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Vote électronique à Bruxelles : le renouveau démocratique, c’est maintenant ?

Résumé de l’épisode précédent (Politique, n° 93). Le renouveau démocratique est à la mode. Différents chantiers et idées questionnent le modèle représentatif belge. Mais dépasse-t-on l’effet d’annonce ? Dans le numéro précédent, nous avons vu qu’au Parlement wallon, rien n’est moins sûr. Qu’en est-il du côté bruxellois ?

A la rentrée 2015, le Président du parlement régional bruxellois Charles Picqué se montre volontaire : « Il ne suffit pas de laisser tourner la machine démocratique. Nous devons aussi réfléchir à l’avenir de la démocratie et aux améliorations à apporter à son fonctionnement » [1. A-E. Bourgaux, « Big Brother dans l’isoloir », Politique, n°19, décembre 2000 – janvier 2001.]. Premier chantier sur la table : le vote électronique. Ce chantier a de quoi surprendre : sous le coup du bug électronique du 25 mai 2014, les président-e-s des partis francophones annonçaient le retour au vote « papier ». En accord avec cette promesse, la Région wallonne s’est déjà retirée de l’expérience. Mais la Région bruxelloise s’entête. Il est donc urgent de rappeler à nos représentants bruxellois les cinq bonnes raisons démocratiques qui plaident pour un abandon du vote électronique.

Le vote électronique dure depuis un quart de siècle

En Belgique, l’expérimentation électronique électorale dure depuis 1991. Cinq systèmes électroniques ont été expérimentés (vote sur un panneau tactile, vote avec un crayon optique, dépouillement par lecture optique, ticketing, vote avec preuve « papier »). On en connaît les derniers développements : le bug électoral de 2014. Depuis plus d’un quart de siècle, le vote électronique tente donc de nous convaincre. On lui en a laissé le temps. Mais il a échoué. Dans une démocratie qui fonctionne, les parlementaires mettent fin à une expérience non concluante.

Le vote électronique bafoue le suffrage universel

En Belgique, la démocratie est essentiellement basée sur le suffrage universel. Ce dernier doit donc être chouchouté. Lors du bug de 2014, c’est le suffrage universel qui a payé le prix fort puisque la « solution » a été d’annuler 2250 votes émis régulièrement par des électeurs. Du côté politique, personne n’a endossé la responsabilité de ce fiasco. Bien au contraire. La ministre fédérale de l’Intérieur de l’époque a été désignée par la suite au plus gros portefeuille de la Fédération Wallonie-Bruxelles. La logique démocratique, c’est la responsabilité et non la récompense. Et ce sont les mandataires politiques qui doivent endosser la responsabilité de la mauvaise gouvernance. Pas les électeurs.

Le vote électronique fausse le jeu démocratique

On nous objectera que le Parlement régional bruxellois se penche sur le nouveau système de vote électronique avec preuve « papier » (dit Smartmatic) et que celui-ci n’a pas buggé. Mais limiter les enseignements du bug de 2014 à l’abandon de l’ancien système de vote électronique, c’est un peu court ! La lecture du rapport du collège des experts de 2014 est édifiante à ce sujet : « Lors de la découverte du bug après le scrutin, le Collège a constaté que la sécurité et les procédures étaient moins prioritaires qu’une résolution rapide du problème, ce qui entraîna un travail précipité et de nouvelles erreurs ». À la suite de ce bug, c’est toute la logique démocratique qui a été inversée. La cause et l’étendue du bug ont été identifiées le 5 juin au soir. Mais, du côté francophone et germanophone, les partis politiques ont annoncé leurs coalitions fédérées avant cette date. En démocratie, on attend les résultats des élections de manière certaine, et puis on monte au pouvoir. Pas l’inverse. En outre, selon le rapport des experts, il n’est pas exclu que le bug ait eu un impact sur les résultats des élections du Parlement de la Communauté germanophone (en sièges) et du Parlement régional bruxellois (en voix de préférence). Cela n’a pas empêché les nouveaux élus de ces deux parlements de valider leur propre élection. Pourtant, en démocratie, une élection doit être annulée quand elle est atteinte d’une irrégularité susceptible d’avoir un impact sur son résultat. Sinon, à quoi sert une élection ? Pour Charles Picqué, « il ne suffit pas de laisser tourner la machine démocratique ». Il a raison : pour relancer la démocratie, les machines, il faut les arrêter.

Le vote électronique privatise la démocratie

Smartmatic est la énième expérience de vote électronique : le temps passe, le marché (juteux) reste. Croire au Graal électronique relève au mieux de la naïveté, au pire de la mauvaise foi. Le vote électronique, quelle que soit sa forme, aboutit à la privatisation complète du domaine électoral. Cette revue attirait déjà votre attention sur ses dangers en… 2000 [2. A-E Bourgaux, « Big Brother dans l’isoloir », Politique, n° 19, décembre 2000- janvier 2001.] ! Dans leur rapport de 2014, les experts pointent du doigt la « dépendance » de l’Intérieur à l’égard des firmes privées. De même, les magistrats de Bruxelles et d’Eupen ont avalisé prudemment les résultats des élections, le premier soulignant qu’« en raison d’interventions dites techniques de tiers, il n’exerce somme toute qu’un contrôle très marginal sur la fiabilité des résultats » PV du Bureau principal de Bruxelles, 28-29/05/2014 , le second exprimant « la réserve que les documents et explications transmis par le SPF Intérieur soient confirmés » [3. Communiqué du 28/05/2014.]. Un énième changement de firme et de marque ne suffira donc pas. Dans une démocratie qui se respecte, l’État n’abandonne pas son fonctionnement démocratique aux intérêts particuliers de firmes privées. Ce qui importe, c’est l’honnêteté du scrutin. Pas sa rentabilité.

Le vote électronique dilapide l’argent de l’État

Interrogé récemment, notre ministre de l’Intérieur actuel a estimé le coût du système Smartmatic à deux fois plus cher que le vote papier [4. Question de Benoît Hellings, Chambre des représentants, 21/10/2014.]. Il s’agit d’un vrai scoop : interrogé en 2005, le ministre de l’Intérieur de l’époque avait estimé que l’ancien système était trois fois plus cher que le vote papier [5. Question de Philippe Mahoux, Sénat, 19/05/2005.]. Pourtant, le système Smartmatic multiplie les accessoires électroniques (machine à voter, imprimante, urne électronique, scanner). Comment pourrait-il être moins cher que l’ancien système ? Dans son 172e cahier, la Cour des comptes évalue enfin le coût du vote électronique. Les dépenses déjà occasionnées pour le système Smartmatic s’élèvent à 38 795 272 euros, répartis entre l’État fédéral, la Région flamande et la Région bruxelloise. Plus le montant de l’assistance technique fournie par la société le jour des élections de 2014 : 1 910 155 euros. À ce jour, le nouveau système a donc déjà coûté plus de 40 000 000 d’euros. Si la Région bruxelloise décide de généraliser l’expérience, il faudra équiper dix-sept communes car seules deux d’entre elles le sont déjà. L’avenir du vote électronique se joue donc aussi autour d’un bras de fer financier entre l’État fédéral, la Région bruxelloise et ses communes. Qui va payer la facture ? Le SPF Intérieur, en première ligne pour organiser l’accueil des réfugiés et la sécurité sur le territoire ? Les communes bruxelloises, dernier espoir de la misère grandissante ? Ou la Région bruxelloise, qui se fissure de toutes parts ? Le Baromètre social 2015 établit qu’un(e) Bruxellois(e) sur trois vit avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté, avec les femmes en première ligne. En phase avec cette urgence sociale, la Fédération bruxelloise du PS a annoncé son soutien au vote électronique à la veille de Noël Communiqué du 14/12/2015. À Bruxelles, les tunnels ne sont pas les seuls à menacer de s’écrouler. La démocratie, aussi.


Troisième épisode de la « Trilogie démocratique » : Un Sénat tiré au sort ?. Après la sixième réforme de l’État, le Sénat se cherche. Le tirage au sort serait-il son élixir de jouvence (démocratique) ? Certains en sont convaincus. Coup de bluff ou coup de génie ?