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« Levons certains tabous »

Et notamment celui-ci : pour lutter contre les discriminations liées à l’origine, pourquoi une politique de quotas – telle qu’elle existe pour les discriminations liées au genre – serait-elle si invraisemblable ? En conséquence, un système de monitoring socio-économique devrait être mis en place, à ne pas confondre avec le comptage ethnique.

L’adresse internet du Centre pour l’égalité des chances et de lutte contre le racisme s’intitule désormais www.diversité.be. Pourquoi ? Edouard Delruelle : Je ne pense pas qu’il faille y accorder une grande importance. Le Centre garde son nom. Notre mission fondamentale reste le combat pour l’égalité de traitement, l’égalité des chances, l’égalité dans la participation à la vie sociale. La diversité n’est qu’une déclinaison de ces notions-là. Elle n’est, en définitive, qu’un autre terme pour définir l’égalité – la question de savoir qu’est-ce que l’égalité étant par ailleurs abyssale. Ce sont deux termes qui sont donc équivalents. Qu’est-ce que l’égalité, sinon à permettre à des personnes aux caractéristiques diverses d’avoir un accès égal à un emploi ou à un logement, par exemple. Pour le reste, le mot diversité est plus adapté au contexte belge puisqu’il se dit de la même manière en français, en néerlandais, tout comme en anglais, ce qui est un avantage en termes de communication. Ce n’est pas le cas du mot égalité. Le mot diversité n’est-il pas un nouveau mot du pouvoir, un terme à connotation positive faisant consensus dans toute la société, à l’opposé du mot discrimination, beaucoup plus fort et témoignant d’une situation négative ? Edouard Delruelle : Incontestablement, la diversité est un «mot du pouvoir», comme vous dites, dans la mesure où il fait consensus, que cela soit dans les milieux patronaux ou politiques, pas spécialement progressistes. Comme philosophe du politique, quand il existe un consensus autour d’un terme, j’y suis très attentif voire je m’en méfie. (La revue scientifique éditée par mon service à l’ULg s’appelle significativement Dissensus…) Il est évident que l’on assiste à une course, à laquelle participent activement certaines entreprises et les pouvoirs publics qui veulent donner une bonne image d’eux-mêmes, à celui qui en fera le plus en matière de diversité. Faut-il maintenant voir uniquement des aspects négatifs dans ce terme, c’est-à-dire le fait que la diversité soit vue comme un terme qui occulte des choses – ici les inégalités – plus qu’il ne les révèle ? Je n’en suis pas du tout certain. J’ai toujours tendance à dire que quand un terme émerge dans le vocabulaire courant, il faut d’une part s’en méfier, mais il faut aussi, d’autre part, se dire que quelque part il est le signe de la réussite d’un combat mené. Et je pense que le concept de diversité est un concept avec lequel on peut avancer pour lutter contre les discriminations. Je suis donc lucide sur l’emploi du terme diversité et sur les raisons pour lesquelles certains pouvoirs se lancent dans la diversité, en même temps j’essaie d’y voir quelque chose de positif, la preuve que quelque chose bouge dans la société. Le concept de diversité s’est aujourd’hui imposé dans le vocabulaire des mondes politique, économique et social. De nombreuses entreprises élaborent des plans diversité, les conseillers en diversité fleurissent un peu partout… Concrètement, qu’est-ce que recouvre ce concept encore peu connu il y a dix ans ? Edouard Delruelle : La diversité, c’est d’abord et avant tout le respect des lois. C’est-à-dire, en l’occurrence, la prohibition claire des discriminations liées à l’origine, au sexe, au handicap, à l’orientation sexuelle, aux convictions politiques et religieuses, à l’âge… En Belgique, ces discriminations sont donc interdites, que cela soit dans le domaine de l’emploi et du travail (embauche, carrière, conditions de travail.) mais aussi, dans les prestations de biens et services (aide aux personnes, loisirs, logement.). De ce point de vue, rappelons-le, notre dispositif législatif est pionnier en Europe, puisqu’il va plus loin que les directives européennes. À côté de cette branche législative, existent les politiques dites d’actions positives, terme que je préfère à celui de «discriminations positives». Le Centre pour l’égalité des chances est fortement favorable à ces actions positives, dont la nature doit rester assez large (à formuler selon les régions ou les secteurs d’activité). À cet égard, je ne rate jamais une occasion de soulever la question – je ne dis pas : y répondre ! – de la politique de quotas. Pourquoi trouve-t-on normal, voire naturel, de mener une politique de quotas pour lutter contre les discriminations liées au genre (égalité hommes-femmes) alors que pour les autres catégories de personnes sous-représentées dans les différents secteurs professionnels, cela n’aurait pas de sens ? Conceptuellement et politiquement, posons-nous au moins la question. Je suis également persuadé que l’on ne peut mener à bien des politiques d’actions positives sans un «monitoring» (examen) de la situation des personnes étrangères et d’origine étrangère dans notre pays. Pas de «thérapeutique» sans «diagnostic», c’est l’évidence. Que les choses soient bien claires, il ne s’agit pas de comptage ethnique ! Il ne s’agit en aucun cas de demander aux personnes concernées leur religion, leur couleur de peau, leurs habitudes alimentaires ou d’autres éléments culturels. Il s’agirait uniquement de connaître la nationalité ou la nationalité d’origine des travailleurs, en croisant des données statistiques officielles par ailleurs tout à fait anonymes, ce qui évite tout risque d’intrusion dans la vie privée. Cette méthode permettrait ainsi de connaître la répartition de ces personnes dans chaque secteur d’activité économique et par-là les sous-représentations existantes. Je pense que ce monitoring est indispensable et qu’il ne faut pas entretenir des peurs irrationnelles à son sujet («on va ficher les étrangers»). Le monitoring socio-économique, rappelons-le, est strictement encadré par les lois de protection de la vie privée. Bref, entre le comptage ethnique et l’absence d’instrument, tel que c’est le cas actuellement, il me semble tout à fait envisageable de construire un instrument statistique qui permette d’affiner des politiques d’actions positives. Il faut lever certains tabous sur ces questions-là. La diversité doit-elle être considérée comme un simple outil de lutte contre les discriminations dans le secteur professionnel ou bien doit-on y voir une évolution du monde de l’entreprise, désormais calquée, normée sur l’image de la société ? Edouard Delruelle : Une politique de diversité ne doit pas se limiter à une simple application brute de la non-discrimination au sens des lois et décrets actuels. Ne peut-on pas s’entendre sur un idéal : dans une société, toutes les fonctions doivent être ouvertes à tout le monde ? Autrement dit, vouloir une société qui essaie d’aider tout le monde à avoir accès à tous les métiers existants. En ce sens, la mixité culturelle et sociale est en soi un bon objectif, dont il faut certes éviter les effets pervers (par exemple le fait que, sous prétexte de mixité, l’accès à des logements sociaux soit interdit à certaines catégories de population au bénéfice d’autres). C’est un débat politique dont je ne sous-estime pas la complexité, mais qu’il faut porter dans l’espace public. À cet égard, je suis convaincu que le meilleur instrument en faveur de la diversité culturelle, reste le maintien d’un État social fort. Quel rapport avec l’interculturalité ? Un système de soins de santé solidaire, une politique de logement social volontariste qui offre des logements de qualité et à des prix abordables… tout cela concoure à l’interculturalité et à la diversité. Or, aujourd’hui, on assiste exactement à l’inverse, partout en Europe : l’État social se démantèle. Dans le même temps on observe un repli communautaire, qui est donc, selon moi, en grande partie un effet indirect du délitement des solidarités sociales. L’histoire montre que l’émancipation des individus repose sur deux facteurs : l’égalité dans la citoyenneté et la protection liée au salariat. Ces deux «piliers» fondamentaux de la société moderne, de la social-démocratie – au sens étymologique du terme –, sont la condition d’une politique d’interculturalité réussie. En permettant à toutes les catégories de la population d’avoir accès à tous les emplois possibles, ne risque-t-on pas de désorganiser les collectifs de travail ? Un exemple : le recrutement de personnels dans certaines grandes entreprises se fait sur base de la proximité (via les réseaux interpersonnel et géographique). Cet état des choses permet la création et le maintien d’un groupe de travailleurs soudé, faisant preuve de cohésion, ce qui peut s’avérer un avantage non négligeable pour de bonnes relations collectives de travail, tant du point de vue syndical que patronal. Edouard Delruelle : Je ne suis pas un spécialiste du monde de l’entreprise, j’ai toujours travaillé dans le secteur public donc je suis assez mal placé pour répondre à cette question. Ce que je pense en tout cas c’est que le monde de l’entreprise, syndicats comme patrons, doit aujourd’hui s’intéresser à un nouveau concept, venu du Québec : les aménagements raisonnables en matière culturelle. De quoi s’agit-il ? Trouver un compromis (culturel) entre les choix culturels minoritaires et le reste de la population (en l’occurrence les autres travailleurs). Et cela en respectant trois conditions : que ces aménagements soient d’un coût raisonnable pour ce qui concerne l’organisation du travail, qu’ils n’aillent pas à l’encontre de l’intérêt général (ici de l’ensemble des travailleurs) et évidemment qu’ils respectent les principes fondamentaux de notre société (l’égalité entre les femmes et les hommes, les droits humains…). Ainsi, on pourrait par exemple envisager un aménagement des jours de congé des travailleurs musulmans en fonction du ramadan, envisager de façon positive la question du port de signes religieux ou celle de la nourriture servie dans les restaurants d’entreprise. À titre personnel, je précise ici que pour ce qui est de la fonction publique, je suis partisan de la neutralité pour les agents qui ont une autorité sur le public (enseignants, magistrats, policiers…). Certaines féministes estiment (voir par ailleurs dans ce dossier en page 20) qu’en mettant sur le même pied d’égalité les discriminations concernant le genre, l’âge, l’origine et le handicap, on diminue l’importance des discriminations faites aux femmes, alors qu’elles représentent plus de 50% de la population. Qu’en pensez-vous ? Edouard Delruelle : C’est partiellement vrai. Les questions du genre, de l’origine, du handicap, de l’orientation sexuelle, de l’âge correspondent effectivement à des réalités anthropologiques très différentes. Maintenant, je suis très réticent à faire une distinction de nature entre les motifs de discrimination lorsque l’on parle des instruments à mettre en place pour combattre celles-ci, c’est-à-dire des politiques et des lois anti-discriminations. La question du genre n’est, dans son essence, ni différente ni plus importante que les autres motifs de discrimination. D’ailleurs, l’intérêt de parler de genre, et non de sexe, c’est justement de montrer que le genre est quelque chose qui est construit par la société et l’histoire alors que le sexe est une réalité biologique. On reconnaît donc, à travers le genre, l’effet d’une construction sociale… ce qui est tout à fait transposable à l’âge, au handicap et à l’origine! Car ces motifs de discrimination sont aussi des constructions sociales. Une déficience physique ou mentale pourrait, par exemple, tout à fait ne pas être vécue comme un handicap dans une autre société que la nôtre. Bref, je suis résolument un adepte, philosophiquement parlant, du constructivisme, je me méfie de tout ce qui naturalise les déterminations sociales : les différences de genre, d’âge, de handicap ne sont pas données, elles ne s’imposent pas à nous par la nature des choses mais par la construction de notre société, construction sur laquelle nous pouvons opérer. On peut donc transposer la plupart des outils utilisés pour combattre les discriminations contre les femmes aux autres motifs discriminatoires. J’ajouterai enfin qu’on oublie toujours de parler des phénomènes de discriminations multiples, à savoir, des personnes discriminées deux fois, par exemple parce qu’elles sont jeunes et d’origine étrangère, comme on l’observe avec les jeunes d’origine immigrée. Ajoutons que dans ce cas, la discrimination de genre interviendra d’ailleurs souvent en défaveur… des hommes ! Preuve que la société nous réserve des «constructions» discriminatoires bien complexes ! Le concept d’aménagements raisonnables que vous mentionnez ne met-il pas en lumière le lien à faire entre les discriminations et les migrations économiques ? Et de se demander : l’intégration de la notion de diversité dans le monde professionnel ne risque-t-elle de favoriser une concurrence entre travailleurs venus de l’étranger et les locaux ? Edouard Delruelle : Une politique de migration économique doit toujours tenir compte de trois formes d’intérêts : les intérêts de la Belgique, c’est-à-dire de tous les acteurs de la vie sociale belge (des entreprises, des travailleurs – pour éviter une mise en concurrence des travailleurs «autochtones» et «allochtones» ou de personnes immigrées de deuxième voire de la troisième génération avec les «nouveaux» immigrés) ; les intérêts des pays d’origine (éviter la fuite des cerveaux par exemple) ; et les intérêts des migrants – à cet égard, rappelons que la Belgique a signé, mais toujours pas ratifié, la convention de l’ONU sur les droits des travailleurs migrants. Par ailleurs, il est évident qu’il y a un lien entre la lutte contre les discriminations et les migrations économiques. Plus exactement entre les situations de discrimination et les droits fondamentaux des étrangers. Au Centre, pour une question législative (ce ne sont pas les mêmes lois qui régissent ces deux domaines), nous essayons toujours de séparer le plus possible ces deux pôles. Mais il n’empêche qu’il y a deux liens forts entre ceux-ci. D’abord il y a la question du racisme : on sait que la façon dont on traite les étrangers et les sans-papiers rejaillit sur la façon dont les populations d’origine étrangère de deuxième ou troisième génération sont considérées par la population. Si on instaure une politique uniquement «policière» où l’étranger est systématiquement vu comme une menace, il est évident que même ceux qui sont là depuis longtemps sont également perçus comme une menace. Ensuite, une fois que l’immigré est légalement accueilli et reconnu, il est évident qu’il entre dans un processus d’intégration, d’insertion et d’égalité des chances. Bref, on a besoin de ces deux instruments (droits étrangers et lutte contre les discriminations) pour avoir une politique équilibrée. Ces éléments posent en fait la question de la réalité et de l’utilité de tous ces secteurs d’activité économique qui emploient aujourd’hui 100 à 110 000 illégaux, les sans-papiers. Il s’agit de secteurs demi-souterrains, où l’on peut rencontrer des situations qui relèvent clairement de la traite des êtres humains. Il est grand temps d’ouvrir les yeux sur cette réalité-là. Que fait-on avec les 110 000 sans-papiers qui travaillent dans des conditions généralement extrêmement précaires, parfois à la limite de l’esclavage ? Des régularisations massives ? Le Centre plaide pour un système permanent de régularisation humanitaire, qui soit fondé sur le critère des attaches sociales, économiques et affectives des personnes en situation irrégulière. Mais il faut ajouter deux choses. D’abord que si l’on ne s’attaque pas, parallèlement, au travail clandestin, aux employeurs indélicats, aux filières. Cela risque d’être un puits sans fond. Ensuite, et cette question est souvent négligée, il faut rappeler que la régularisation ne s’arrête pas avec la régularisation. Il faut des dispositifs d’accompagnement et de suivi, car, finalement, malgré leur insertion dans la société (le plus souvent via leur travail) les sans-papiers forment une population naturellement fragilisée. Personnellement, je pense qu’une personne régularisée est un investissement car elle possède un potentiel économique et humain considérable, même si elle n’est pas diplômée. À cet égard, les résultats d’une étude réalisée par l’ULB et l’Université d’Anvers sur la situation des régularisés de 2000 sont on ne peut plus clairs : lorsque les pouvoirs publics prennent en charge des personnes en situation irrégulière, et/ou que la société belge les aide (le voisinage, les amis), on voit que l’intégration est largement facilitée. Deux tiers des personnes interrogées avaient un travail et un quart était propriétaire de leur logement. Comme il s’agit d’une enquête «qualitative» (par interviews), cela n’a pas de valeur statistique mais illustre tout de même l’importance des dispositifs de suivi. Pour conclure sur la question des migrations, j’aimerais attirer l’attention sur un constat, frappant : on connaît aujourd’hui assez mal la réalité migratoire en Belgique. Il n’existe en effet pas encore de données chiffrées complètes et fiables. Au Centre, nous plaidons (et nous travaillons) pour un suivi longitudinal des primo-arrivants (qu’ils soient arrivés de manière régulière ou non), avec des indicateurs clairs d’insertion dans la société, dans le but d’améliorer nos politiques en la matière. Actuellement, le débat sur les migrations souffre encore d’une immaturité et repose sur trop de clichés ! Au Centre, nous plaidons pour qu’il y ait un vrai débat sur les migrations, et notamment la migration économique (notons qu’il y a toujours une dimension économique à la migration, même quand celle-ci est politique ou humanitaire). Mais encore faut-il que ce débat se déroule en connaissance de cause ! Propos recueillis par Eric Buyssens.