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Consultation populaire ?

La future et probable adoption du traité constitutionnel pour l’Union européenne ne mobilise manifestement pas les foules. Par contre, elle passionne les commentateurs. Pour des raisons de fond comme pour des raisons de forme. Et ici, les attitudes les plus démocratiques ne sont pas forcément celles qu’on croit.

Faut-il oui ou non consulter le peuple? Dans l’affirmative, préparons-nous à un débat difficile. Au collectif éditorial de cette revue, nous avons modestement fait l’exercice de nous consulter nous-mêmes. Pour les amateurs de maîtres à penser, le résultat est navrant: un tiers de «oui», un tiers de «non», un tiers d’hésitants. Ajoutons que les «oui» et les «non» le sont généralement au terme d’un difficile débat avec eux-mêmes, et que personne n’est insensible aux arguments des autres. C’est dire que la question fait l’objet d’une belle controverse, et qu’il n’est guère aisé de démêler l’écheveau des enjeux. (On en trouvera l’écho en lisant «dilemme dans la gauche», le petit dossier que nous consacrons dans ce numéro aux difficultés de la gauche politique et syndicale à se positionner d’évidence sur cette question.) Pourquoi cette difficulté? Ceux qui réussissent à suivre les débats souvent fort techniques auront relevé plus d’une fois que des constats identiques débouchent sur des conclusions opposées, la dialectique utilisée se ramenant souvent à la fameuse métaphore de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide. Malgré tout, pour la plupart d’entre nous: pourquoi ce désarroi, cette difficulté à trancher? La réponse devrait sauter aux yeux, quelle que soit par ailleurs l’opinion des uns et d’autres sur le traité: il est impossible de donner une réponse univoque à un texte aussi touffu et qui embrasse dans son objet des matières de nature aussi différente. Pire: il est même impossible de vraiment en débattre d’une manière ramassée. Ce texte comporte, dans sa version française, 475 pages Pour les courageux: http://europa.eu.int/constitution/index_fr.htm. Même avec des trésors de pédagogie, on ne voit pas comment en résumer la teneur dans des termes acceptables pour toutes les parties en présence. Et pourtant, aux yeux de certains et au nom de la démocratie, il faudrait absolument consulter le peuple. Des consultations populaires s’annoncent d’ailleurs dans de nombreux pays européens (dont la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni). En Belgique, jusqu’il y a peu, une petite majorité politique, au rang desquels on comptait les libéraux, les écologistes mais aussi l’extrême droite, s’était prononcée aussi dans ce sens La majorité aurait basculé de justesse suite au changement d’attitude de Spirit, le petit parti nationaliste flamand de gauche du SP.A. L’argument utilisé, à savoir ne pas ouvrir un boulevard au Vlaams belang, lui sera sûrement reproché. En effet, il ne serait pas acceptable que la peur des succès de l’extrêmde droite tétanise à ce point toute initiative. Mais c’est précisément pour cette raison que l’arme de l’arsenal démocratique que constitue indéniablement la consultation populaire doit être utilisée avec discernement. Surtout si, comme en Belgique, il s’agirait d’une première depuis l’affaire royale. Ce point de vue ne manque pas d’arguments. En leur nom, les habituels partisans de la démocratie directe s’opposent à ceux pour qui les prérogatives des assemblées parlementaires ne sauraient souffrir aucune exception. Cette revue ne se range a priori dans aucun de ces deux camps tranchés. Certains d’entre nous ont milité par le passé au sein du mouvement Charte 91 pour que la réforme transformant la Belgique en État fédéral fasse l’objet d’une consultation populaire dans la mesure où le contrat social qui liait les citoyens de Belgique se trouvait très sensiblement modifié. Pour ceux-là, une telle consultation se justifiait à la fois par l’importance du sujet et par la capacité de structurer le débat (et donc de formuler la question) d’une manière intelligible. La question européenne ne mériterait-elle pas d’être également légitimée directement par le peuple, dont on se plaint par ailleurs du manque d’intérêt vis-à-vis des questions européennes? Oui, cent fois oui, mais pas à propos du «traité constitutionnel» qui ne réunit aucune des conditions nécessaires à fonder le recours à la consultation populaire. On a déjà parlé de la complexité du projet. Mais en outre, aucune des modifications induites par le traité n’a un poids réel et symbolique équivalent, par exemple, à la création de la monnaie unique gérée par une banque centrale indépendante (traité de Maastricht, 1992), au dernier élargissement à dix pays très différents de notre «modèle rhénan» ou au prochain élargissement à la Turquie. Dans ces trois questions, les représentations que les citoyens européens se font de leur continent auraient pu être questionnées et les protagonistes du débat n’auraient eu aucun mal à s’entendre sur la nature de leurs désaccords, ce qui est bien la première condition de tout débat utile. Inévitablement, une consultation populaire qui prendrait comme objet le traité constitutionnel serait déviée vers d’autres enjeux plus abordables faisant la part belle à toutes les simplifications(du genre: êtes-vous pour ou contre la construction européenne et l’interdépendance des États?), y compris les plus démagogiques. Jusqu’ici, l’Europe — et tout particulièrement dans ses provinces belges — n’a pas beaucoup tenu compte de l’opinion de ses citoyens dans les différentes étapes de sa construction. On peut le déplorer. Mais l’approbation du traité constitutionnel serait la pire occasion d’inverser cette tendance. Nos parlementaires ne sont sûrement pas capables de faire des miracles. Mais quand il s’agit de prendre attitude dans des questions politiques aussi complexes, on ne peut pas se passer d’eux. La démocratie, rappelons-le, ce n’est pas seulement le suffrage universel et la souveraineté du peuple. C’est aussi la délibération, et celle-ci n’est pas toujours soluble dans la consultation populaire.