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L’ancienne Belgique

La belle et merveilleuse histoire du cyclisme flamand a pris fin dans les années soixante. La dynastie des Buysse, Thijs, Maes, Derijcke, Vervaecke, Ronsse, Schotte, Scherens, Van Steenbergen, Ockers, Debruyne enzovoort, s’est éteinte à la fin du règne de l’Empereur d’Herentals, le glorieux Rik II, digne successeur de Rik Ier Rik I : Henri Van Steenbergen. Rik II : Henri Van Looy. Six titres de champions du monde à eux deux. Après lui, ce fut la morne plaine… Eddy Merckx est venu de Bruxelles, il a vu et vaincu les derniers rejetons de la dynastie, mais celle-ci a moins péri de cette conquête fulgurante que de l’embourgeoisement de la Flandre. Tout s’est passé comme si la fière région n’avait plus besoin de ces héros pour affirmer son identité et se venger de trop d’humiliations. Le déclin du cyclisme de Flandre a croisé la marche triomphale de son nationalisme, il a coïncidé avec ses victoires économiques et politiques. Les coureurs flamands ont cessé de dominer le cyclisme mondial quand la Flandre a commencé à dominer la Belgique. Avant, dans la Flandre niée, méprisée, émigrée, le cyclisme était consubstantiel de la vie. Il avait poussé entre les pavés boueux, autour des églises, lors des kermesses du dimanche. Trempé dans la bière et l’eau bénite, il était devenu un sport de combat social offrant un destin de champions à des prolétaires des campagnes. Champions aussitôt annexés, consacrés comme héros belges par des francophones si sûrs d’eux-mêmes et de leur supériorité générale… De ces Belges ravis, Luc Varenne était le porte-voix. De la Belgique unitaire, il était le porte-drapeau. Du fédéralisme naissant, ni lui ni eux n’ont rien vu venir. Et Merckx, à cet égard, a fonctionné comme un leurre parfait : surhomme providentiel, ni Wallon, ni Flamand, il incarnait précisément cette Belgique en voie de péremption.

Le maillot jaune et noir frappé du lion compte davantage que les coureurs, hommes-sandwichs d’une cause qui les dépasse.

Dans les années nonante, dans la Belgique fédérale où nombre de Flamands se sentaient encore à l’étroit, le cyclisme a changé de fonction idéologique. Après avoir signifié la lutte des classes et participé à l’orgueil national flamand grâce à des champions hors du commun, il s’est fondu dans la masse, il s’est vu assigner un rôle modeste dans le grand mouvement d’émancipation. En 1994, la Région flamande crée une équipe cycliste professionnelle : Vlaanderen 2002. Le maillot jaune et noir frappé du lion compte davantage que les coureurs, hommes-sandwichs d’une cause qui les dépasse. Il n’y a plus de champions, il y a une équipe anonyme, et une date fétiche : 2002, 700e anniversaire de la bataille des Eperons d’or, dont le président CVP de la Flandre Luc Van den Brande compte bien qu’il coïncidera avec l’autonomie de sa région. Il devra encore patienter… Le combat nationaliste sera plus long – et plus douloureux que prévu pour le CVP, mais la ligne d’arrivée se rapproche. Et l’équipe cycliste fondée en 1994 court toujours, en division 2 au classement UCI Union cycliste internationale.., après avoir changé quelques fois de sponsor : « T- Interim », « Chocolade Jacques », « Topsport », « Mercator ». En 30 ans, le cyclisme flamand sera passé de l’épopée à l’épicerie. Mais on assiste aujourd’hui à une nouvelle évolution symbolique, liée sans doute aux changements et aux blocages politiques. Il y a comme un retour des choses et des signifiants. Le meilleur cycliste belge est un Wallon, de Remouchamps, il s’appelle Philippe Gilbert. Numéro 1 mondial jusqu’au Tour de France, champion de Belgique 2010, il court dans une équipe à majorité flamande Omega Pharma-Lotto.. ; au Tour il a fait chambre commune avec son équipier et meilleur ami, le Flamand Jelle Vanendert. Bref, nous voici soudain renvoyés par la grâce de la mythologie cycliste à une Belgique qu’on croyait révolue. Elle a pris la forme d’une amitié virile et d’une chambre partagée : Philippe et Jelle, inséparables, nuit et jour, à la vie à la mort, parlant tout deux français à la RTBF et néerlandais à la VRT, portant haut les couleurs de cette ancienne Belgique, condamnée à mort par Bart De Wever et ressuscitée pendant trois semaines sur les routes de France.