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Un revenu de base de gauche est-il pensable ?

En Belgique, on parle généralement d’allocation universelle. Philippe Van Parijs, à qui revient la paternité de l’expression, explique qu’il a choisi cet intitulé pour marquer le parallèle avec « suffrage universel » : il s’agirait, dans les deux cas, d’un droit inconditionnel de citoyenneté, prenant ici la forme d’une allocation forfaitaire versée à l’ensemble de la population sans condition d’âge ou de revenu.
Dans les autres pays, on parle plutôt de Basic income, soit, en français, de « revenu de base ». Le concept est plus large, et l’allocation universelle « chimiquement pure » n’en est qu’une forme particulièrement radicale. Mais le « revenu de base » peut également désigner d’autres dispositifs, qui auraient pour ambition non pas de remplacer la sécurité sociale, mais de la compléter.
Après avoir publié une introduction à ce débat dans le numéro 103 de Politique, nous entrons ici dans le vif du sujet avec deux auteurs qui répondent en sens opposé à la question : « Un revenu de base “de gauche” est-il pensable ? » Pour éviter le dialogue de sourds, chaque auteur a eu la possibilité de réagir brièvement au texte de l’autre.

Un revenu de base de gauche est-il pensable ? OUI !

Kim EVANGELISTA est conseiller économique du service d’études d’Écolo et chercheur associé d’ Etopia.

Un revenu de base versé individuellement et inconditionnellement à tous les citoyens peut se traduire en une multitude de modèles concrets qui varient en fonction du montant perçu, des impacts sur les autres revenus existants ou du mode de financement de la mesure. Il existe en réalité une constellation de propositions de revenu de base très différentes.
Elles supposent parfois la suppression de toutes les autres dépenses sociales ou au contraire le maintien à l’identique de celles-ci. Certaines propositions garantissent la possibilité de sortir de la pauvreté sans travailler alors que d’autres nécessitent de revenus complémentaires pour vivre décemment. Même si ces mesures peuvent toutes être qualifiées de « revenu de base », à condition de respecter certaines conditions, elles reposent sur des conceptions de la société différentes et peuvent avoir des objectifs diamétralement opposés. C’est pourquoi lorsqu’on débat de revenu de base il vaut mieux se concentrer sur une proposition concrète plutôt que sur une idée abstraite.
C’est un peu comme débattre de réforme fiscale.
On peut avoir des réformes fiscales progressistes, qui favorisent les plus précaires et qui améliorent la transparence et l’équité du système. On peut aussi avoir des réformes fiscales qui bénéficient aux plus riches, qui favorisent les revenus du patrimoine au détriment des revenus du travail ou qui augmentent l’opacité du système et les inégalités. Ainsi, comme une réforme fiscale, l’application concrète du revenu de base peut pencher à gauche ou à droite en fonction de différents paramètres.
Débattre du revenu de base est également délicat parce que cette proposition casse les codes et transcende les clivages politiques classiques. Il n’est pas toujours évident de se faire un avis sur la question, car différentes propositions sont défendues par des partisans de gauche comme de droite et souvent de manière caricaturale. Pour certains, le revenu de base est représenté comme la panacée, la solution à tous les problèmes socioéconomiques alors qu’en réalité, il reste une politique publique parmi d’autres, qui ne prend tout son sens que dans un ensemble composé d’autres programmes spécifiques en termes de protection des travailleurs, minimas sociaux, accès au logement, etc. Pour d’autres, le réel potentiel disruptif que représente le revenu de base
vis-à-vis de la protection sociale, du marché du travail et des finances publiques, justifie le rejet en bloc de la proposition sans autre forme de procès. Pour ceux-ci, à l’inverse des précédents, puisque le revenu de base ne répond pas à l’ensemble des déséquilibres et inégalités de la société, il n’est pas la bonne solution et ne mérite pas d’être envisagé ni discuté.
Pourtant, les applications concrètes d’un revenu de base ne représentent souvent qu’un pas dans la bonne direction, soit une amélioration plutôt qu’un idéal. Il est évident que sa mise en œuvre ne garantit pas d’atteindre une situation parfaite et qu’il doit être comparé aux politiques actuelles avec toutes leurs imperfections.
Pour qu’une proposition de revenu de base soit considérée comme « de gauche » elle se doit de remplir une série de conditions. Elle doit notamment permettre de réduire les inégalités et la précarité et faire en sorte qu’aucun individu, qui se situe sous un certain seuil de revenu, ne voie sa situation se dégrader. Idéalement elle doit même permettre de sortir tous les individus de la pauvreté, en leur garantissant un revenu individuel au moins égal à 1200 euros nets par mois pour tous. Un revenu de base de gauche doit favoriser l’émancipation et l’autonomie des individus ainsi que l’accès à l’emploi pour les travailleurs, tout en maintenant le rôle de leurs représentants et la concertation sociale actuelle.
Une telle proposition doit garantir la solidarité entre les individus et maintenir voire améliorer la protection sociale existante. Enfin, un revenu de base de gauche doit être finançable dans le cadre actuel des finances publiques, il ne peut impliquer un définancement d’autres politiques comme les soins de santé ou les transports publics. Ce n’est que si toutes ces conditions sont remplies qu’un revenu de base pourra être considéré comme réellement progressiste
et désirable.

Conserver la gestion paritaire

La première condition est liée à notre sécurité sociale. Il apparaît que le revenu de base peut à la fois renforcer et améliorer le système actuel. Pour cela, il faut un modèle qui s’intègre dans le système existant sans le remplacer. Le revenu de base constitue alors un revenu « socle » sur lequel s’ajoutent les autres revenus et notamment les prestations sociales, un nouveau pilier de la sécurité sociale, individuel et inconditionnel, pour mieux rencontrer les réalités d’aujourd’hui. Si le revenu de base ne vient pas remplacer les allocations existantes, alors le maintien de la sécurité sociale existante permet de garantir le principe de solidarité et de mutualisation des risques.
Cela implique également qu’on ne passera pas d’un système assurantiel à un système d’assistance plus réduit et moins redistributif. Le principe fondateur selon lequel chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins est maintenu. Enfin, cela garantit également la gestion paritaire de la sécurité sociale, l’un des principaux piliers du modèle belge de concertation sociale, dont la suppression aurait pour conséquence d’affaiblir les syndicats et mutuelles. Un revenu de base permet à notre sécurité sociale d’être plus universelle et de mieux protéger ceux qui en bénéficient le moins. Notre modèle actuel de protection sociale apparaît aujourd’hui en décalage par rapport aux évolutions de notre société. Basé sur la vision traditionnelle d’une carrière stable et unique, de statuts délimités et différenciés, de relatif plein emploi et de famille traditionnelle, ce modèle semble parfois dépassé par les évolutions que nous connaissons. De nouvelles formes de familles, de solidarités et de cohabitations sont apparues. Alors que les cotisations sont perçues de manière individuelle, il n’en va pas de même pour l’octroi des prestations, où la notion de ménage prévaut en cas de chômage et de pension notamment.
Ceci peut créer des inégalités, tend à rompre les solidarités familiales ou amicales et pousse l’individu à développer des stratégies qui, selon le contexte personnel, peuvent parfois relever plus de la survie que du délit : travail au noir, domiciliation fictive… Un revenu de base individuel permet de supprimer le statut de cohabitant et d’individualiser les droits sociaux,
rendant ainsi les contrôles inutiles et apportant une réponse à ces problématiques.
D’un autre côté, le monde du travail rencontre également de profondes mutations : automatisation, délocalisation, hybridation des statuts et des parcours professionnels, activités complémentaires sans contrat classique, impact du numérique sur le travail et l’emploi, etc. Ces mutations imposent un ajustement de notre modèle social qui, bien souvent, peine à prendre en compte ces situations étant donné que les carrières atypiques rendent de plus en plus difficile la définition du périmètre assurantiel de la protection sociale. De plus, dans notre système contributif fondé sur le travail, l’universalité de la couverture sociale dépend de la capacité de la société à assurer un emploi à tout le monde. Ce modèle présente le défaut majeur de ne pas protéger les personnes qui ne sont pas encore entrées dans le monde du travail, ni celles, de plus en plus nombreuses, qui en sont restées longtemps exclues. Le revenu de base permet de rapprocher les statuts et ainsi de mieux protéger les carrières mixtes et de sécuriser les parcours de vie tout en encourageant les changements. De plus, en garantissant un revenu individuel au nombre grandissant de sans-droits et de sans-statut, soit ceux qui ont la plus grande probabilité de tomber dans la pauvreté, il permet réellement d’élargir le périmètre de la sécurité sociale.
Enfin, le système actuel de protection sociale provoque un phénomène important de non-recours, soit l’existence de personnes qui ont droit à une allocation mais qui n’en font pas la demande. Cela s’explique par le manque d’information, la complexité des dispositifs, les incertitudes juridiques – on ne sait pas toujours de quel régime on dépend – ou encore par l’impact parfois stigmatisant de certaines démarches. Un revenu de base automatise les procédures et vise ainsi à passer d’une société de défiance et de vérification à une société de confiance et d’émancipation.

Un revenu « socle »

La deuxième condition est relative au monde du travail. L’un des effets pervers de notre système de protection sociale est l’existence de pièges à l’emploi.
C’est la situation où un bénéficiaire d’allocations sociales n’a aucun intérêt financier à travailler, car son salaire ne permettrait de compenser ni la baisse ou la suppression des allocations sociales auxquelles il aurait droit s’il ne travaillait pas, ni les dépenses liées au retour à l’emploi (déplacements, garde d’enfant).
Comme le revenu de base est inconditionnel et ne dépend pas de la situation professionnelle des bénéficiaires, il permet d’éviter ces situations. Dans tous les cas, une personne gagne plus si elle trouve un emploi ou augmente son temps de travail et son activité n’a aucun impact financier sur les autres membres du ménage.
L’objectif d’un revenu de base comme « socle » auquel viennent s’ajouter d’autres revenus comme les salaires n’est pas de permettre à tous de se libérer complètement du travail, même s’il vise à nous rendre plus autonomes dans nos choix. Le travail accompli dans l’emploi fait également vivre la société. L’emploi est générateur de lien social, de productions marchandes et non marchandes, d’innovations et de progrès. Il est aussi l’opportunité de tisser des liens sociaux, ce qui peut constituer une source d’émancipation, notamment pour les femmes et les jeunes adultes. Enfin, l’emploi est un puissant outil d’insertion, car il permet d’acquérir des compétences qui favoriseront l’autonomie à long terme.
Le revenu de base permet cependant d’entrevoir la fin de la dépendance à l’égard du travail salarié.
Un revenu de base individuel et inconditionnel représente une certaine garantie de revenu pour tous les citoyens. Chacun peut utiliser cette garantie pour réduire son temps de travail, se former tout au long de la vie ou mener à bien des activités de tous types.
Il permet d’évoluer d’une émancipation par le travail à une émancipation des travailleurs. Les luttes de gauche ont toujours été des luttes pour l’emploi des travailleurs mais également pour le pouvoir d’achat, l’amélioration des conditions de travail, les congés payés… Le revenu de base n’assimile pas l’émancipation des individus à la garantie d’un emploi à temps plein à vie pour tous, mais bien à la fin de la précarité liée à l’absence d’un emploi.
En ce sens, le revenu de base s’articule totalement aux valeurs de la gauche. Le revenu de base est aussi un moyen de changer les rapports de forces sur le marché du travail, en donnant à chacun la possibilité de refuser certains emplois, ou encore de réduire son temps de travail, alors que trop d’emplois sont mal rémunérés ou se caractérisent par des conditions de travail difficiles.
Le revenu de base redonne du pouvoir de négociation aux individus et à leurs représentants, puisque désormais, une part de leur revenu primaire ne dépend plus de la décision de l’employeur ou des aléas du marché du travail. Attention cependant au fait que le revenu de base ne peut, à lui seul, être la solution au précariat. Il faut le penser dans le cadre d’un contrat social complet, il doit être articulé avec les autres droits sociaux pour sécuriser les parcours professionnels et être soutenu par des services et de l’accompagnement (garde d’enfant, mobilité, éducation et formation…) et une régulation du marché du travail (salaires, faux statuts et temps de travail minimum).
Le rôle des syndicats reste donc, comme aujourd’hui, primordial.

Finançable ?

La troisième condition concerne la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Le revenu de base est souvent critiqué à cause de son coût important qui impliquerait d’arrêter de financer les autres politiques publiques. De plus, selon certains, son impact sur les plus précaires serait automatiquement négatif puisqu’il vient remplacer certaines aides ciblées par un revenu inconditionnel. Pourtant, le coût budgétaire net du revenu de base ne se calcule pas de manière simpliste en multipliant son montant par la taille de la population. Il est évident que les aides, les allocations et les taxes peuvent être ajustées pour favoriser les revenus disponibles de certaines couches de la population. Il est par exemple tout à fait envisageable que le gain financier net soit progressif et lié au revenu disponible, ou qu’au-delà d’un certain niveau global de revenus, le montant du revenu de base soit entièrement restitué sous forme d’impôt.
Garantir un revenu individuel et inconditionnel à tous les membres d’une communauté n’empêche pas de mener des politiques fiscales redistributives et favorables aux faibles revenus. La mise en place d’un revenu de base n’implique d’ailleurs évidemment pas non plus la fin des aides ciblées, comme l’accès prioritaire et subventionné à un logement ou à une crèche.
Un revenu de base présente des avantages, même si l’on fait l’hypothèse qu’il a un impact nul sur les finances publiques et qu’il est entièrement financé par une baisse des allocations existantes et une hausse de la fiscalité sur les personnes physiques. Tout d’abord, cela permet de financer la sécurité sociale par des prélèvements sur l’ensemble des ressources (notamment le patrimoine ou les revenus financiers) et pas uniquement sur les salaires. En outre, l’opération n’est absolument pas neutre pour les exclus et ceux qui tombent dans les « trous » actuels de l’État providence. Ce système plus simple et plus transparent va également améliorer la situation des travailleurs à temps partiel et au salaire minimum, puisque, pour eux, le revenu le revenu de base sera supérieur aux hausses d’impôt nécessaires pour le financer. Cela va encourager la mise à l’emploi pour les plus précaires, encourager les domiciliations réelles et favoriser ceux qui ont des revenus d’intégration partiels.

Émancipation, autonomie

La gauche est aujourd’hui confrontée à un choix essentiel pour garantir un niveau de solidarité important.
Maintenir à tout prix le modèle assurantiel actuel – qui nécessite de toute façon d’importantes corrections pour intégrer les plus pauvres et les exclus – ou bien choisir un modèle plus universel. Une option qui présente l’avantage à la fois de renforcer l’émancipation et l’autonomie des individus et la solidarité, mais aussi d’encourager toutes les initiatives, l’accès à l’emploi et la liberté des choix de vie.
Le revenu de base est une véritable innovation sociale, une solution du XXIe siècle qui répond aux évolutions actuelles et permet de mobiliser des forces vives dans la société et ainsi d’orienter le rapport de forces en faveur du renforcement de notre système de sécurité sociale. Il est suffisamment novateur pour changer le contexte de nos choix et comportements et suffisamment ancré dans les conquêtes sociales pour permettre l’adhésion de nombreux citoyens, travailleurs salariés comme indépendants, allocataires et acteurs du secteur social.


RÉPLIQUE DE DANIEL ZAMORA
Comme le précise très justement Kim Evangelista, il existe aujourd’hui une multitude de modèles de revenu de base. Cependant, la prolifération de ces versions tient peut être moins à sa popularité qu’aux conditions souvent très floues du débat. En effet, celles-ci opposent généralement des personnes qui traitent la proposition comme une entité abstraite, quasi vide de tout contenu et que chacun pourrait moduler selon ses envies. À gauche, il s’agit généralement d’éviter la concurrence avec la sécurité sociale et les effets négatifs sur le marché du travail. À droite, c’est plutôt l’inverse.
Pourtant, le problème n’est pas tant de penser les conditions que la proposition devrait respecter afin d’être « de gauche » mais de savoir si la nature de la proposition est à même de respecter ces conditions, c’est-à-dire si le revenu de base dans son principe est à même d’être un remède efficace contre les inégalités et la pauvreté. Il ne viendrait en effet à l’esprit de personne de proposer une flat tax « de gauche » à condition qu’elle remplisse le critère de « réduire les inégalités ». Une flat tax est, par définition, inégalitaire. L’auteur énonce dès lors comme « condition » ce qu’il devrait précisément démontrer. S’il est vrai que l’idée peut avoir des effets très dissemblables selon la manière dont on la conçoit, elle n’en reste cependant pas moins prisonnière de son architecture fondamentale.
En effet, de par sa nature relativement homogène (les montants varient relativement peu d’une personne à l’autre) et universelle (tout le monde la reçoit), la proposition est confrontée à trois problèmes récurrents :
(1) son montant reste nécessairement modeste (sans quoi elle devient rapidement impayable),
(2) ses effets sont par conséquent faibles sur ceux qui en ont le plus besoin et, enfin,
(3) elle engendre des effets potentiellement négatifs sur les salaires.
Par conséquent, ne pouvant pas s’adapter aux situations très variées auxquelles les individus peuvent être confrontés, il n’est pas étonnant qu’elle manifeste des effets peu concluants sur les inégalités et sur la pauvreté. Les études répétées dans de nombreuses simulations ne découlent donc pas uniquement d’une mauvaise application des critères (que l’on pourrait changer à volonté), mais de certaines propriétés inhérentes à la proposition. Elle reste bel et bien en partie prisonnière de ce pour quoi elle à été conçue : la préservation des mécanismes de marché dans la fixation des salaires. Par conséquent, il n’est de meilleure solution pour éradiquer la pauvreté que d’aligner les revenu des pauvres sur le seuil de pauvreté. À vouloir donner à tous une somme équivalente, l’allocation universelle rend dès lors plus difficile ce qu’elle présente pourtant parfois comme son objectif prioritaire : éradiquer la misère.

Un revenu de base de gauche est-il pensable ? NON !

Daniel ZAMORA est chercheur à l’ULB et rédacteur en chef adjoint de la revue Lava. Il a coordonné avec Mateo Alaluf Contre l’allocation universelle, Lux, Montréal, 2017.

Au-delà des récits parfois mythologiques sur l’allocation universelle, c’est bien de la désagrégation des ambitions sociales d’après-guerre qu’a émergé la revendication d’un revenu de base. Alors que les architectes de l’ordre keynésien étaient convaincus que la simple extension des systèmes existants et la stimulation de la demande éradiqueraient la pauvreté, à partir des années 1960, ce projet est de plus en plus contesté. Les « failles » de la protection sociale ne semblent pas se résorber et le chômage se fait, pour certains, « permanent ». Cette situation a dès lors été le point de départ, particulièrement dans les États-Unis des années 1960, d’un large débat sur l’établissement d’un revenu de type nouveau : un revenu inconditionnel. Il pourrait alors constituer un plancher sans failles pour éviter à tout un chacun de sombrer dans la pauvreté.
Malgré les débats que cette idée va susciter à gauche – et en particulier quant à la place réservée au travail – il faut cependant reconnaître l’importance de cette ambition. La question qui doit être débattue n’est dès lors pas tant celle de la légitimité d’un revenu garanti, mais des modalités de son instauration, des moyens à mettre en œuvre et du choix de société qu’ils impliquent. Dans ce débat, trois principales raisons rendent, a nos yeux, difficilement souhaitable l’alternative de l’allocation universelle. Tout d’abord (1) l’impossibilité économique d’une version « généreuse » de cette allocation instaurant de facto (2) un système qui risque d’étendre la précarisation du travail et (3) la centralité, dans ce système, des transferts monétaires au détriment de la gratuité.

Une impossibilité économique

La question de la viabilité économique de l’allocation universelle est capitale tant elle détermine la nature politique de la proposition. En effet, selon le montant et les modalités de sa mise en application, ses effets en seront radicalement différents. Ainsi, Nic Srnicek et Axel Williams, dans leur livre Inventing the Future, n’hésitent pas à écrire que « la réelle radicalité de l’allocation universelle réside dans le fait qu’elle renverse l’asymétrie de pouvoir qui existe actuellement entre le travail et le capital ». Cependant, pour être effective, les auteurs ajoutent qu’elle doit « garantir un niveau de revenu suffisant pour en vivre ». Au contraire, si elle est d’un montant faible, cela crée le risque évident d’accompagner la précarisation du travail, étant donné qu’elle ne permettra pas de refuser de travailler et risque de mener à une prolifération des fameux bullshit jobs. Malgré la centralité capitale de cette dimension, lorsqu’on lit les innombrables textes consacrés à l’instauration d’un tel revenu, la question des modalités concrètes de sa mise en œuvre n’est que rarement (voire jamais) évoquée.
Pourtant, nombre des effets bénéfiques qui sont associés à l’allocation universelle ne peuvent voir le jour que dans une version élevée du montant. Si ce n’est pas le cas, alors, seule la version basse ou modérée aux effets potentiellement conservateurs verra le jour. Un passage en revue des quelques études (parmi des centaines) menées sur les effets d’une version basse et la possibilité d’une version haute tendent à confirmer ce diagnostic.
La version basse de la proposition est aujourd’hui bien incarnée, entre autres, par Guy Standing, figure pionnière, au Royaume-Uni, du Basic Income.
Pour motiver sa proposition, Standing utilise une étude du think tank Compass[1.Compass, “Universal Basic Income: An Idea whose Time has come?”, mai 2016.] qui à réalisé plusieurs microsimulations afin d’étudier l’effet et la faisabilité d’une telle mesure. Le modèle proposé consiste a articuler un revenu de base de 320 euros au système de protection existant. Le revenu ne s’ajoute donc pas aux prestations existantes (chômage, pension…) mais en devient le « socle » inconditionnel. En ce sens, pour de nombreux allocataires sociaux (particulièrement les isolés) – dont les revenus sont souvent inférieurs au seuil de pauvreté – l’instauration de l’allocation universelle ne change strictement rien. Vous recevez toujours la même somme mais l’allocation universelle devient la partie qu’il est désormais impossible de vous retirer y compris lorsque vous travaillez. Cela rend dès lors le dispositif moins couteux (6,5% du PIB au Royaume-Uni tout de même) puisqu’une bonne partie de son financement est déjà inclus dans les dépenses sociales existantes. Malgré l’effort considérable que nécessite encore la mise en œuvre d’un tel système, le résultat escompté est pourtant très décevant. La pauvreté infantile passe de 16 à 9%, mais celle pour les personnes en âge de travailler ne passe que de 13,9 à 12%, celle pour les pensionnés ne diminue que de 1% (14,9 à 14,1%) et l’inégalité – une des questions centrales de notre temps – reste inchangée. La somme considérable d’argent mobilisée n’a donc qu’un effet modéré sur la pauvreté et ne bénéficie pas spécifiquement à ceux qui en ont le plus besoin. Cela veut concrètement dire que l’allocation va fonctionner comme une immense machine a déplacer de l’argent, mais pas nécessairement dans les bonnes poches. Comme l’écrit l’économiste Ian Gough, le résultat est « une puissante machine fiscale qui tire un tout petit chariot[2.I. Gough, “Potential benefits and pitfalls of a universal basic income”, The Guardian, 10 juin 2016.]. »
Cette critique peut s’étendre à la version plus généreuse défendue par Philippe Defeyt. Celle-ci consiste a instaurer un revenu « socle » de 600 euros et de 300 euros pour les moins de 18 ans, qui, comme celui de Standing, ne s’ajoute pas nécessairement aux prestations sociales existantes. Le coût d’une telle allocation serait, selon le calcul de Defeyt, d’un peu moins de 3% du PIB. Tout cela pour un système, qui, rappelons-le, n’affectera pas en profondeur le montant des faibles revenus pour une partie substantielle des personnes dépendant d’allocations sociales, alors que l’éradication de la pauvreté, via un rehaussement des prestations sociales au seuil de pauvreté, coûte sensiblement la même chose. Il s’agirait simplement d’instaurer une allocation de remplacement inconditionnelle et individuelle (indépendante de la place occupée dans la structure familiale) à un seuil minimal de 1000 euros. Cela permettrait d’en finir avec le workfare et les dimensions normatives des systèmes existants sur la structure familiale tout en éradiquant la pauvreté.
En effet, bien que Defeyt ne fournisse aucune micro-simulation sur les effets redistributifs de sa proposition, il n’y a pas de raison de penser qu’ils seraient fondamentalement différents de ceux du système de Standing. Son modèle étant plus généreux, il aurait probablement un effet plus positif sur la pauvreté mais sans pour autant la faire disparaître. Pourquoi dès lors mobiliser plus d’argent qu’il n’est nécessaire pour abolir la pauvreté en faveur d’une mesure qui n’y parvient pas ? Face à ce simple constat, on peut se poser de sérieuses questions sur la rationalité d’une telle mesure, au-delà de l’attrait spontané qu’elle peut susciter. Bien entendu, l’alignement des allocations sur le seuil de pauvreté s’accompagnerait lui aussi de problèmes techniques sur lesquels il faut se pencher sérieusement (quel rapport au travail ? comment éviter les pièges à l’emploi ?…). Cependant, il aurait le net avantage de diriger les ressources la où elles sont nécessaires et de réduire radicalement la pauvreté ainsi que la précarisation sur le marché du travail.

Une version « anticapitaliste »

On pourrait bien entendu envisager une allocation universelle d’un montant supérieur à celui proposé par Defeyt. C’est notamment le cas dans le modèle « anticapitaliste » proposé par l’économiste français Yann Moulier-Boutang. Sa version s’élève à 1100 euros par mois pour chaque citoyen et s’ajouterait, cette fois, aux prestations existantes. Cela représente, en France, 871 milliards (35 % du PIB). Lorsque la fondation Jean Jaurès avait étudié l’impact budgétaire d’une allocation universelle à 1000 euros, elle avait estimé que cela représente le budget de l’ensemble des dépenses de la protection sociale (pensions, chômage, RSA…), de la santé et de l’éducation nationale réunies. Autant dire que cette version n’a aucune chance de voir le jour. C’est pour cette raison précise que Luke Martinelli, de l’université de Bath, résumait le problème dans les termes suivants : « Une allocation universelle payable n’est pas adaptée et une allocation universelle adaptée n’est pas payable ».
Enfin, au-delà des effets contestés des versions exposées ci-dessus, il faut également garder à l’esprit que l’allocation universelle, dans sa variante libérale, est vue comme une opportunité par des factions importantes des élites de la « nouvelle économie ». Nous devons dès lors nous interroger : qui pourra décider du montant et des modalités de mise en œuvre ? et qui va imposer les conditions ? Le risque le plus immédiat réside donc dans le fait que si l’idée prend réellement forme, le rapport de forces actuel jouera en faveur de ceux qui ont le pouvoir économique et qui veulent en profiter pour ébranler le système de protection sociale existant et les régulations du marché du travail.

Une idée pour révolutionner le travail ?

Le second problème de l’allocation universelle concerne la question centrale du travail. Lorsqu’il est interrogé sur cette question, Philippe Van Parijs aime à rappeler la fameuse phrase du docteur Jan Pieter Kuiper qui lança le débat au Pays-Bas dans les années 1970. Il déclarait en substance : « Dans mes patients, il y a des gars qui sont malades parce qu’ils travaillent trop et des gars qui sont malades parce qu’ils ne parviennent pas à trouver un boulot ! » C’est cette contradiction, qui traverse l’histoire du capitalisme, qui motive Van Parijs et nombre de ses protagonistes.
L’allocation universelle ouvrirait dès lors la porte à une société qui permet « à ceux qui travaillent trop de travailler moins pour éviter le burn out, pour souffler un peu, pour se recycler à temps ou pour s’occuper de ses proches, et les emplois ainsi libérés pourront alors être occupés par d’autres ». La proposition se présente donc comme un moyen pour atteindre une distribution plus harmonieuse du travail. Cependant, contrairement à ce scénario idyllique, on risque plutôt de se retrouver dans une amplification de la situation actuelle.
La principale raison de ce risque est qu’aujourd’hui le marché du travail est extrêmement stratifié : certaines personnes ont accès, de par leurs qualifications, à de bons emplois tandis que d’autres, soumis à une forte concurrence, sont reléguées dans les emplois les plus précaires et les plus instables. Dans ce cadre, comme l’a montré Luke Martinelli « le manque d’une réelle option de sortie du marché du travail, et le pouvoir de négociation relativement faible vis-à-vis des employeurs, signifie qu’une allocation universelle pourrait finir par exacerber les bas salaires et les mauvaises conditions de travailleurs qui seraient prêts a réduire en leurs exigences eu égard à leur revenu inconditionnel ». Le tout « menant à une prolifération des mauvais jobs[3.L. Martinelli, « Assessing the Case for a Universal Basic Income in the UK », IPR policy brief, Institute For Policy Research, University of Bath, septembre 2017, p. 57.] ».
Dans ce scénario, ceux qui ont un bon travail vont pouvoir continuer à  être épanouis dans leur vie avec, en supplément, une allocation universelle, et ceux qui n’en ont pas vont devoir cumuler leur allocation avec un ou plusieurs emplois précaires et peu valorisants. Il n’y a strictement rien dans la proposition qui permet a ceux qui n’ont pas d’emploi aujourd’hui d’en avoir un demain ou d’améliorer le type d’emploi qu’ils ont.
Tout porte en réalité à penser le contraire : l’allocation universelle fonctionnera comme une machine de guerre pour baisser les salaires et démultiplier les lousy jobs.
Cette fonction de l’allocation universelle n’est pas nouvelle. Elle est la principale raison pour laquelle l’économiste néolibéral George Stigler a formulé la première version moderne de l’allocation universelle, sous sa forme d’impôt négatif[4.L’impôt négatif est une variante de l’allocation universelle. L’idée : on fixe un seuil minimal de revenu et l’État, via l’impôt, rembourse la différence à ceux dont les revenus sont au dessous de ce seuil. Ils reçoivent donc de l’argent au lieu d’en payer, d’où les termes « d’impôt négatif ». La seule différence avec l’allocation universelle, c’est qu’ici l’avantage est perçu après impôt, tandis que l’allocation universelle est versée anticipativement.].
Dans son fameux article de 1946[5.George J. Stigler, “The Economics of Minimum Wage Legislation”, The American Economic Review, Vol. 36, n°3, juin 1946, p. 358–365.], Stigler s’était essentiellement intéressé aux effets du salaire minimum sur l’emploi. Alors qu’une perspective keynésienne tendait à faire des salaires un élément secondaire dans l’explication du chômage, Stigler argumentera que les régulations sur les salaires détruisent l’emploi au lieu de le favoriser. On devrait donc plutôt abolir ces régulations afin que les travailleurs puissent accepter des salaires plus bas, qui ne soient pas au-dessus du prix d’équilibre du marché.
On peut ainsi saisir immédiatement l’intérêt d’un système d’impôt négatif. Il permet au travailleur d’accepter un emploi à très bas salaire tout en vivant au-dessus du seuil de pauvreté grâce au complément que lui procure l’impôt négatif. Le système garantit de fait un salaire minimal  sans affecter la fixation du prix du salaire sur le marché. Comme l’explique Milton Friedman, ce programme, « bien qu’opérant au travers du marché, ne le fausse pas ni ne l’empêche de fonctionner » au contraire des programmes keynésiens.
Le résultat est simple. Comme l’avance Leigh Philips, « avec l’introduction de l’allocation universelle, les employeurs ont une arme redoutable pour baisser les salaires, dès lors qu’ils peuvent arguer qu’ils n’ont plus besoin de payer autant eu égard au fait qu’on reçoit déjà le montant de l’allocation. La négociation collective se transformerait rapidement en une négociation visant à déterminer de combien on peut réduire les salaires[6.L. Phillips, “More welfare or more weekend?”, Intergalactic Proletarian, 6 novembre 2015.]. »

Cash ou socialisation ?

Enfin, au-delà des arguments relatifs à la faisabilité ou aux effets sur le marché du travail, la question plus fondamentale qu’il faut se poser est de savoir si l’usage le plus intéressant que l’on puisse faire de 35% du PIB serait de distribuer 1100 euros à chaque habitant. La meilleure façon de lutter contre l’insécurité sociale générée par le capitalisme ne consisterait-elle pas à limiter la sphère dans laquelle celui-ci se déploie, plutôt qu’à instaurer un socle de revenus permettant à chacun d’y participer ? Un revenu de base généreux permet de garantir que nous partions tous sur la même ligne de départ, mais les règles du jeu économique elles-mêmes ne seraient pas réellement mises en cause. L’allocation universelle vise à instaurer l’égalité des chances dans la compétition du libre marché et non à l’abolir.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’un imaginaire qui ne cherche pas a rendre la compétition plus « juste » ou moins « normative », mais d’augmenter les espaces « socialisés ». En ce sens, la liberté ce n’est pas uniquement l’accès au marché et à la monnaie, mais la réduction de l’espace dans lequel ils se déploient.
Étendre nos « droits sociaux » et par conséquent réduire la nécessité de ressources monétaires dans les domaines fondamentaux de notre existence (éducation, santé, transports…). Certes, les institutions sociales existantes sont traversées par des contradictions politiques importantes, mais elles constituent également, en germe, les éléments d’une société différente, où le marché n’aurait plus la place centrale qu’il occupe aujourd’hui.

RÉPLIQUE DE KIM EVANGELISTA
Le revenu de base ne serait pas souhaitable pour trois raisons principales :
(1) L’impossibilité de financer une version suffisamment généreuse.
(2) Le risque d’extension de la précarisation du travail.
(3) L’absence de remise en cause de la place centrale que le marché occupe aujourd’hui.
Si ces éléments méritent certainement d’être pris en considération, ils ne sont pas suffisants pour conclure à l’impossibilité d’une version « de gauche » du revenu de base.
Explications :
(1) Si l’on peut rêver d’un revenu de base individuel et inconditionnel bien supérieur au seuil de pauvreté et suffisant pour vivre sans travailler, force est de constater qu’il est difficilement envisageable concrètement aujourd’hui. Il existe néanmoins une alternative réaliste et finançable qui présente un nécessaire équilibre entre coût et efficacité : un revenu de base d’un montant plus faible complété par un salaire ou des assurances sociales pleines et entières. À lui seul, un revenu individuel et inconditionnel inférieur au seuil de pauvreté ne permet pas de vivre décemment, mais c’est différent s’il s’accompagne d’aides ciblées et qu’il ne remplace pas la sécurité sociale. Rappelons qu’un tel revenu de base ne prend tout son sens que dans un ensemble, avec d’autres politiques publiques. De plus, malgré un gain monétaire limité, il présente également d’autres avantages importants pour les plus précaires, comme une universalisation, une automatisation et une simplification de la protection sociale. Enfin, il permet de résoudre les problèmes techniques rencontrés lorsqu’on vise à favoriser à la fois l’emploi, l’individualisation des droits sociaux et l’alignement de la protection sociale au niveau du seuil de pauvreté.
(2) Pour éviter les risques d’une mauvaise utilisation d’un revenu de base, sa mise en place doit bien évidemment s’accompagner de règles strictes sur le marché du travail : temps de travail minimum, lutte contre les faux indépendants, salaire minimum décent, standstill des conventions collectives… Ces règles existent cependant déjà aujourd’hui, tout comme la pression à la précarisation de l’emploi d’ailleurs. C’est pourquoi la régulation
du marché du travail et le rôle des syndicats sont primordiaux, avec ou sans revenu de base.
(3) En accroissant la liberté réelle de chacun, le revenu de base remet le travail et l’économie à leur place, soit comme un moyen d’émancipation et non pas nécessairement une fin en soi. Il permet à chaque individu, qui en fait le choix, de passer plus de temps hors de la sphère économique au sens usuel (réduire son temps de travail, avoir des activités non rémunérées) et
donc de développer sa sphère dite « autonome » contre l’emprise du marché.

 

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