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Georges Debunne, la solidarité comme seconde nature

Sur le cadeau que lui avait offert la délégation FGTB de la Fabrique nationale (FN) au moment de son départ à la retraite en 1982, on pouvait lire : «A un des trop rares dirigeants qui a toujours cru à ce qu’il faisait». Cette phrase, qui l’avait ému, caractérise bien le personnage et permet de comprendre les phantasmes étranges que cet homme austère et pondéré, au train de vie singulièrement modeste, a pu nourrir tout au long de sa vie. Pour certains, cette austérité devait cacher des villas et châteaux, Le Soir l’a même désigné à l’époque comme la cinquième fortune du Royaume ! Son honnêteté et sa résolution ne pouvaient que dissimuler son intérêt personnel. Si bien qu’il a été l’objet d’insultes, de menaces, et même la cible d’attentats. Pourtant, comme il le dit lui-même, les réformes qu’il défendait «étaient loin d’être révolutionnaires». Par après, dans des rapports de force dégradés et de droitisation de la société, parce qu’il avait «toujours cru à ce qu’il faisait», le syndicaliste, somme toute responsable et modéré qu’il avait été, gardera intactes ses facultés d’indignation et symbolisera la résistance au néolibéralisme. Né en 1918, en Flandre occidentale dans une famille socialiste (son grand père, Auguste Debunne, avait été le premier élu socialiste en Flandre). Après des études à l’école normale, il n’enseignera cependant que quelques années. Au lendemain de la guerre, le syndicalisme socialiste se reconstituera par la fusion de l’ancien courant socialiste sorti affaibli de la guerre et des jeunes courants communistes et «renardistes» qui s’étaient renforcés dans la Résistance. En ce qui concerne les services publics, le poids des communistes y était très important et les socialistes étaient à la recherche de sang neuf exempt de tout soupçon de collaboration. Le jeune Debunne, âgé à peine de 26 ans, devint ainsi secrétaire du secteur Ministères qui comportait à l’époque trois secrétaires communistes alors qu’il était le seul représentant socialiste. Le syndicat devait rester, soutenait-il, indépendant des partis et singulièrement du Parti communiste. Il se rangera ainsi du côté de ceux qui combattaient l’influence communiste au sein de la FGTB. Il deviendra en 1947 secrétaire général et en 1956 président de la CGSP. Alors que la légitimité même du syndicalisme dans les services publics était contestée, il fera de la CGSP un interlocuteur incontournable et une des principales centrales de la FGTB. En 1960, le syndicat est déchiré face à l’action à mener contre la «Loi unique» du gouvernement. Deux positions s’affrontent au comité national : celle «modérée» (majoritaire) de Dore Smets, dirigeant flamand de la Centrale générale, qui se contente de protester et, d’autre part, celle «radicale» (et minoritaire) d’André Renard, leader liégeois, qui propose une journée de grève générale. Debunne est déjà au-delà des deux motions antagonistes. Il annonce au Comité national de la FGTB, quelle que soit la décision prise, que les agents communaux et provinciaux déclencheront une grève au finish et que celle-ci sera suivie ensuite par toute la CGSP. C’est ainsi que commença «la grève du siècle» qui devait, en décembre 1960 et janvier 61, paralyser le pays durant cinq semaines. En 1968, élu secrétaire général, à la tête de la FGTB, il sera aussi un des fondateurs de la Confédération européenne des syndicats dont il sera le président de 1982 à 1985. Il présidera par après la Fédération européenne des retraités et personnes âgées. Son credo syndical reposera sur l’autonomie de la FGTB mais aussi sur la nécessité de consolider l’action syndicale par le front commun avec la CSC tout en la prolongeant sur le plan politique, par l’intermédiaire des partis socialistes, pour constituer un véritable contre-pouvoir syndical. Dès l’après-guerre, Debunne avait été un fervent partisan de la construction européenne. Il espérait qu’une politique industrielle pourrait prendre corps dans la foulée de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et qu’un grand marché européen aurait permis le déploiement de politiques keynésiennes. La perspective d’une Europe sociale devenait dès lors possible. Un terrible sentiment d’échec l’a rongé à la fin de sa vie. Non seulement la gauche n’a pu construire l’Europe sociale, mais l’Europe libérale qui s’est mise en place a considérablement affaibli la gauche. En 2001, Georges Debunne sera terrassé par une hémorragie cérébrale qui le privera de sa capacité d’expression et de la possibilité de marcher. Il gardera cependant sa lucidité et consacrera ses dernières forces à lutter pour une Europe sociale qui, à ses yeux, se trouvait hypothéquée par le projet de constitution d’abord et le Traité de Lisbonne ensuite. Mort à 90 ans, Georges Debunne aura marqué l’histoire sociale de la Belgique. La solidarité aura été pour lui, tout au long de sa vie, une seconde nature. Ce «poisson froid», comme l’avaient surnommé certains commentateurs, était chaleureux et sensible et surtout «droit dans ses bottes». À ceux qui l’interrogeaient sur «la grève du siècle», il répondait imperturbable que le siècle des grèves restait encore à venir.