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La Passion de Lumumba

Par le mythe – de nature christique – qu’il représente encore aujourd’hui au Congo, en Afrique et même au-delà, la figure de Patrice Lumumba reste incontournable. L’indépendance de 1960 précipita la chute de ce fin tacticien dont le talent ne résista pas aux enjeux de politique intérieure et mondiale.

Cet article a paru dans le n°65 de Politique (juin 2010).

«Tous les Belges qui s’attachent à nos intérêts ont (…) droit à notre reconnaissance, à notre estime, à notre sympathie. Nous devons leur rester étroitement attachés pour construire (…) une véritable Belgique d’Outre-Mer. Nous n’avons pas le droit de saper (…) le travail des continuateurs de l’œuvre géniale de Léopold II (…). Prêtons notre loyale et sincère collaboration à ceux qui se dévouent avec un entier désintéressement pour faire de nous des hommes, de véritables citoyens, pour le plus grand bien de tous, pour la gloire de notre Mère-Patrie.»

Ces phrases sont signées Patrice Emery Lumumba. Elles datent de 1956, elles figurent dans une circulaire adressée aux membres de l’Association des évolués de Stanleyville dont Lumumba est le président. Il a alors 31 ans. Quatre ans plus tard, il est premier ministre du Congo indépendant et il prononce le fameux discours du 30 juin, certainement plus exact et sans doute moins opportun que son étonnante circulaire…

Ce parcours de quatre ans est une incroyable performance. Six mois plus tard encore, Lumumba est assassiné, littéralement supprimé, son corps dépecé et dissous. Depuis, il hante l’histoire congolaise, belge, mondiale. L’homme a disparu, le mythe est né.

Donc, en 1956, Lumumba est un admirateur de l’œuvre coloniale, à moins d’imaginer qu’il feigne l’enthousiasme, ce que rien n’atteste. Certes il est très ambitieux, mais il croit vraiment à la supériorité du modèle européen ou, ce qui revient au même, à la nécessité pour les populations congolaises, disparates, atomisées par la colonisation selon le mot de Jean-Paul Sartre[1.Préface à La pensée politique de Patrice Lumumba, Paris, Présence africaine, 1963, p. XVI.], de renoncer à leurs us et coutumes pour mieux entrer dans l’Histoire. Comme tous les colonisés, Lumumba a un sens aigu de la dignité, mais celle-ci se confond totalement pour lui avec la modernité. Et les clefs de la modernité sont dans les mains des Belges.

À la même époque, en 1956, d’autres Congolais pensent différemment de lui, et non des moindres. Ils sont clairement plus indépendantistes que Lumumba. Ils s’appellent Ileo, Ngalula, Malula, le futur cardinal. Ils publient le Manifeste Conscience africaine, le 30 juin 1956. Ces chrétiens sont dans une logique d’«inculturation» chère aux missionnaires, «cette approche de l’évangélisation qui cherche à enraciner celle-ci dans une culture particulière»[2.G. de Villers, «Formes de conscience et de pensée politiques dans le Congo de la décolonisation», Le manifeste Conscience africaine, Bruxelles, Facultés Saint-Louis, 2009, p. 190.], autrement dit dans la culture bantoue. Ils n’entendent retenir que le meilleur de l’Europe, principalement la technologie et la démocratie, qui leur est précisément refusée et les contraint à la lutte. Quant à l’autre grande figure anticoloniale, Joseph Kasa-Vubu, il est encore plus radical que l’équipe de Conscience africaine, à la fois plus ethniste – son mouvement, l’Abako, est l’Association des Bakongo – et plus indépendantiste : il réclame même dès 1956 l’«émancipation immédiate» de la colonie !

L’Avènement

Ces premiers indépendantistes ont donc une bonne longueur d’avance sur Lumumba, qui tient notamment au «provincialisme» de celui-ci, vivant à Stanleyville, très loin de la capitale, où tout est plus fort et plus clair : le foisonnement intellectuel comme l’ignominie coloniale. Deux événements vont tout changer pour le brillant «évolué» de «Stan» : son emprisonnement pour détournement de fonds à la Poste dont il est commis depuis 1948, puis son émigration professionnelle vers Léopoldville. Il vit son incarcération comme une injustice absolue (il considère qu’il n’a fait que prélever son dû à la Poste) et comme l’anéantissement de tous ses efforts pour s’intégrer à la société coloniale (il est aussi vice-président de l’Association du personnel indigène de la Colonie et président de l’Union belgo-congolaise). Il passe 14 mois en prison, il en sort transformé le 7 septembre 1957.

Il part pour «Léo» où il est engagé comme directeur commercial à la Bracongo qui produit la bière Polar. Une bière peu prisée à l’époque : il en fait exploser les ventes ! Ses tournées de promotions lui permettent de tester son éloquence et son argumentaire politique. Il est partout, il fréquente tous les cercles congolais, tous les intellectuels, tous les indépendantistes, sauf Kasa-Vubu ancré dans son Abako. Il se rend indispensable, et quand les auteurs du Manifeste Conscience africaine créent le Mouvement national congolais, le 4 octobre 1958, il se précipite.

Le génie politique de Lumumba tient à sa vitesse d’analyse et d’exécution. Il décèle immédiatement le point fort et la faille dans ce projet de parti politique. Le point fort : l’affirmation nationale, qui transcende les frontières tribales et régionales. La faille : les fondateurs du MNC, notamment en raison de leurs origines diverses, n’ont pas de leader et ne sont pas pressés de s’en trouver un. Dès le 10 octobre, Lumumba, qu’ils tiennent pour quantité négligeable, parvient à les convaincre de créer un comité provisoire et surtout de l’en nommer président. Celui-ci sera moins provisoire que celui-là ! Il ne laissera la place que pour créer le MNC-Lumumba, un an plus tard. Il devient dès lors le champion de ce nationalisme qui est la clef du succès pour le mouvement indépendantiste : tous les partis ethniques et régionaux en feront les frais.

Lumumba, si longtemps abusé par le système colonial, est devenu un excellent analyste des rapports de forces politiques. Après avoir phagocyté le MNC, il pique à Kasa-Vubu le thème de l’indépendance immédiate et il ne le lâchera plus. Il saisit mieux que d’autres l’importance du phénomène panafricaniste et des mouvements de libération. Sa connaissance des Belges, par ses fréquentations des cercles de Stanleyville et ses voyages en Belgique avec d’autres «évolués», en fait un redoutable manœuvrier. Il a aussi des correspondants et des conseillers belges. Il est le plus «unitariste» des indépendantistes, à l’image de la Belgique de l’époque, il est aussi le plus étatiste des nationalistes. Sartre voit dans son expérience de travail à la Poste une importante initiation à la nécessité de centraliser la gestion du Congo[3.Op. cit., p. XV.], il voit même en lui «un Robespierre noir»[4.Op. cit., p. XX.] ! Le MNC-Lumumba gagne haut la main les élections de 1960, son chef finit par incarner à lui seul l’indépendance, dont le président Kasa-Vubu n’est qu’une figure secondaire.

La Chute

Comment dès lors expliquer son échec, le désastre instantané de cette indépendance, outre les multiples facteurs historiques, économiques, stratégiques souvent exposés ? L’explication, concernant Lumumba, tient paradoxalement à sa réussite, qui altère sa capacité d’analyse des rapports de forces, avant et après le 30 juin. Avant, trop sûr de lui sans doute, il sous-estime le problème de l’appareil d’État (armée, administration, infrastructures) resté totalement aux mains des Belges. Les motivations de ces fonctionnaires sont très variables, beaucoup d’entre eux ne sont pas disposés à servir indéfiniment le nouvel État. Le problème est donc double : loyauté douteuse et risque que l’État ne s’écroule en cas de défection. C’est ce qui se produit immédiatement.

Après le 30 juin, Lumumba se retrouve aussi sur un terrain presque inconnu pour lui : la grande scène internationale, marquée par l’antagonisme Est-Ouest. Il s’y démène avec la fougue qui lui a si bien réussi contre la puissance coloniale, mais avec moins de lucidité. Qu’il s’agisse du mouvement naissant des non-alignés, des nouveaux États africains, de Moscou, de Washington ou de l’ONU, Lumumba commet trop d’erreurs de fond et de forme. Le rapport de forces est pourtant en sa faveur : il est le Premier ministre légitime d’un pays neuf, les non-alignés sont avec lui, le bloc communiste est puissant, les États-Unis sont anticolonialistes, la Belgique vient d’intervenir militairement dans son ancienne possession sans autorisation internationale, bref Lumumba pourrait obtenir facilement une majorité à l’ONU. Mais il manque de méthode, il est trop impulsif, il s’y prend si mal qu’il finit par se brouiller avec tout le monde, même avec ses «amis» africains.

Sa défaite tient d’abord à la conjonction d’une hostilité internationale grandissante et des ambitions politiques de ses concurrents congolais. Conjonction mortelle qui projette Lumumba au panthéon des grands libérateurs de l’Histoire contemporaine, à l’instar de Gandhi et King. Mais le martyre subi et l’absence de dépouille lui valent un statut presque unique de Sauveur. Une part importante de l’iconographie lumumbienne, dans ce qu’on appelle communément la peinture populaire congolaise, est de nature christique[5.Cf. B. Jewsiewicki, « Corps interdits. La représentation christique de Lumumba », Cahiers d’études africaines, n°141-142, 1996, pp. 113-142.] Et Sartre lui-même s’y laisse prendre quand il écrit dans sa fameuse préface[6.Op. cit., pp. XLIV & XLV.] : « Mort, Lumumba cesse d’être une personne pour devenir l’Afrique tout entière (…) ; en lui tout le continent meurt pour ressusciter » !