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Négrophobie et antiracisme : faites ce que je dis, pas ce que je fais…

Bamboula2
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« Du racisme dans le monde de l’antiracisme ? Impossible ! ». Pourtant, une étude associative récente révèle l’existence d’une certaine marginalisation des Afro-descendants au sein même de ce secteur. De quoi enfoncer le clou : le racisme n’est pas qu’une affaire de morale et d’intention.

 

Le racisme anti-Noirs – également appelé négrophobie ou afrophobie – est une thématique souvent mal connue et peu discutée, y compris, selon nous, au sein du secteur de l’antiracisme. Pourtant, entre les discriminations, les cas de violences policières et la banalisation des propos négrophobes, l’actualité nous rappelle l’importance de s’intéresser à cette forme de racisme et à ses spécificités.

Dans une récente étude [1], BePax jette un pavé dans la marre. La rencontre de près d’une centaine d’acteurs du monde de l’antiracisme belge francophone [2] a permis de dégager plusieurs observations sur la négrophobie en Belgique. L’une d’entre elles est particulièrement interpellante.

Ce racisme invisible et bienveillant

Les nombreux témoignages recueillis dans cette étude l’attestent : la négrophobie se retrouve partout dans la société et ses manifestations peuvent prendre plusieurs formes. Tantôt dans les relations interindividuelles, tantôt lors d’interactions avec des institutions publiques ou privées, elles peuvent être intentionnelles et objectivables. Par exemple, une dame « noire » nous expliquait avoir vu quelqu’un se pincer le nez en déclarant « les Noirs, ça pue » en rentrant dans un bus. Une autre relatait les propos d’un propriétaire qui lui refusait son logement et déclarait ne pas vouloir risquer de voir débarquer toute la famille dans un logement prévu pour deux personnes. Des situations dans lesquelles la nature raciste ne fait aucun doute.

Mais très souvent, les manifestations de racisme envers les Afro-descendants sont peu perceptibles, voire invisibles et inconscientes. C’est par exemple le cas du contrôleur de train qui, d’emblée, parle particulièrement fort et lentement en s’adressant à une dame « noire » pour être certain qu’elle le comprenne bien. L’étude regorge d’exemples qui illustrent ce type de manifestations a priori « neutres », qui peuvent même paraître bienveillantes mais qui véhiculent insidieusement un racisme bien ancré. Plus généralement, les Afro-descendants souffrent d’une invisibilisation dans les différentes sphères de la société.

Si les actes et discours racistes se retrouvent partout, on pourrait néanmoins s’attendre à ce que le secteur de l’antiracisme, sensibilisé à la question, en soit épargné. De fait, serait-ce possible de ne pas appliquer ce que l’on prône ? Nous avons cherché à savoir si les associations subventionnées actives dans le domaine de l’antiracisme et de l’interculturalité étaient également concernées.

Sommes-nous exemplaires en matière de diversité ?

Parmi les nombreuses associations contactées pour l’étude, nous avons cherché à savoir combien emploient au moins une personne afro-descendante, avec un contrat de travail stable (pas de stagiaires ni d’intérimaires). Et lorsque c’est le cas, cette personne est-elle engagée pour un poste en lien avec l’objet social de l’organisation ? Si elle est là en tant que livreur-se de matériel, cela n’est donc pas comptabilisé.

Après analyse, les résultats sont interpellants. En effet, seuls 17% des organisations interrogées emploient au moins un Afro-descendant, de façon permanente et en lien avec l’objet social de l’organisation [3]. Des résultats bien plus alarmants encore lorsqu’on se focalise les organisations interculturelles et celles actives dans la recherche universitaire, pour lesquelles le résultat est nul. Au vu du taux d’éducation élevé des Belges d’origine congolaise et de la densité du secteur associatif belgo-africain, voilà qui est pour le moins étonnant.

Le constat est donc frappant : les associations antiracistes ou actives dans le domaine de la diversité sont loin d’être exemplaires. Les Afro-descendants semblent y être peu représentés, voire invisibilisés. Sachant que ces associations sont (parmi) celles qui disposent d’une parole publique légitime sur les questions de racisme – et en l’occurrence de racisme anti-Noirs –, un tel constat n’est pas sans poser problème.

« Intéressant, mais… »

Confrontés à ces observations, beaucoup d’acteurs concernés ont adopté une réaction similaire : la nuance et le besoin de relativiser. Nous avons ainsi reçu à plusieurs reprises des explications telles que « votre méthodologie comprend certains biais qui nécessitent de relativiser les résultats avancés », « il faut savoir que lorsqu’un poste s’ouvre, il y a très peu d’Afro-descendants qui postulent », ou encore « les Afro-descendants ont aussi souvent tendance à se mettre eux-mêmes un plafond de verre, à s’auto-discriminer ». Bref, « c’est intéressant mais… ».

Des réactions a priori parfaitement légitimes et pertinentes. Ainsi, une des conséquences perverses du racisme est de convaincre les victimes elles-mêmes de leur infériorité. Les « racisés » intérioriseraient les stéréotypes à leur égard. De quoi dissuader, par exemple, les Afro-descendants de postuler au sein des associations antiracistes ? C’est probablement un élément – parmi d’autres – dont il faut tenir compte et qui mériterait d’être analysé plus en profondeur. Le racisme est de fait un phénomène social total et complexe, qui impacte l’ensemble des individus.

Mais est-ce cela qui doit pour autant être mis en avant ? Le constat serait-il moins alarmant si les résultats étaient de 25% ? Le problème n’est-il justement pas que (très) peu d’études universitaires existent sur le sujet ? Et, plus généralement, le fait qu’il y ait certainement d’autres facteurs explicatifs – qui par ailleurs sont souvent eux aussi des conséquences d’un racisme structurel profondément ancré – doit-il nous empêcher de prendre connaissance de ce constat et de le questionner ?

Le racisme, pas qu’une question d’intention…

Prises toutes ensemble, ces différentes réactions apparaissent comme une sorte d’attitude de défense, de bouclier. Comment expliquer ce réflexe de protection, ce besoin instinctif et spontané de se justifier, de se défendre ?

Si nous les comprenons, ces réactions nous semblent révélatrices d’un double problème. Premièrement, elles nous rappellent que le racisme continue d’être avant tout perçu dans sa dimension morale. En découle souvent une vision binaire : soit je suis raciste et donc une mauvaise personne, soit je ne le suis pas et je suis alors quelqu’un de bien.

Dès lors, les observations de l’étude sonnent comme une attaque lancée contre celles et ceux qui travaillent dans l’antiracisme [4]. Bien sûr que nous ne sommes pas racistes ! Nous sommes pour une société inclusive, tolérante, ouverte et égalitaire. Nous luttons contre le racisme et déconstruisons les préjugés qui l’alimentent. Nous ne pouvons dès lors pas être racistes. Et si l’étude démontre le contraire, c’est qu’il doit y avoir d’autres explications.

Or, le racisme n’est pas qu’une question de morale et d’intentionnalité. C’est avant tout une question de pouvoir et de rapport de force qui impactent la position sociale des individus dans la société. C’est le produit d’une histoire faite de stéréotypes, de hiérarchisation des « races », de domination et d’oppression. Des éléments qui, souvent de manière peu ou inconsciente, se perpétuent via différents supports, depuis la télévision jusqu’aux bandes dessinées, en passant par les manuels d’Histoire et tout ce qui contribue à construire le grand récit national. C’est donc un ensemble diffus de pratiques, de normes et de règles qui structurent la manière dont fonctionne la société, souvent de façon insidieuse, invisible et inconsciente.

Dans cette logique, le racisme peut parfaitement émaner de quelqu’un qui se veut bienveillant. Dès lors, pourquoi ne pourrait-il pas être le fait d’une personne ou d’une structure dite antiraciste ? Travailler dans ce secteur ne vaccine pas contre la possibilité de tenir des propos ou de poser des actes racistes. Plus encore, cela ne nous empêche pas d’évoluer dans un milieu susceptible de perpétuer certaines formes d’inégalités raciales. Cela ne fait pas de nous de mauvaises personnes, mais des personnes qui évoluent tout simplement dans une société structurellement marquée par le racisme.

La question n’est donc pas « les associations antiracistes sont-elles racistes ? ». Il s’agit plutôt de reconnaitre que même là où on ne les attend pas, même en étant soi-même sensibilisé, des réflexes et attitudes racistes peuvent survenir.

Et les privilèges dans tout ça ?

Deuxièmement, ce type de réactions « défensives » a une implication majeure : elles replacent souvent le curseur sur « eux » et nous rappellent la difficulté d’appréhender le racisme autrement qu’à travers « eux » : les racisés, les victimes, les désavantagés. Pourtant, si le racisme produit des discriminations, il produit également des privilèges pour celles et ceux qui ne subissent pas ces discriminations raciales, ni toutes les conséquences psychologiques et matérielles qui en découlent [5]. Ces privilèges, si nous ne les avons pas demandés, si nous n’en avons souvent pas conscience, nous en bénéficions de fait. Cela ne vaut-il pas également pour nos associations traditionnelles subsidiées ?

N’avons-nous pas tendance à fermer les yeux sur cet autre versant du racisme ? Est-il possible que nous ayons inconsciemment peur de « perdre des plumes » ? Avec quelles implications ? Voilà des questions intéressantes que nous devrions nous poser. Mais accepter un tel débat n’est pas chose aisée, car lutter contre le racisme tout en évoluant dans une société où nous en bénéficierions, voilà qui n’est pas facile à gérer.

Il n’est absolument pas question de culpabiliser ni de jeter la pierre à qui que ce soit. Tout comme il ne s’agit pas de remettre en cause le travail, la bonne volonté et l’implication de chacun de nous. Il s’agit de prendre conscience d’un constat sans appel : l’invisibilisation des « Noirs » dans différents domaines de la société, y compris au sein des associations antiracistes, est le symbole d’un racisme structurel, latent, en bonne partie inconscient mais profondément ancré. Est-il possible que cela se retrouve dans nos processus de recrutement, dans la façon d’envisager nos collaborations ou dans les octrois d’appels à projets ? À nos yeux, il est nécessaire de se pencher sur ces questions. Et cela commence inévitablement par une réflexion sur nos pratiques et sur la manière dont fonctionnent nos organisations.

 

[1] M.-T.Robert, N. Rousseau, Racisme anti-noirs, entre méconnaissance et mépris, Bruxelles, Couleur Livres, 132 p., 2016.

[2] Par « monde de l’antiracisme », nous entendons l’ensemble des organisations subventionnées qui travaillent, directement ou indirectement, dans le domaine de l’antiracisme et de l’interculturalité.

[3] Notons qu’en supprimant le second critère, le chiffre n’évolue que marginalement.

[4] Notez que BePax est loin de s’exclure et se sent tout aussi concerné par ces observations.

[5] Pour plus d’informations, suivre ce lien.