories de personnes – qui exercent leur activité dans un cadre totalement autonome y compris dans la dimension de l’indépendance économique, donc des personnes qu’on comparera aux anciens commerçants, aux artisans ou aux professions libérales – revendiquent aussi des droits sociaux. Dans certaines régions du Nord de la France règne une situation de désert médical : les jeunes médecins ne veulent plus s’y installer. Quand on leur en demande la raison, ils disent que c’est le principe même de l’exercice libéral, c’est-à-dire de devoir se confronter à un risque, qui ne leur convient pas. Il y a donc, même dans ces professions, des personnes – et je peux les comprendre – qui disent : « Je préfère prendre moins de risques, j’accepterais même de gagner moins, mais je veux une certaine stabilité et une certaine sécurité. » Donc, je pense que l’avenir, c’est aller vers plus d’uniformisation des droits sociaux entre travailleurs indépendants et travailleurs salariés, pour éviter les effets pervers de détournement des statuts, de dumping social, et pour éviter qu’on utilise des « faux indépendants » pour payer moins de charges sociales. En allant vers plus d’universalité des droits sociaux, on réduit ces risques. Et l’autre élément important, c’est de revoir certains aspects du droit du travail, pour accueillir au sein de la grande famille du salariat des travailleurs qui aujourd’hui développent leur activité dans un cadre autonome.

ESTELLE CEULEMANS : Il est un fait que l’organisation syndicale s’est construite autour du modèle du salariat. Pourtant, la déclaration de principes des statuts de la FGTB dit que celle-ci vise « la fin du salariat ». Historiquement, c’est vrai, le mouvement ouvrier visait à la réappropriation par les travailleurs des outils de travail et des moyens de production. D’un autre côté, comme l’a dit Sandrino Graceffa, on subit aujourd’hui un modèle néolibéral qui, depuis les années 1980, ne comporte quasiment plus de contre-pouvoir. Les organisations syndicales vivent une situation difficile : une concertation sociale qui est peu ou plus du tout respectée et un « syndicat-bashing » (on confond droit de grève et droit du travail…). La grande question, finalement, reste celle de la protection sociale et de l’avenir de la sécurité sociale. On est à une croisée des chemins. Il y a effectivement une émergence de travailleurs dits « autonomes » (Mais sont-ils vraiment autonomes ? Beaucoup sont payés à la tâche, on a là un « salariat » comme au XIXe siècle, c’est-à-dire sans la protection sociale.) Donc, la question se pose d’élargir la protection sociale à l’ensemble des travailleurs.

Il faut quand même rappeler que la sécurité sociale (en tout cas, celle des travailleurs salariés) n’est pas tombée du ciel. Lorsque fut créée la sécurité sociale, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 28 décembre 1944 (on se battait encore dans les Ardennes), le patronat ne s’est pas dit tout à coup : « On va instaurer un système de sécurité sociale que nous allons financer largement » (parce qu’ils considèrent que les cotisations patronales, c’est eux qui les financent, alors que pour nous c’est du salaire socialisé ou différé). C’est qu’à ce moment-là, il y avait la peur des bolcheviks, il y avait des contre-pouvoirs, et les patrons savaient aussi qu’au lendemain de la guerre, ils allaient avoir besoin de travailleurs en pleine santé, qualifiés et protégés contre les aléas de la vie. On s’est demandé, à ce moment-là, si ce régime allait s’appliquer aussi aux travailleurs indépendants. On a décidé que non.

Et pendant des années ont coexisté un système pour les salariés, avec une protection assez importante, et un autre pour les travailleurs indépendants. Celui-ci, selon leur propre choix, ne couvrait pas les risques de chômage, couvrait très peu la pension, pas du tout les accidents de travail, seulement les gros risques en matière de santé. Et leur système de cotisation, c’est une « solidarité à l’envers » ! En fait, la première couche de cotisation est de 22 %, la deuxième de 19 %, la suivante de 14 %, en fonction des tranches de revenus, et puis c’est plafonné. Autrement dit, ce sont les petits qui financent les gros : plus vous gagnez, moins vous payez proportionnellement de cotisations. D’autre part, la notion de « salaire » n’est pas la même pour un salarié ou un indépendant. Quand on est indépendant et qu’on commence à payer ses cotisations sociales, on a déjà vécu avec une partie de ses revenus. Je caricature, mais une des choses qui m’a le plus choquée quand je suis allée acheter des cartables pour mes enfants, c’est qu’on m’a demandé si je voulais une facture. Donc, si on veut harmoniser les statuts, il faudra aussi harmoniser les notions de salaire et les systèmes de cotisation.

La question qui va être sur la table du prochain gouvernement, c’est : « Comment continuer à financer une véritable protection sociale alors que le gouvernement sortant a in-formalisé l’emploi (donc réduit les contributions à la sécurité sociale) et fait baisser les cotisations patronales avec le tax-shift ? » Si la sécurité sociale est annoncée en déficit dans les années à venir, c’est peut-être en partie à cause du vieillissement de la population, mais aussi parce qu’il y a un déficit de solidarité. En plus, il y a une tendance croissante à privatiser la protection sociale. Si on me demande la raison de mon engagement syndical, c’est une question de répartition des richesses, et cela, ça passe aussi par la protection sociale, qui est là pour corriger un peu les inégalités. Pensez aux films de Michael Moore qui montrent que c’est dans les pays les plus inégalitaires, où il y a très peu de protection sociale et où l’accès aux soins de santé est difficile, qu’il y a aussi le plus d’insécurité. Donc, on devra se poser la question : « quelle protection sociale et pour qui ? », pour éviter les phénomènes actuels de dumping social via les « faux indépendants », de sous-traitance avec de moindres droits, de travail à temps partiel subi (avec là aussi des droits diminués).

Est-ce que, en tant qu’organisation syndicale, on doit se préoccuper de tous ces travailleurs, voire les affilier ? La CSC vient de créer son système pour les freelances[2.Une section United Freelancers a été créée au sein de la CSC. Elle entend offrir aux « travailleurs autonomes et indépendants sans personnel » des services « similaires à ceux offerts aux travailleurs sous contrat de travail ». Contacts : https://www.unitedfreelancers.be/home-fr.]. À la FGTB, on les affilie aussi. Mais d’un autre côté, il faudra aussi mettre toutes les cartes sur la table, et évidemment la contribution des uns et des autres au bien-être. Maggie De Block, en tant que ministre des Affaires sociales, vient de déposer un nouveau projet. On appelle ça le « modèle cappuccino ». Il vise à faire sortir tous les soins de santé et une partie de la protection sociale de la Sécu et à mettre tout ça, comme dans les pays anglo-saxons, dans un système universaliste qui ne serait plus financé par des cotisations mais par l’impôt. Mais qu’avions-nous gagné, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la sécurité sociale ? C’est notamment que des pans entiers du bien-être collectif, comme la santé, étaient « démarchandisés », soustraits au marché, et financés collectivement. Il faudra garder cela en tête. L’autre aspect, c’est le rapport entre capital et travail. Pour nous, ce qui est important, c’est de conserver ce rapport entre capital et travail dans le financement du bien-être collectif. Or, pour le moment, ce n’est plus du tout le cas, puisque les cotisations sociales sont de plus en plus mises à mal, pour des motifs de compétitivité. On pourrait, bien sûr, envisager demain un autre mode de financement de la protection sociale, et d’étendre cette protection à d’autres catégories de travailleurs qu’aux salariés. Si, demain, c’est la solidarité générale, via les impôts, qui finance une protection sociale élargie, il faudra alors bien s’assurer que tout le monde contribue à due proportion. Or, j’ai le sentiment que les entreprises sont devenues des vaches sacrées pour l’ensemble des partis politiques : il n’y en a pas un seul qui envisage de faire contribuer un peu plus les entreprises à quoi que ce soit. Au contraire : on baisse l’impôt des sociétés, comme si, pour les entreprises, le seul fait de créer de l’emploi (et quel emploi !) était une contribution suffisante au bien-être de la société. Le risque, c’est de faire retomber toute la charge de cette protection sociale sur ceux qui sont déjà, parfois, les plus précarisés.

SANDRINO GRACEFFA : Le système de « l’entreprise partagée », qui est au centre du projet de la Smart, c’est de permettre à des travailleurs qui sont isolés de se regrouper pour mutualiser des services. Dans l’histoire du monde coopératif, ce système n’est pas nouveau. On redécouvre aujourd’hui les vertus d’une organisation, atypique dans le monde économique, qui permet à des travailleurs de s’associer pour s’approprier leur outil de travail. La seule chose qu’ont faite Smart et d’autres organisations, comme le mouvement des coopératives d’emploi, c’est de se réapproprier quelque chose qui existait depuis très longtemps. Ce concept « d’entreprise partagée », c’est tout simplement la réactualisation d’un système de valeurs qui a été inventé avec le socialisme et le monde coopératif il y a plus de 150 ans, mais adapté au monde contemporain et aux formes d’emploi qui se développent aujourd’hui. Historiquement, le monde coopératif, à son origine, s’intéresse plutôt à l’agriculture, à la consommation ou, un peu plus tard, à des pans de l’organisation du travail dans le secteur des services aux entreprises, de la logistique, du bâtiment, des travaux publics, de l’imprimerie (il y a eu énormément d’imprimeries coopératives).

Ce qu’apporte la dernière génération des formes de coopératives, c’est de dire : « Cette forme-là, elle peut être aussi adaptée aux travailleurs freelances, aux artistes, à des travailleurs qui, par nature, ont besoin qu’on leur propose, en quelque sorte, une utopie collective. » On leur propose un endroit commun et on leur dit : « Malgré le fait que vous travaillez beaucoup en solo, vous pouvez appartenir à un collectif. » La force d’organisations comme Smart, c’est d’avoir pris cela en compte. Peut-être ne l’avons-nous pas fait de manière assez intelligente ni assez concertée avec le monde syndical, qui sur le fond partage le même système de valeurs. Mais « l’entreprise partagée », c’est vraiment une idée extrêmement simple. Est-il inéluctable que tous les travailleurs deviennent des travailleurs indépendants solitaires, dans le modèle néolibéral de la responsabilité individuelle du risque ? Quand on regarde, de façon très factuelle, ce que font les travailleurs affiliés à Smart, on s’aperçoit que ce n’est pas une fatalité. Ça entraîne des frottements, ça demande une innovation sociale encadrée et concertée, mais en faisant un certain nombre d’aménagements, on arrive à faire entrer dans le cadre du salariat des gens qui, sans Smart, seraient forcément des travailleurs indépendants. Ils se regroupent pour mutualiser des services. Mais mettre en commun un outil de travail, au XXIe siècle, dans une économie cognitive immatérielle, c’est quoi ? La mise en commun elle-même devient immatérielle, le capital devient en partie immatériel.

Cependant, il s’agit bien de reprendre cette idée de mutualisation, de mise en commun de moyens de production. Et de créer de nouvelles solidarités ! Parce que ça, c’est aussi un élément important : d’autres organisations, dans le monde des agences d’intérim, dans le monde du portage salarial en France, offrent des services qui ressemblent beaucoup à ceux qu’offre Smart, mais c’est un peu comme le Canada Dry et l’alcool, ce n’est pas la même chose. Ce sont des services rendus à des clients dans le but de générer un profit pour celui qui a investi. Dans le cas de Smart, ce n’est pas du tout de la même histoire : il s’agit bien de mutualiser les risques, mais aussi de mutualiser les profits. Quand on s’aperçoit, en 2018, qu’on a fait plus de 6 millions d’euros de résultat pour Smart Belgique, on ne redistribue pas les dividendes aux actionnaires. On décide de les réinvestir dans le bien commun, c’est-à-dire dans les services mutualisés. C’est cette approche nouvelle, d’une nouvelle forme d’entreprise, qui s’invente, en rapport avec les nouvelles formes de travail.

ESTELLE CEULEMANS : Est-ce aussi pour cette raison que vous vous êtes constitués en fondation privée ? On connaît assez mal ce statut de fondation privée. La seule qu’on connaît n’est pas très sympathique, c’est celle de la reine Fabiola[3.Le Fonds Pereos est une fondation privée constituée en 2012 par la reine Fabiola dans le but d’éviter à ses neveux et nièces de payer des droits de succession sur son héritage.]. C’est assez interpellant que Smart se soit constituée en fondation privée…

SANDRINO GRACEFFA : À l’origine, en 1998, Smart s’est constituée sous la forme d’une ASBL. Ensuite, en 2008, pour répondre à une exigence exogène de se mettre en conformité avec la loi, il y a eu un redéploiement de l’ASBL en une kyrielle d’entités juridiques, dont certaines sont en train, enfin, d’être arrêtées parce qu’elles n’ont pas de sens. C’est un peu comme à la FGTB : dans l’organigramme de la FGTB, il y a des choses qu’on a du mal à comprendre si on les sort de la construction historique. À ce moment-là, l’idée de mes prédécesseurs a été qu’il fallait mettre au sein d’une fondation de droit privé belge tout ce qui constitue le patrimoine du groupe. Par exemple, les locaux où nous sommes appartiennent à une société qui a été créée avec d’autres propriétaires (Solidarité socialiste, notamment). Dans ce véhicule immobilier, nous sommes majoritaires, mais la structure qui détient les parts de la Smart, c’est la fondation de droit privé.

ESTELLE CEULEMANS : Donc, ça ne fait pas partie de l’entreprise partagée…

SANDRINO GRACEFFA : La gouvernance principale du groupe, c’est une société coopérative d’intérêt collectif en France et une société coopérative à finalité sociale en Belgique. C’est là qu’on a un conseil d’administration élu par l’ensemble des membres. On a maintenant plus de 20 000 membres sociétaires, qui ont chacun au moins une part sociale. En 2017 ils ont désigné démocratiquement leurs 18 représentants au conseil d’administration de Smart. L’entreprise partagée, c’est donc une structure juridique sous une forme coopérative, mais je ne crois pas qu’il faille accorder tant de place aux formes juridiques. C’est ce qu’on en fait qui me paraît important. Le statut ne fait pas la vertu.

ESTELLE CEULEMANS : On attaque aussi l’organisation syndicale sur cette question du statut juridique, c’est pour cela que je me suis intéressée à celui de Smart. C’est quand même toujours un peu parlant… L’ensemble de Smart n’est donc pas une entreprise partagée, il y a quand même, historiquement, ce patrimoine. Mais je ne veux pas entrer dans une polémique. Quant à la vision que nous avons de ce modèle, il y a plusieurs choses à dire. Sur le modèle coopératif, on est extrêmement positifs. En particulier à propos de toutes ces expériences coopératives quand il y a une fermeture d’entreprise et une réappropriation de l’outil de production par les travailleurs. Cela, c’est valorisé chez nous, historiquement et de manière globale. Sur l’entreprise Smart en tant que telle, et sur nos errances relationnelles passées et présentes (et, je l’espère, pas trop futures), voici ce que je dirais. Sandrino Graceffa a marqué Smart de son empreinte particulière. Il est arrivé ici avec une sensibilité assez différente de celle de ses prédécesseurs. Le rendez-vous manqué entre l’organisation syndicale et Smart vient du fait que Smart est née en rapport avec des travailleurs particuliers : les artistes, les personnes qui vivent sous un statut d’intermittence, donc aussi les techniciens des entreprises culturelles, etc. Au début des années 2000, la réforme du ministre Frank Vandenbroucke[4.Ministre fédéral SP. A des Affaires sociales et des Pensions de 1999 à 2003, un des principaux promoteurs de « l’État social actif ».] avait introduit cinq statuts possibles pour ces travailleurs. Primo, les travailleurs statutaires (qui sont en voie d’extinction dans les grandes institutions comme la RTBF). Secundo, les travailleurs salariés. Il y avait, bien sûr, le statut d’indépendant : il avait créé la commission pour être reconnu comme indépendant, pour ceux qui gagnent suffisamment bien leur vie pour ne pas avoir besoin de la solidarité collective. Et puis, Vandenbroucke a ouvert la porte à deux autres types de statut : d’une part il a ouvert la possibilité de travailler dans l’intérim, et d’autre part il a inséré un article 1bis dans la loi sur l’ONSS[5.Loi du 27 juin 1969.]. L’article 1bis prévoyait la possibilité de s’ouvrir des droits à la sécurité sociale, semblables à ceux des salariés, sans être sous contrat de travail. Et qu’a-t-on constaté ? Du côté néerlandophone, la plupart des artistes et des techniciens du secteur culturel se sont retrouvés dans le secteur de l’intérim, alors que du côté francophone, Smart leur a ouvert le droit à la sécurité sociale dans le cadre de cet article 1bis, c’est-à-dire sans contrat de travail. C’est vrai, il y avait des personnes qui étaient dans la « zone grise » et c’est pour elles que l’article 1bis avait été introduit. C’est vrai, Smart a répondu à ces préoccupations en leur offrant des simplifications administratives considérables. Le seul souci, c’est qu’à un moment donné, Smart a aussi placé dans la catégorie « artiste » toute une série de personnes qui, peut-être, ne devaient pas y être. Et donc, une ministre de l’Emploi qui s’appelait Monica De Coninck[6.Ministre fédérale SP. A de l’Emploi de 2011 à 2014.] est devenue à moitié hystérique en constatant soudain que, du côté francophone, il y avait une pléthore d’artistes, que ça explosait complètement. Parce qu’en plus, quel est le principal avantage de cette reconnaissance du statut d’artiste (article 1bis) en matière de chômage ? C’est le fait qu’on peut rester au chômage sans tomber dans la dégressivité, sans devoir faire preuve de disponibilité (ce fut moins le cas plus tard). C’est donc, finalement, une réponse à la situation d’intermittence : en dehors des périodes d’activité, on a la possibilité d’avoir une indemnité de chômage garantie. Ce à quoi on a eu le sentiment d’assister, c’est que, au lieu que le système protège mieux ceux qui devaient être mieux protégés, ceux de la « zone grise », cette « zone grise » s’est étendue et que de plus en plus d’employeurs ont eu recours au système de l’article 1bis, beaucoup plus « flexible » et beaucoup moins coûteux. Et beaucoup de personnes qui étaient sous contrat de travail se sont soudain retrouvées, à la RTBF par exemple, sous contrat Smart. Il y en a désormais un peu partout. D’autant plus que, comme on n’est pas sous contrat de travail, les heures de répétition, les heures de présence obligatoire hors horaire ne comptent pas non plus.

SANDRINO GRACEFFA : On est autour de 10 000 personnes qui bénéficient de ce statut d’artiste « article 1bis » aujourd’hui en Belgique ; or je ne pense pas qu’il y en ait plus que 2 000 qui sont chez Smart. Par rapport aux 27 000 personnes qui ont utilisé nos services en 2018, ça ne fait même pas un dixième.

ESTELLE CEULEMANS : Vous vous êtes ouverts, effectivement, à d’autres formes d’intermittence. Vous vous êtes rendu compte que ça n’existait pas seulement dans le secteur artistique, et que ça commence à fleurir un peu partout. Il y a moins de recours aujourd’hui à l’article 1bis, parce que certains se sont un peu fâchés. Effectivement, les artistes ont eu le sentiment que les organisations syndicales voulaient les protéger malgré eux en disant : « Ces travailleurs, il faut les garder le plus possible sous le régime du contrat d’emploi, beaucoup plus protecteur. » D’autant plus que Monica De Coninck, du coup, a agité l’ONEm et que, soudain, des personnes ont été expulsées du statut d’artiste. Personnellement, j’étais pour qu’on s’inspire de la situation des journalistes, qui ont aussi un statut de sécurité sociale spécifique, mais qui pour cela ont besoin d’une accréditation de leur profession. On aurait pu mettre au point quelque chose de comparable pour les artistes. Il y avait pour les artistes une protection qui était effectivement plus importante, qui dérogeait au régime général et était même plus favorable que celle d’autres catégories de travailleurs, notamment pour tenir compte de l’intermittence. Donc, il fallait s’assurer que cet avantage soit bien réservé à ceux qui dépendaient du statut d’artiste. Voilà l’origine de notre différend avec Smart. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, il n’y a plus cette focalisation dans le combat en faveur des nouveaux publics dont Smart s’est occupée ces dernières années, notamment toutes les victimes du travail « à la tâche » et en particulier les livreurs de Deliveroo. En fait, comme ces travailleurs n’étaient pas salariés, nous, on avait de grosses difficultés à les affilier. Pour des raisons historiques, le syndicat n’affilie que les travailleurs salariés parce que ce sont les seuls à qui il peut offrir un service, de négociation d’accords collectifs, de caisse de chômage ou autre. Et si, demain, on devait représenter aussi les travailleurs non-salariés, on peut se demander quelle cotisation on leur ferait payer. Parce que chez nous, la cotisation est relativement forfaitaire, mais si on ne peut pas leur offrir la même défense ou les mêmes avantages, on devra s’ajuster. Néanmoins, ils s’affilient déjà, pour qu’on puisse, malgré tout, mieux les défendre et les représenter, mais on va devoir, à l’avenir, évaluer quelles prestations on leur offre aussi en tant qu’organisation syndicale.

SANDRINO GRACEFFA : J’entends bien les frottements historiques que peut créer une organisation qui se cherche et qui, sur certains aspects, avec beaucoup de spontanéité mais aussi d’amateurisme, aborde certaines questions dans son développement. Chez Smart, on s’est beaucoup professionnalisé. On a appris de nos erreurs. On a embauché des juristes, des fiscalistes. On s’est structuré et on a aussi été un peu plus à l’écoute. Ce n’est pas parce qu’on veut faire quelque chose de bien qu’on le fait bien. Quand on est dans une organisation qui a un projet de transformation sociale, il faut rester en permanence ouvert à l’écoute et à la critique. Il y a aussi des effets pervers à tout système. Smart, c’est quand même des centaines de milliers de contrats de travail. Si demain la FGTB développe des services liés aux indépendants, et si ça rencontre un certain succès, il n’est pas impossible qu’il y ait des effets pervers qui s’installent.

ESTELLE CEULEMANS : C’est ce qui nous freine, soyons clairs.

Smart s’interpose, en fait, entre le client (le donneur d’ordre) et le travailleur indépendant pour garantir que celui-ci sera payé. S’il veut opérer une optimisation fiscale, est-ce que tout travailleur salarié n’aurait pas objectivement intérêt à devenir indépendant et à passer chez Smart, mettant ainsi fin au salariat ?

SANDRINO GRACEFFA : Il faut que les choses soient très claires : aujourd’hui, le recours à Smart, ce n’est pas avantageux. Il existe une pléthore de statuts qui permettent de payer moins d’impôts et de cotisations. Ceux qui choisissent de venir travailler via Smart, souvent, ce n’est pas dans un but d’optimisation fiscale ou économique, ce n’est pas pour avoir plus de salaire net en poche, et ce n’est pas pour faire faire des économies à leurs donneurs d’ordre. Au final, la facture est élevée. Nous, on va leur ouvrir l’accès à la protection sociale du régime général : elle a un prix, et c’est normal. On va leur prélever du précompte. On va leur appliquer un certain nombre de charges qui sont inhérentes à leur propre protection. Donc, la solution Smart n’est pas très avantageuse du point de vue de la rationalité économique. Par contre, pourquoi avons-nous un certain succès ? Parce que, justement, on offre une alternative. Sous couvert de permettre à quelqu’un, clé sur porte, de ne pas se préoccuper de sa gestion fiscale ou sociale, d’une certaine manière on le protège aussi un peu contre lui-même et contre les risques liés aux accidents de la vie dans une carrière professionnelle.

ESTELLE CEULEMANS : Ce n’est pas avantageux, effectivement, pour celui qui entre dans ce système. Il y a une perception de cotisations sociales, même si le tax-shift les a fait baisser. Par contre, ça reste avantageux pour ceux qui ont recours à ces personnes. Notre préoccupation, c’est que ce système ne devienne pas un incitant à avoir recours à ces travailleurs autonomes. On l’a vu avec les artistes. Finalement, ce risque de contagion existe, puisque ce sera beaucoup plus facile d’avoir recours à ces travailleurs-là. D’autant plus que, quand un employeur y a recours, il ne doit plus se préoccuper du point de vue administratif ou social. Et l’autre aspect qui nous fait un peu peur, ce sont les échos qui nous parviennent de l’ONEm, qui requalifie de plus en plus ces prestations comme des prestations d’indépendant. Il les refuse comme prestations de travailleurs salariés et a posteriori, ces personnes qui ont perçu du chômage retombent sous le statut d’indépendant. C’est bien pour cela qu’il serait intéressant qu’on travaille ensemble pour améliorer en tout cas le statut de ceux qui subissent le statut d’indépendant. Nous devrions nous retrouver sur cet objectif, d’autant plus qu’à côté de ça, on voit des attaques contre la protection sociale des travailleurs salariés, qui serait soi-disant un luxe, qui n’est plus payable, etc.

SANDRINO GRACEFFA : Y a-t-il des avantages pour des employeurs qui utilisent des « faux indépendants » via Smart ? On tourne en rond, puisque de toute façon, ils vont payer les 6,5 % de frais de dossier perçus par Smart en plus.

ESTELLE CEULEMANS : Ce ne sont pas des faux indépendants, ce sont des faux salariés. Et parfois, il y a un effet pervers : ça se retourne contre la personne.

SANDRINO GRACEFFA : Nous, on assume de manière très claire qu’on transforme des indépendants en salariés. On a décidé de donner un statut de salarié à l’ensemble de nos membres. Dans la tradition coopérative qui se déploie depuis 150 ans, vous êtes entrepreneur et salarié. Vous êtes entrepreneur parce que vous êtes copropriétaire de votre outil de travail, mais vous devenez salarié parce qu’on vous offre un contrat de travail et une protection sociale. On s’ouvre même aux contrats de travail à durée indéterminée : il y a des personnes qui ont une multitude de contrats à durée déterminée et à qui on donne la possibilité de « lisser » leurs rémunérations sous la forme d’un CDI. Il y en a déjà presque 600 qui sont passées sous ce statut en France et on va, d’ici la fin de l’année, passer la barre des 100 en Belgique. À partir du moment où le travailleur a des revenus réguliers, il n’y a aucune raison pour qu’on continue à appliquer des modalités de rémunération discontinues. Chez les salariés classiques, c’est pareil : on ne travaille pas avec la même intensité tous les jours, mais à la fin du mois on est quand même contents d’avoir un virement sur notre compte bancaire qui soit le même chaque mois, ce qui nous permet par exemple de faire des emprunts et nous simplifie la vie à plusieurs niveaux.

ESTELLE CEULEMANS : On le voit bien, ceux qui ont un revenu plus récurrent, cela leur permet de mieux se projeter dans l’avenir. Mais notre préoccupation, c’est qu’aujourd’hui les statuts permettent de moins en moins aux personnes de se projeter dans l’avenir, et c’est pour cela qu’il faut réinventer la protection sociale de manière large. Quelque part, tant qu’on est dans la précarité, on va avoir recours au système Smart, où la solidarité intervient, au niveau du chômage, de la pension, etc., mais ceux qui vont obtenir des revenus très élevés, ils préféreront se faire reconnaître comme indépendants et, du coup, être beaucoup moins solidaires, puisque là, le plafonnement intervient et ils ne cotisent plus à la même sécurité sociale. Vous, vous êtes confrontés à des travailleurs qui sont indépendants mais pas véritablement autonomes. Ils ont recours à Smart pour avoir une protection administrative, sociale, juridique et autre, parce que fondamentalement ils n’auraient pas les moyens de se l’offrir autrement.

SANDRINO GRACEFFA : Globalement, chez Smart, notre modèle économique est basé sur la loi de Pareto[7. « Environ 80 % des effets sont le produit de 20 % des causes » : ce constat empirique de Joseph Juran est une paraphrase abusive des travaux de l’économiste italien Vilfredo Pareto (1848-1923).]. Ce sont environ 20 % de nos membres – ceux qui sont le mieux insérés professionnellement, qui ont un volume d’activités plus régulier – qui financent les services que nous rendons à 80 % de nos membres. Des services qui vont nous coûter, parce que ces 80 % sont, quant à eux, discontinus, ils facturent peu, et sont très consommateurs de services. C’est un système qu’on est contents de pouvoir préserver, parce qu’il est conforme à notre projet social. Il ne faut pas s’imaginer que le chiffre d’affaires réalisé par Smart est le produit d’une multitude de travailleurs précaires sous perfusion sociale permanente.

ESTELLE CEULEMANS : Notre préoccupation reste la même : en rendant plus vivable ce statut de l’intermittence, est-ce que, quelque part, vous ne le pérennisez pas ?

SANDRINO GRACEFFA : On peut aussi fermer les hôpitaux pour être sûrs qu’il n’y ait plus de malades… Cela dit, j’entends ce questionnement, et il a tout son sens. On se pose en permanence cette question. Aujourd’hui, on a mis en place un plan de formation de l’ensemble de nos équipes pour renforcer l’accompagnement économique. Il y a 10 ans, chez Smart, nos membres étaient formés à répondre aux questions qui sont les mêmes que celles qu’on pose dans les services de la FGTB, sur l’accès au chômage. J’ai trouvé qu’il était important de dire : « À chacun son travail. Notre travail, c’est d’accompagner des personnes pour les aider à vivre de leur activité. » Pour réussir notre mission sociale, on a besoin d’accompagner mieux les personnes sur le plan économique. On a investi beaucoup de moyens dans la formation de nos conseillers afin de mieux accompagner les personnes. Notre objectif, en leur donnant accès à un accompagnement et à des formations, c’est de permettre à des personnes de sortir de la précarité, ou alors de retourner vers l’emploi classique. On est très clairs. On dit aux gens : « On ne va pas vous garder pendant 20 ans chez Smart si on a le sentiment qu’on vous maintient dans un niveau de précarité qui ne vous convient pas. » Il y a des personnes qui sont faites pour l’autonomie et qui peuvent, en se formant, sortir de la précarité. Tous les jours, on voit des gens qui, en l’espace de deux ans, y sont arrivés, ont bien appréhendé la formation, le conseil, et ont amélioré, par exemple, leur facturation. Car on a constaté que certaines personnes sous-facturent leurs prestations et donc s’auto-précarisent ; c’est un risque très important. Nous mettons en place, chez Smart, à la fois un accompagnement qui vise à l’amélioration de la dimension économique des activités et des systèmes de surveillance qui permettent de détecter des situations anormales. Par exemple, si quelqu’un n’a qu’un seul client : on sent bien que cette personne devrait sans doute être embauchée, on va vérifier si on ne la maintient pas injustement sous statut d’indépendant. Ces situations anormales existent, et malgré ce que nous faisons, cela continuera d’exister. L’important, c’est d’en réduire l’effet.

Smart, c’est une nébuleuse d’individus qui viennent recourir à des services. Mais l’une des conditions de l’émergence d’une conscience de classe, d’une conscience de l’intérêt commun, c’est d’être ensemble, d’avoir un même objectif…

ESTELLE CEULEMANS : C’est bien la différence avec la vraie coopérative historique, où l’on travaille ensemble à un but commun. Quelque part, ici, il y a un peu une instrumentalisation de la protection sociale. D’accord, c’est pour des personnes qui en ont fondamentalement besoin. Et le travail de pépinière de Smart pour lancer certaines activités est remarquable. Mais il faut qu’après, ces activités permettent à la personne de vivre dignement. Et c’est pour cela que je lance un appel à Smart : c’est ensemble qu’on doit se battre pour une amélioration du statut social des uns et des autres, plutôt que d’accepter ce pis-aller qui consiste à mettre un sparadrap sur les conditions actuelles.

SANDRINO GRACEFFA : Dans certains secteurs et filières, le fait qu’un nombre important de personnes, à l’intérieur de la même filière, exercent le même métier via Smart a eu un effet très positif sur, par exemple, le niveau de facturation. On a ouvert, il y a 4 ans, un module dédié au secteur de la formation qui s’appelle « Formateurs associés ». Un peu plus de 1 000 formateurs s’y sont inscrits en Belgique. On s’aperçoit que l’existence même d’une organisation qui regroupe, au départ, des formateurs indépendants, a un effet positif sur le niveau de facturation. Parce que nous nous efforçons de plus en plus d’animer des filières d’activité économique, parce qu’on organise la possibilité pour les gens, par exemple, de se regrouper pour répondre ensemble à un appel d’offres. Tous ces processus d’accompagnement vont permettre, justement, de créer une forme de conscience collective et d’améliorer la situation économique des gens. Mais nous, notre travail va s’arrêter à un moment. Et c’est à ce moment-là que doit intervenir, entre Smart et les organisations syndicales, un vrai partenariat. Sinon, on se retrouve une fois de plus à être à la fois le défenseur des salariés et leur employeur. Il faut absolument qu’on trouve des passerelles pour travailler en bonne intelligence avec les organisations syndicales, qui d’une certaine manière ont aussi besoin d’organisations comme la nôtre, parce que nous leur permettons de toucher collectivement des pans complets de métiers qu’elles ne maîtrisent pas très bien.

Dans l’économie de plateformes, chaque travailleur est individuellement responsable de son sort, à travers son adhésion à une plateforme numérique qui distribue les tâches. Cela précarise encore plus le travail. Pourrait-on faire la comparaison avec l’activité de Smart ?

ESTELLE CEULEMANS : Non, au contraire. Quand Smart s’est trouvé confrontée à des travailleurs de ce type, notamment les coursiers de Deliveroo, elle a plutôt essayé de les défendre et de les organiser. Cela n’a pas été simple, il y a eu des maladresses, mais après, de toute façon, le pouvoir politique a libéralisé totalement le système avec cette mesure des « 500 euros défiscalisés » de De Croo. Il est effectivement très compliqué d’organiser ces travailleurs, d’autant plus qu’ils sont « immatériels ». Sur certaines plateformes, c’est vraiment de l’exploitation, avec des gens qui sont prêts à accepter n’importe quelle tâche à n’importe quel prix. Les organisations syndicales se sont emparées de la problématique. Le but, c’est d’avoir un portail d’entrée pour permettre à ces travailleurs aussi d’avoir accès à l’organisation syndicale et de se faire représenter, du moins ceux qui exercent leurs activités ici et, malheureusement, seulement ceux qui sont au-dessus des plafonds mis par De Croo. Parce qu’avec cette fameuse loi, il a véritablement perverti complètement la possibilité qu’on puisse protéger ces personnes.

Est-ce que Smart ne devrait pas dire à ces travailleurs-là : « Syndiquez-vous, organisez-vous » ?

SANDRINO GRACEFFA : C’est ce que nous avons fait. Sur ce sujet-là, on a agi, je pense, avec intelligence. D’abord, on n’a pas fermé notre porte. Au sein de la direction de Smart, certains disaient : « On ne doit pas s’occuper de ces gens-là, ce n’est pas notre métier. » Moi, mon argument était simple : « Si vos enfants, demain, se retrouvaient à exercer ce métier-là, est-ce que vous ne seriez pas un peu plus rassurés si c’était via des contrats de travail établis par Smart ? » Donc, notamment, avec la couverture des accidents du travail. Je rappelle qu’en 2017, plus de 70 accidents du travail de coursiers à vélo ont été couverts via le système d’assurance prévu pour les travailleurs salariés. C’est une exception mondiale. Aujourd’hui, des chercheurs viennent du monde entier consulter nos statistiques, parce qu’on est le seul exemple dans le monde d’organisation qui a salarié des travailleurs de plateformes de la foodtech[8.Association du secteur de la restauration avec celui des plateformes numériques.] et qui a déclaré et suivi leurs accidents du travail. La Confédération européenne des syndicats et son bureau d’études ETUI ont consacré une monographie complète à la situation que Smart avait créée dans les rapports avec Deliveroo. On a fait une véritable expérimentation, qui a permis de démontrer qu’il n’est pas du tout impossible de trouver un cadre légal permettant à des travailleurs de plateformes d’être socialement encadrés de façon correcte. Rien que ça, c’est ce qui a fait peur à la direction générale de Deliveroo à Londres. Quand ils se sont aperçus de ce que nous faisions en Belgique, et que des camarades d’autres pays d’implantation de Deliveroo disaient : « S’ils le font en Belgique, pourquoi pas chez nous ? », la direction londonienne a imposé, de façon abrupte, aux dirigeants de Deliveroo Benelux d’arrêter les accords. Cela a été facilité par la décision politique consistant à permettre à ces plateformes de déclarer ces jeunes via un statut qui n’en est pas un. Parce que, je le rappelle, le statut de la loi De Croo, c’est l’officialisation du travail au noir.

Cet accord avec Deliveroo s’est arrêté à peine deux semaines avant les négociations qu’on avait engagées avec les deux grandes organisations syndicales pour aller plus loin, en disant : « Maintenant qu’on est capable d’organiser d’une certaine manière le rapport de forces, on va avoir un sujet intéressant sur lequel on peut travailler avec vous. » On était sur le point de signer une convention collective dédiée à ce secteur, applicable chez Smart, pour cette catégorie de travailleurs. On en était vraiment très proches. On a eu raison de tenter cette expérience. Je suis très inquiet de la situation des jeunes qui aujourd’hui exercent une activité dans ce secteur-là et de l’évolution de ce secteur. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on continue à développer une certaine complicité entre des organisations qui ne respectent aucun cadre et des pouvoirs publics qui aménagent pour elles des avantages qui ne devraient pas exister.

ESTELLE CEULEMANS : Oui, le ministre De Croo a véritablement cassé cette volonté de contre-pouvoir. Ce qui détermine tout, c’est le rapport de forces. Nous, on va essayer de travailler de plus en plus avec d’autres forces mobilisatrices. On soutient les convergences de luttes, comme Tam-Tam, notamment. Jusqu’ici on n’en a pas menées avec Smart, mais pourquoi pas ? Il y a quand même, en face, un rouleau compresseur… On n’arrête pas de nous répéter qu’il n’y a pas d’alternative, que tout ça coûte trop cher. Et puis, il faut restaurer une véritable concertation sociale dans ce pays. En même temps, on la restaurera quand le rapport de forces sera plus favorable, donc… c’est assez compliqué. Sortir des individualismes, créer le collectif, dans la société où nous sommes, ce n’est pas simple. Les sociétés les plus inégalitaires sont les sociétés les plus violentes. Ceux qui, malheureusement, ne respectent pas la concertation sociale et n’acceptent pas de contre-pouvoir, se tirent une balle dans le pied. Car la concertation sociale a été le modèle le plus puissant de redistribution des richesses, via la sécurité sociale, via les salaires, le temps de travail, les conditions de travail. Ceux qui mettent cela à mal, aujourd’hui, ceux qui ne permettent pas aux travailleurs de travailler dans des conditions correctes, avec une protection correcte, et qui au contraire les affaiblissent sur le plan économique, ils ne se rendent pas compte qu’eux-mêmes se tirent une balle dans le pied.

SANDRINO GRACEFFA : Pour moi, il y a une corrélation évidente entre l’in-formalisation du travail, l’absence ou la dégradation de la protection sociale, et l’augmentation de la corruption. Plus le système redistributif de justice sociale fonctionne de façon régulée, y compris par des formes de gestion démocratique et paritaire, plus il y a de corps intermédiaires qui permettent de réguler le système du vivre-ensemble (et pas uniquement l’État et les organismes publics), moins il y a de corruption. D’autre part, Estelle Ceulemans a dit quelque chose d’important, c’est qu’il faut converger, face au rouleau compresseur qui nous écrase et qui est dirigé par des gens qui savent que ça ne va pas durer longtemps, que le système qu’ils ont généré arrive à sa fin, et donc qui s’emballent. Ils savent qu’on va dans le mur, mais ils ont décidé d’appuyer quand même sur l’accélérateur. On sait cela, on sait qu’il y a par ailleurs une convergence très fine, bien établie, entre ceux qui ont un intérêt à voir se développer des politiques néolibérales et un certain nombre de représentants politiques qui gouvernent nos pays. Donc, il faut absolument une reconstruction des forces qui veulent lutter contre ça. Il faut arrêter d’être uniquement dans un discours défensif et alarmiste. Il y a des tas d’utopies intéressantes qu’il faut valoriser (je ne parle pas seulement de Smart). Il faut qu’on puisse regarder aussi le verre à moitié plein, aller vers de la construction et pas simplement avoir un discours défensif.

ESTELLE CEULEMANS : Il faut recréer de convergences, des utopies, des forces de proposition, il faut arrêter de croire qu’il n’y a pas d’alternative. Et je pense que c’est ce qu’on vient de faire, sur la question des statuts de tous les travailleurs, qu’ils soient salariés ou indépendants subissant leur statut.

Propos recueillis par Hamza Belakbir et Jean-Jacques Jespers. (Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 3.0 ; photographie de la fresque mosaïque ornant la façade de la Bourse du travail de Lyon, La ville embellie par le travail, réalisée par l’artiste Ferdinand Fargeot en 1936, prise par Adbar en juin 2013.)