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L’icône et le marché

La mode est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls créateurs ou aux magazines spécialisés. Avec ou sans paillettes, la mode dit beaucoup sur la société contemporaine. Roland Barthes ne s’y était pas trompé qui, en 1967, déjà publiait Système de la mode R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967. Christian Salmon le rappelle dans son Kate Moss Machine Chr. Salmon, Kate Moss Machine, Paris, La Découverte, 2010 en indiquant que même s’il pressentait les changements qui allaient prendre naissance en 1968, Barthes considérait encore que le «système de la mode était le seul univers non romanesque». Pour Salmon, ce n’est évidemment plus le cas aujourd’hui. Dans Storytelling Chr. Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits, Paris, La Découverte, 2007 , son ouvrage précédent, l’auteur analysait le «nouvel ordre narratif» qui, plus que toute autre technique, formate l’individu selon les canaux du néolibéralisme. Avec son Kate Moss Machine il passe, en quelque sorte, aux travaux pratiques, à l’application du modèle qu’il a dévoilé. En entamant la lecture de ce petit livre, on soupçonne un instant l’auteur d’avoir cédé à la tentation d’une certaine fascination ludique pour son «modèle» ou d’avoir voulu s’assurer à bon compte un succès éditorial (qui sera effectivement au rendez-vous) mais en avançant on retrouve des moments d’acuité analytique qui avait fait le bonheur de Storytelling. À l’origine était la photo de Corinne Day, une artiste venue de l’approche documentaire et qui bouleversera la photo de mode : «Voici, écrit Salmon, la plus célèbre de ces photos, celle qui fit la une du magazine The Face en juin 1990 : coiffée d’une parue d’indienne, le nez froncé, elle rit, tout étonnée d’être là, les seins à l’air, sur une plage battue par les vents, alors qu’à cette heure elle devrait être au collège…». Depuis lors Kate Moss – près de 15 millions d’occurrences sur Google – n’a plus quitté les Unes. Mais pas seulement celles des magazines de mode, incarnant successivement toutes les modes, de la plus rebelle à la plus classique, et suscitant toutes les polémiques. Le phénomène – «la machine» – Moss n’est pas seulement une question de longévité mais aussi de transversalité dans la culture de masse. Kate Moss a effacé les frontières entre la mode, la scène, le cinéma, les arts plastiques – elle sera l’égérie des Young British Artists, les créateurs contemporains les plus connus et cotés et son portrait réalisé par Lucian Freud, le plus grand peintre britannique vivant, sera vendu 6 millions de livres. Sans oublier qu’elle sera aussi l’icône du «Cool Britannia», choisi en 1997 comme thème de campagne par le New Labour de Tony Blair. Christian Salmon décortique les raisons de ce succès : «Elle accède finalement, écrit-il, au statut de marque globale porteuse d’un récit du changement permanent (…). Avec Kate Moss, nous avons vu apparaître par approximations successives, poursuit plus loin Salmon, ce nouveau sujet liquide, adaptable, faisant un usage stratégique de lui-même et poussant l’expérimentation de soi jusqu’à la fracture : la définition même du sujet néolibéral». Et Salmon d’évoquer, en conclusion, la compétence narrative : «La mise en valeur du sujet, processus au cours duquel celui-ci acquiert une valeur d’échange sur le marché social, passe alors par une «mise en récit» de l’individu qui doit crédibiliser aux yeux des autres son aptitude à l’échange et au changement, une capacité à transgresser les codes tout en jouant le jeu à l’intérieur de la culture de masse et de sa sphère médiatique.» Une «mise en récit» qui s’inscrit naturellement dans ce que Salmon avait déjà appelé «l’impasse narrative» surgie dans les années 80 et 90, c’est-à-dire avec le triomphe de l’ultralibéralisme et la fin des grands récits collectifs. Voilà ce que nous dit, entre autres, «l’icône mossienne» dont il n’est plus utile de publier une image pour que celle-ci s’imprime dans notre regard.