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Vous aussi devenez lobbyiste

Charles Deluvio. Unsplash
Charles Deluvio. Unsplash

« Vous n’êtes pas un rouage dans la machine, vous êtes la machine elle-même ». Épinglée par Jean Comte dans son nouvel ouvrage Au cœur du lobbying européen, cette déclaration d’une Médiatrice européenne à un parterre de lobbyistes en dit long sur le rôle des influenceurs politiques à Bruxelles. De quoi donner envie, en l’absence d’une véritable démocratie européenne, de rejoindre la lutte d’influence au cœur de la capitale belge.

Dans un essai qui rappelle, sans en avoir l’air, les analyses sur l’État menées par Nicos Poulantzas dans les années 1970, le spécialiste du lobbying au sein de l’Union européenne (UE), Jean Comte, brosse un tableau des rapports humains et matériels au sein de l’Union sans en forcer les clairs‑obscurs. Au-delà des interprétations purement économicistes, individualisantes ou manichéennes – « l’argent décide », « les fonctionnaires sont méchants, technocrates, hors-sol » – , l’auteur, journaliste de terrain, nous permet de mieux comprendre le rôle joué par les « influenceurs » professionnels dans les décisions et les évolutions législatives de l’UE.

Sous-représentée dans les médias et les publications grand public, l’analyse de Jean Comte est celle de la nuance. Un effort qui parle à l’intelligence et rend possible l’action efficace contre l’apathie et le fatalisme. Ce que l’on apprend en lisant cet essai passionnant, c’est que la Commission et les instances européennes ne sont pas tout à fait ce monstre de puissance technocratique, ce cauchemar supra-étatiste, mais une organisation faible, cruellement sous-financée par les États membres. Dès lors, le travail d’analyse et de réflexion des fonctionnaires se voit en fait délégué et sous-traité aux lobbys, parfois de façon explicite.

Les instances européennes ne sont pas tout à fait ce monstre de puissance technocratique, mais des organisations faibles et cruellement sous-financées.

Alors que la Commission se trouve en état de faiblesse structurelle, ces lobbys se voient quant à eux dotés de moyens exorbitants et d’une armée d’experts qui jouent le rôle de jambe de bois, partenaires, contributeurs, conseillers des instances officielles. Faute de personnel en nombre suffisant, les fonctions des organes européens se résument donc parfois – souvent selon Jean Comte –, à la simple synthèse d’analyses que les lobbyistes ont bien accepté de leur fournir. Épinglée par l’auteur, une citation d’Emily O’Reilly, Médiatrice européenne, résume l’état de la question. S’adressant à un parterre de lobbyistes, elle déclare : « Vous n’êtes pas juste un rouage dans la machine. Vous êtes en fait la machine elle‑même » (page 34).

Lobbying et plaidoyer : les oxymores de la gauche

Quelle est la différence entre le lobbying et le plaidoyer ? Aucune. Il s’agit du même métier, que pratiquait par exemple l’actuelle députée de la France Insoumise (LFI) Manon Aubry pour Oxfam. Le terme « plaidoyer » apparaît simplement comme la version sympathique, « de gauche », du lobbying. Si l’on souhaite s’exprimer de manière rigoureuse, viser le lobbying européen en tant que tel n’est donc qu’à moitié probant, puisque toutes les associations qui le peuvent y ont recours. Les organisations opposées au lobbying à Bruxelles pourraient, en ce sens, être caractérisées comme des « lobbys antilobbys ». En toute rigueur, il convient donc de distinguer le type de lobby auquel on s’oppose, selon qu’il sert des intérêts privés ou l’intérêt public.

En attendant la démocratisation de l’Union, il s’agit donc de savoir comment favoriser certains lobbys, certaines associations visant le progrès social et gravitant autour des instances bruxelloises. Si l’on compare les forces en présence, l’inégalité de moyens offre une prééminence aux grandes entreprises face aux associations environnementales, aux ONG et aux syndicats. Cette faiblesse est financière, mais aussi technique, un manque d’expertise dont les associations se vantent beaucoup moins.

Les incontournables entreprises et lobbys d’intérêt privé saturent l’ensemble de la chaine de réflexion et de décision.

Pour caricaturer la situation, écrire une thèse sur l’humanisme du jeune Marx vous assurera peut-être une entrée dans un lobby de gauche et la capacité à manipuler un jargon philosophique du plus bel effet, mais elle vous permettra plus difficilement de comprendre le détail des mécanismes économiques à l’œuvre en 2023 et de produire les analyses quantitatives et qualitatives dont les instances européennes ont besoin. Ce type d’expertise s’acquiert dans la banque et la finance. Et lorsque cette expertise est néanmoins présente dans les bureaux des ONG, ce qui est souvent le cas, ces organismes s’appuient généralement – toujours selon Jean Comte – sur des données de seconde main, dont la première main qui les a récolté et mis en forme n’est autre que celle de leurs adversaires de toujours, les incontournables entreprises et lobbys d’intérêt privé, saturant ainsi l’ensemble de la chaine de réflexion et de décision.

De la décadence démocratique en milieu bruxellois

Au-delà des victoires et des défaites des ONG contre les lobbys patronaux, une bataille politique plus générale est en cours, qui porte sur le cadre lui-même dans lequel s’opère le processus législatif. Première étape : Jean-Claude Juncker et le motto « Better regulation ». Après avoir débuté durant la décennie 1990 comme une réflexion sur le droit européen, cette antienne est devenue, dans une atmosphère d’euroscepticisme et d’attaques régulières contre la « surrèglementation européenne », une réalité politique au bénéfice du patronat.

Mis en œuvre par la Commission présidée par Jean-Claude Juncker, l’objectif « Better regulation » était notamment de simplifier les processus législatifs et de diminuer les réglementations en ajoutant des critères d’admissibilité à une proposition de texte. Parmi ces critères se trouvent les études d’impact, censées justifier, en amont de toute discussion, la pertinence de l’introduction d’une proposition.

Ces études d’impact sont supposées dresser la liste de tous les effets économiques négatifs et positifs potentiels. Seulement voilà, sous leur apparence rationnelle, ces études court-circuiteraient, suivant les syndicats et les ONG, le peu de « dialogue social » existant à Bruxelles, imposant un postulat économique et technique comme aiguillon du processus législatif.

Quand l’Union prend le Droit pour sa garde-robe

Prenant la relève de son prédécesseur, Ursula von der Leyen a continué dans la même voie dès 2019. Le nouveau principe est le « One in, one out », précédemment instauré aux États-Unis par Donald Trump.

Réalisant le rêve de Thatcher et Reagan, ce principe veut que toute introduction d’un texte législatif impliquant un cout pour une entreprise s’accompagne de la suppression corrélative d’un autre cout, d’une charge équivalente, dans le secteur concerné. En d’autres termes, les obligations juridiques et financières incombant à une entreprise ne peuvent augmenter.

Si les entreprises et le lobby patronal Business Europe ont applaudi cette « avancée » portée par Ursula von der Leyen, la question légitimement posée par les ONG est la suivante : quelles obligations et quels couts se trouveront ainsi mis de côté pour être remplacés par d’autres, alors que les exigences, notamment environnementales, sont appelées à s’accroitre durant les prochaines années ? Face à ce principe également employé pour trier sa garde-robe, les juristes posent légitimement la question de la primauté et de la logique interne du Droit, qui n’a que faire de ce critère de vide-dressing.

Capture réglementaire : un autre nom de la domination de classe ?

À l’issue de l’ouvrage, la question est la suivante : quelle solution apporter à la mainmise des lobbys – patronaux s’entend – sur le processus législatif européen ? Si la Commission européenne est consciente du jeu de forces inégales entre lobbyistes d’intérêt privé et lobbyistes d’intérêt public – elle soutient d’ailleurs ces dernières financièrement et leur permet d’intervenir suivant plusieurs modalités – , l’équilibre est loin d’être réalisé et ce qu’on nomme la « capture réglementaire » continue, légalement ou non.

Cette capture renvoie à un « processus par lequel des décisions concernant l’intérêt public sont, systématiquement ou de façon répétée, réorientées en faveur des intérêts d’un groupe spécifique » (page 121). La définition, pourtant très officielle, apparaîtra familière aux yeux d’une partie de nos lecteurs et lectrices, qui persistent à penser le monde en termes de classes sociales. On pourrait alors, en s’autorisant d’une lecture extensive, voir en cette capture réglementaire, non pas un état d’exception, mais la dénomination d’un processus somme toute régulier de domination de classe favorisant un « groupe spécifique », à savoir la classe possédante, la bourgeoisie, avec son patronat et ses actionnaires.

Comment opérer sur la machine ?

Après avoir ouvert le cœur de la machine européenne, l’auteur de l’ouvrage dresse plusieurs pistes d’opérations à mener pour la démocratiser :

  1.  Augmenter les budgets et le personnel de la Commission européenne, si l’on ne veut pas qu’elle sous-traite son travail aux lobbys.
  2.  Renforcer le contrôle et les règles concernant le « pantouflage » (c’est-à-dire le transfert d’un fonctionnaire vers le privé et réciproquement) et les conflits d’intérêts ; de même avec les députés européens.
  3. Contrôler drastiquement le lobbying bruxellois, en imposant une transparence générale, une inscription obligatoire aux registres des lobbys, des rapports précis de toute rencontre entre lobbyistes et fonctionnaires européens… tout cela accompagné de vérifications et de sanctions.

La solution dont le livre ne parle pas

Il existe une quatrième solution, dont l’ouvrage ne parle pas, et qui paraît pourtant la solution plus fondamentale : le passage à un État social européen, une Fédération européenne, une République d’Europe. On l’appellera comme on voudra, tant qu’il s’agit bien d’un nouveau régime politique démocratique à l’échelle européenne.

Cette idée simple d’État social européen part d’un constat tout aussi simple : ce que l’on nomme « Union européenne » est aujourd’hui avant tout un grand marché et non une grande démocratie. Et un grand marché comme l’Union européenne ne peut pas être en soi démocratique. Ce n’est pas sa fonction, n’en déplaise à Milton Friedman. Dès lors, les lois qu’on veut lui donner ne le seront pas davantage, si le processus législatif qui l’encadre n’émane pas d’une structuration politique à la hauteur de l’exigence citoyenne.

Ce que l’on nomme « Union européenne » est aujourd’hui avant tout un grand marché et non une grande démocratie.

Ce nouveau régime devrait voir l’élection de députés à une échelle transnationale, représentant le peuple européen, indivis, et non, comme aujourd’hui, des États-nations défendant chacun leurs intérêts respectifs. Suivant cette alternative, les députés vraiment européens, et non plus nationaux, pourraient désigner un gouvernement représentatif du peuple européen. Dans ce cadre, Parlement et gouvernement auraient alors la légitimité et la souveraineté nécessaires pour écrire et voter des lois selon un processus démocratique, reconnu par la majorité des citoyens d’Europe.

Installés de façon légitime, le Parlement et le gouvernement européens prendront alors les mesures nécessaires pour légiférer et exécuter les lois comme il se doit. Ce qui supposerait de se donner une administration comparable aux gouvernements de populations ou puissances équivalentes, comme les États-Unis d’Amérique ou la République populaire de Chine. Avec une législation digne de ce nom et des administrations en bonne et due forme, les lobbyistes ne seraient plus « la machine elle‑même », mais rejoindraient la place qui devrait être la leur en démocratie, celle d’une voix parmi d’autres au sein de l’agora européenne.

En attendant cette Europe, Europe du peuple européen, Europe des travailleurs et des travailleuses, Europe souveraine et démocratique, la lutte politique continue, trop discrète certainement, au coin des traités, dans les couloirs de la Commission, au Parlement, au sein des groupes d’experts et des comités. Et il serait temps de lui réserver toute l’attention qu’elle mérite, quitte à se faire soi-même lobbyiste, en attendant la démocratie…

Sur le livre de Jean Comte, Au cœur du lobbying européen, Maison des Sciences de l’Homme, Presses universitaires de Liège, 2023.