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D’une maladie sociale dégénérative

 

A propos du livre de Jacques Généreux, La Dissociété (Paris, Seuil, 2006).

Bye bye les bonnes vieilles approches sociologiques, au rencard les explications politicologiques. Pour comprendre le monde comme il va, nous devrons faire appel à de nouvelles approches. Au Forum économique mondial qui vient de s’achever à Davos, son fondateur Klaus Schwab, fait appel à la psychiatrie : «Un monde schizophrénique nous fait face : bien et mal se mêlent, richesse et pauvreté, croissance et excès, excellence et inégalités, aucune politique qui n’ait ses contre effets» Le Monde du 25 janvier 2007. Dans son dernier numéro le magazine Sciences humaines posait la question : «A-t-on encore besoin du concept de société pour penser les rapports sociaux ?» Sciences humaines, n°178, janvier 2007 et soulignait la place prise par l’approche des neurologues, psychologues et biologistes. Certains économistes ne sont pas en reste. Pour preuve, Christian Arnsperger qui mobilise la phénoménologie de l’existence pour nous livrer sa Critique de l’existence capitaliste Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste, Cerf, Paris, 2005, 209 pp. Un livre qui bouleverse les habitudes et les repères de la critique sociale : «Les grands obstacles qui nous empêchent aujourd’hui de ‘guérir’ notre monde social ne sont pas des obstacles techniques. Ils sont d’ordre existentiel Souligné par l’auteur , liés à notre difficulté à accepter la finitude. .…. La technique et la logique économique ne font, elles-mêmes que s’adosser à ces refus de la finitude, en s’en nourrissant et en le renforçant. .…. Les voies de sortie les plus pertinentes de l’économie capitaliste ne sont donc pas économiques. Elles sont existentielles». La boucle est ainsi bouclée. Au berceau de l’économie politique moderne se trouvait déjà un livre de philosophie morale, La théorie des sentiments moraux d’Adam Smith. Le désir de sympathie de nos semblables était à l’origine de notre ambition à améliorer notre condition. De ce penchant comportemental devait naître cette discipline explicative du comportement rationnel : l’économie. Deux siècles et demi plus tard, face à l’état préoccupant du monde, l’économie a beaucoup de mal à faire face. Même une introspection existentielle ne peut nous servir de boussole. Le temps est venu de nous poser une autre question : l’espèce humaine aurait-elle muté sans que nous le sachions ? De manière provocante, on peut résumer ainsi la question que se pose un autre économiste, Jacques Généreux, dans son dernier ouvrage La Dissociété. Nous sommes confrontés à une «véritable mutation anthropologique qui pourrait transformer l’être humain, en l’espace d’une ou deux générations à peine, en être dissocié, faire basculer les sociétés développées dans l’inhumanité de ‘dissociétés’ peuplées d’individus dressés (dans tous les sens du terme) les uns contre les autres». Il faut bien l’avouer, cela a de quoi surprendre ! Une mutation anthropologique c’est autre chose qu’une remise en cause des mécanismes de l’économie de marché globalisé, ou la dénonciation de la perte de puissance de l’État nation face au pouvoir de la finance internationale. Cela dépasse la perte des repères et le vide existentiel de nos vies soumises à la marchandisation. D’ailleurs, les discours des «anti», des «alter» ou des «pro» mondialisation auraient un socle commun, basé sur «une idée fausse» : l’impuissance du politique face aux marchés. Bien sûr, en économiste critique, il ne nie pas l’existence d’une véritable guerre économique et le délitement grave du pouvoir politique face aux marchés. Mais pour lui, les évolutions économiques «ne sont pas la cause imparable de la dérégulation politique, mais bien l’effet délibérément choisi». Dans cette inversion, le trait est quelque peu forcé. Nier la prégnance des structures économiques sur les évolutions sociales, permet-il d’y voir plus clair ? Saisit-on mieux le réel en basculant d’un déterminisme économique vers un volontarisme politique ? Mais ce n’est pas la discussion, fort importante en soi, des rapports entre mécanismes économiques et possibilité d’action politique, qui constitue la raison première d’une lecture attentive de cet ouvrage. C’est la thèse selon laquelle nous nous acheminerions vers «la dissociété». Ce néologisme formé pour l’occasion, décrit l’état vers lequel tendent les sociétés modernes. Véritable «maladie dégénérative» caractérisée par la destruction des liens sociaux au profit d’un culte de la performance individuelle, la rivalité croissante entre égaux, la communautarisation des nations, la pauvreté excluante et le repli sur soi. L’un des symptômes le plus inquiétant de cette pathologie sociale étant le délitement du lien entre les citoyens et politique : «Ce malaise qui s’installe dans l’esprit du citoyen, .et qui. reflète sans doute l’intuition complexe que l’impotence apparente des politiques va de pair avec une puissance politique bien réelle, mais dévoyée, oisive et indifférente quand elle pourrait secourir, babillante et futile quand elle pourrait produire du sens.»

La puissance impotente de nos démocraties

La crise sociale débouche sur une crise du politique : «La politique ne surmonte plus les contraintes, elle les gère ; elle ne peut que s’adapter à des mutations inéluctables, si inquiétantes soient-elles. À quoi bon dès lors revendiquer un pouvoir illusoire et sans objet ?». Il y a belle lurette que le tribun a été remplacé par le communicateur, le militant par l’expert et l’intellectuel organique par le lobbyiste. Mais dans le même temps, la béance entre l’aspiration au changement et son impossibilité avérée, provoque une angoisse existentielle, qui anesthésie le citoyen, le transforme en spectateur de jeux médiatiques et le fait dépérir. «Consciemment ou inconsciemment, tout le monde sait que la persistance de la misère sociale dans un pays qui déborde de richesses, de talents, d’institutions est une incongruité bien difficile à mettre au compte de contraintes pratiques.» Comment en est-on arrivé là ? En passant du pacte social à la guerre économique, des Trente glorieuses à la révolution néolibérale des années quatre-vingt. Tout un chapitre retrace, de manière fort documentée En particulier l’évolution en sens contraire des politiques économiques des USA et de l’Europe devenue aujourd’hui la championne mondiale des avancées néolibérales. Jacques Généreux n’est pas de ceux qui s’en laisse conter sur le «modèle social» européen !.., les effets des politiques néolibérales, les privatisations et les menaces environnementales Le seul revenu de la taxe perçue en France sur les produits pétroliers suffirait à couvrir la moitié du programme des Nations unies contre la pauvreté dans les pays les moins avancés. Tout cela débouche cependant sur une nouvelle énigme. Comment un système aussi désastreux ne suscite-t-il pas plus de résistances dans des sociétés pourtant démocratiques ? On peut admettre que «la compétition généralisée lamine la cohésion qui conforte le pouvoir collectif des citoyens, elle transforme une majorité politique potentielle en collection d’individus isolés et désarmés», encore faut-il expliquer pourquoi ces citoyens se laissaient-ils faire. La réponse tient dans un long développement où Généreux s’impose d’aligner les éléments constitutifs d’une véritable «guerre incivile». La privatisation n’est pas seulement une modification du régime de propriété de certaines entreprises et institutions, ce n’est pas seulement un changement de mode de gestion, c’est aussi un bouleversement de tous nos modes de vie en société et de pensée. Résister à la marchandisation n’incarne plus le progrès, mais la défense d’un mode ancien et dépassé. Évoquer l’État providence c’est défendre un modèle gaspilleur de ressources et parasitaire. «Il s’agit de privatiser les esprits : flatter et enfler le penchant narcissique et égocentrique de chaque individu, en sorte qu’il perde peu à peu la conscience du bien public et que finalement au terme du lavage de cerveau, les simples mots : impôts, réglementation, cotisation, solidarité soient douloureux à attendre et déclenchent un réflexe défensif.» Les explications en termes de manipulation des esprits devraient toujours être prises avec une certaine circonspection. Toujours est-il, que les pièces versées au dossier doivent être examinées avec attention, elles sont assez convaincantes. Il est quand même inquiétant de constater que de plus en plus de nos concitoyens ont recours à des systèmes assurantiels privés en matière de santé et de pensions, mais qu’ils rechignent à voir augmenter les cotisations sociales qui pourraient bénéficier à tous. Même, la démonstration que le coût total sera moindre pour une couverture plus sûre et plus étendue risque de ne pas emporter l’adhésion, tant l’option libérale est désormais ancrée. La montée des «incivilités» et de l’isolement social est un autre indice. Il n’y a pas que les banlieues, la violence envers les biens publics… Il existe aussi une incivilité chic qui constitue à s’isoler de la racaille, dans des cités sécurisées.

La dissociation

Nous sommes déjà passés au-delà des effets de la guerre économique imposée par le néolibéralisme. La «guerre incivile actuelle» a ouvert la voie à la «dissociété». Généreux identifie d’abord un premier principe de «dissociation personnelle : l’idéologie et les politiques dissocient les deux aspirations ontogénétiques En référence au développement des êtres vivants de la fécondation jusqu’à la constitution de l’individu achevé. Qui serait donc caractéristique des êtres humains et à enfler à ce point la première (être soi et pour soi) qu’elle étouffe la seconde (être avec et pour les autres)». Ensuite, «la dissociété est le processus d’organisation de l’espace, des institutions et des relations qui décompose une société humaine, d’une part, en déliant, isolant, opposant des communautés ou catégories sociales relativement homogènes et, d’autre part, en installant et exacerbant la rivalité entre les individus composant ces communautés ou catégories sociales». Arrivés à ce point de l’enquête, deux chapitres très fouillés scrutent les fondements de la culture néolibérale de la dissociété. Pour lui, l’écrasante majorité des énoncés théoriques des sciences sociales du siècle dernier ont fait abstraction d’une juste connaissance de «la nature humaine». Ou plus exactement, au fondement de l’édifice néolibéral, se trouve une anthropologie caractéristique de la modernité : l’individu rationnel, libre et autonome, préexistant à la société. Celle-ci n’étant qu’une création utilitaire pour contenir rivalité et violence et favoriser la libre concurrence. Cette anthropologie non seulement n’aurait plus été mise en cause, mais elle serait devenue quasiment inconsciente. Elle servirait de socle commun non seulement aux idéologies libérales et néolibérales actuelles, mais aussi au mouvement socialiste (de Marx à Jaurès) qui prétendait le combattre. Dans cette archéologie de la dissociété, Jacques Généreux va mettre à jour «dix piliers» qui structurent selon lui la modernité. Modernité, qui, sous couvert de progrès, a proposé un modèle social unique : «un même fantasme d’une société indivise où la multitude hétérogène se trouve fondue dans l’État (Hobbes), dans la volonté générale (Rousseau), dans la communion communiste (Marx) ou encore dans la sympathie providentielle (Smith)». Modernité qui ne peut concevoir l’individu que comme dépourvu de liens, étranger à l’Autre et animé par son seul intérêt. Modernité qui n’accorde à la coopération qu’une importance secondaire et justifiée par la seule réalisation de meilleures conditions de la production matérielle. Modernité fondamentalement rétive à la notion de bien commun et de chose publique qu’elle envisage toujours sous l’angle de la menace pour la liberté. Modernité, enfin, incapable de penser la vie humaine comme un processus naturel et qui ne vit que d’artefacts. Le réquisitoire est assez sévère. Mais à maints endroits, le télescopage d’arguments nous a surpris. Ainsi, alors qu’il s’appuie sur l’ouvrage de Francisco Vergara Francisco Vergara, Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme, Paris, La Découverte, 1992, pp. 6-7 pour documenter diverses références à des auteurs libéraux, il escamote le fait que Vergara démontre que des auteurs néolibéraux comme Friedman et Hayek, qui affirment une continuité avec Smith, appartiennent à des traditions philosophiques différentes et mêmes opposées aux libéraux classiques. Lorsqu’il essaie de montrer – prudemment – que la théorie de la justice de Rawls «valide le culte de la compétition généralisée propre au néolibéralisme», il commet selon nous un contresens, puisque Rawls ne conçoit pas le contrat social comme une somme de transactions isolées, mais d’emblée dans sa dimension sociale. Selon Rawls : «La structure de base de la société .se présente comme. la manière dont les principales institutions sociales s’agencent en système unique dont elles assignent les droits et devoirs fondamentaux et structurent la répartition des avantages qui résultent de la coopération sociale» John Rawls, Justice et démocratie, Paris, Seuil, p. 37. Pour l’auteur, il est nécessaire de déconstruire les principales thèses de la modernité libérale, pour montrer le néolibéralisme comme un enfant naturel de la modernité. Ce «grand récit» a ainsi créé l’environnement intellectuel et psychique au sein duquel les fables néolibérales de l’origine et du devenir de nos sociétés pouvaient se déployer sans rencontrer de résistances fondamentales. Il y a en effet «une erreur anthropologique grossière, fondatrice de la pensée moderne : l’oubli des liens, l’oubli de l’autre, dans la construction de l’être humain». Sa critique sera cependant tempérée par la reconnaissance du fait que cette «erreur des modernes a sans doute apporté sa contribution au progrès humain en favorisant une accoutumance progressive aux idées nouvelles de l’individu, de liberté et d’émancipation, etc. Mais, après plus de trois siècles d’apprentissage de l’individualité et de compromis inconscients avec la théologie et la métaphysique, il est grand temps de passer dans la classe supérieure». La difficulté et la démesure d’un tel programme n’échappent pas à l’auteur qui ne fait qu’ébaucher en fin d’ouvrage les quelques jalons d’une nouvelle anthropologie. Les humains étant vus comme des «individus sociaux, des êtres conscients de leur être propre, mais irrémédiablement constitués par leurs liens et leurs conversations avec les autres». À l’appui de cette nouvelle anthropologie, Généreux mobilise les travaux récents d’auteurs comme Alain Caillé, Miguel Benasayag ou encore des classiques comme Polanyi ou Sahlins.

Mobilisation intellectuelle

L’urgence qui habite La Dissociété est celle d’une mobilisation intellectuelle. Replacer au centre du débat une vision de l’être humain. La critique du néolibéralisme qui s’exprime ici n’a de sens que dans la mesure où elle interroge non pas un ensemble de mesures politiques (privatisations, démantèlement de l’état social, unification européenne, flexibilisation…) mais leurs fondements idéologiques. La prégnance de cette fable de la nature humaine, née avec la modernité, qui non seulement justifie le développement actuel de l’individualisme et de la compétition, mais surtout qui en empêche toute remise cause. C’est l’idéologie libérale comme fausse conscience du réel que Généreux dévoile brillement. Il nous propose de tourner nos regards vers les avancées contemporaines de la psychologie sociale, de l’anthropologie et même de l’écologie théorique pour comprendre que la concurrence et la compétition ne sont pas des états de nature inscrits de manière dominante dans un quelconque «génome» social Pour éviter tout malentendu, Généreux ne fait aucune concession aux tenants de la sociobiologie ou du darwinisme social , que du contraire. Deux remarques restent cependant à formuler. La conclusion de l’ouvrage comporte une bonne dose de volontarisme : seule une réhabilitation de la politique peut enrayer la progression de la «dissociété». Celle-ci ne peut s’accomplir que par deux moyens : l’instauration «d’une démocratie effective», établissant à quelque niveau de pouvoir que ce soit la décision majoritaire ultime des citoyens et par une vaste «bataille culturelle» destinée à nous «réapprendre la nature, la possibilité et le désir du progrès humain. L’urgence est à la dépollution des esprits…». L’auteur, bien conscient du caractère un peu abrupt de ses conclusions, reconnaît la nécessité d’une suite à cet ouvrage, mais il est convaincu d’avoir posé sur de nouvelles bases la possibilité d’une politique de l’émancipation. À suivre donc. Enfin, même si on admet que la modernité issue des Lumières soit constitutive d’une certaine vision de l’individualité, le parcours de cette notion sur plus de deux siècles et demi n’est pas aussi rectiligne que le prétend l’auteur. La tension entre «individu» et «société» a été plus féconde, à produit plus d’outils de contestation. Certes le «vieux collectivisme» a dominé en grande partie l’ensemble de la gauche, jusqu’à son effondrement brutal au tournant des années quatre-vingt. Certes au nom de ce primat de l’intérêt de classe, plus d’un crime a été commis. Mais il n’est pas vrai que cette domination fut totale et qu’elle ait anéanti tout autre vision des rapports entre le je et le nous au point de laisser triompher l’individualité néolibérale. Une foule de travaux, en sens divers, tentent aujourd’hui de reformuler cette articulation entre la singularité personnelle et les repères collectifs Le dossier « Le précariat, entre contrainte et liberté », du n° 46 de POLITIQUE (octobre 2006) peut être relu sous cet angle . En fait, la remarque de méthode, «il faut surtout éviter de fixer de nouveau la ‘société’ comme une abstraction en face de l’individu. L’individu est l’être social» Karl Marx, Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, p. 90 , est sans doute plus parlante aujourd’hui qu’il y a cent cinquante ans. Au-delà de ces points de débat, l’angle d’attaque choisi pour alimenter la réflexion sur l’avenir de la politique est tout à fait pertinent. Même si cela risque de ne pas faire l’affaire des penseurs pressés et des tenants de la real politique.