Retour aux articles →

Pour la construction d’un savoir féministe

Le mouvement féminisme doit réaliser la synthèse entre anciennes et nouvelles générations. Plongé dans une époque où l’émancipation semble plus facile, il doit conjuguer les arguments des individualistes avec ceux des collectivistes. En gardant en ligne de mire « la domination masculine comme un système ». Sur tous ces points, l’université pourrait se révéler être un allié de poids. Cet entretien, paru dans le n°30 de la revue Politique en juillet 2003, a été réalisé par Irène Kaufer

Florence Degavre est chercheuse doctorante à l’UCL. Elle écrit une thèse sur le rôle des femmes dans les soins aux personnes âgées. Y a-t-il des contradictions entre un « féminisme historique » et un « nouveau féminisme » des jeunes ? Florence Degavre: Je ne sais pas si cette opposition est valable. Dans ma génération, il y a plusieurs façons d’être féministe. Je me sens parfois plus proche des féministes « historiques » que de certaines jeunes dont je ne partage pas les thèmes de luttes ou les façons de faire. L’Université des Femmes, issue du mouvement « historique », tient autant sa place dans le courant féministe belge que des groupes d’action directe contre la publicité sexiste. Quant aux jeunes femmes d’aujourd’hui, elles ont tendance à ne plus lire, à s’imaginer que les choses sont acquises. Le féminisme a du mal à recruter, mais ce n’est pas spécifique au mouvement. Le militantisme devient une forme de « zapping » : on s’enflamme pour une cause mais c’est sans lendemain. Quand des jeunes féministes prennent le relais, peut-on pointer des différences dans les thèmes abordés ? FD: Il ne s’agit pas tellement d’une question de thèmes. Certes, comme le féminisme défend les femmes de la domination masculine, de ses mécanismes, des différences de traitement, il y a des sujets qui « s’imposent » aux féministes. Mais le féminisme c’est aussi un regard, une perspective. Du coup, des thèmes moins privilégiés peuvent aussi se révéler être des enjeux pour les femmes. Elles l’ont bien montré dans les années 60 dans le domaine de l’art par exemple avec la place des femmes artistes. Cela dit, il existe bien des sujets différents. Contrairement aux féministes historiques, les trentenaires ont peu d’intérêt pour une réflexion féministe sur des sujets qui tournent autour du travail ou de la sécurité sociale. Par contre, elles portent davantage leur attention sur le sexisme dans les médias ou la place des femmes dans l’enseignement. Il reste aussi la question de la violence, soulevée par les historiques, et qui est très présente à l’intérieur de la nouvelle génération. La question du port du voile revient aussi souvent sur la table. Récemment j’ai été choquée par une émission de télévision. On y voyait Elizabeth Badinter faire la leçon à une jeune femme qui portait le voile, et dont la parole était complètement niée. Comme si on ne pouvait reconnaître comme femme émancipée que la femme du Nord, blanche, laïque. La jeune femme voilée essayait d’expliquer que sa pratique religieuse était importante pour elle, qu’il en allait de son rôle dans sa communauté. Par ailleurs elle gagnait sa vie, avait sa vision sur le partage des tâches, sur l’égalité. Sur ce thème, il faudrait d’abord écouter les jeunes filles et femmes de confession musulmane car ce n’est pas le voile qui fait l’oppression. Vous êtes chercheuse et vous travaillez avec une approche féministe. On a l’impression que les recherches se développent, mais que dans le même temps le féminisme a reculé comme mouvement social. Vous partagez cette analyse ? FD:C’est vrai. On ne peut pas parler de mobilisation majeure, à part lors de la Marche Mondiale qui a été un moment fort mais qui a finalement eu peu de suites. Néanmoins, cette Marche rassemblait non seulement des féministes mais aussi des mouvements de femmes. Quelle différence faites-vous entre les deux ? FD: Pour moi, être féministe, c’est lutter pour l’autonomie et l’émancipation des femmes, l’autonomie intellectuelle, politique, économique et affective. Il s’agit aussi bien de l’accès à l’éducation, au travail, que de la capacité de réfléchir sur soi, de se réapproprier les mots, le vocabulaire, l’image qu’on a de soi, pouvoir choisir les liens qu’on veut créer et avoir suffisamment d’autonomie pour pouvoir choisir de les rompre. Ce ne sont pas forcément les priorités des mouvements de femmes et elles ne font pas nécessairement référence à la domination masculine comme un système. Etre féministe, c’est reconnaître et comprendre les inégalités de sexe, la hiérarchisation mais c’est aussi reconnaître la diversité des situations sociales au sein du groupe des femmes. Certaines développent des stratégies pour échapper à la domination, d’autres sont dans une position sociale qui leur permet de ne pas en subir les conséquences. Il n’y a pas un signe égal systématique entre femme et victime. En me réclamant du mouvement féministe, mon but est de participer à la transformation de la manière, qui est aujourd’hui insatisfaisante et profondément injuste, dont les hommes et les femmes vivent ensemble. Certains, y compris des féministes comme Elizabeth Badinter précisément, reprochent aux féministes de jouer sur le côté « victimes » sur des sujets comme la prostitution ou le harcèlement sexuel. Est-ce que le fait de judiciariser la question du harcèlement sexuel à l’américaine, plutôt que d’en faire l’objet d’une lutte collective, n’est pas une façon de présenter les femmes en victimes ? FD: Je ne suis pas sûre que les féministes ont été les seules à s’être battues pour cette loi. Elle a le mérite d’exister. C’est sans doute le résultat d’une évolution générale : comme il y a moins de collectif, on est seule et donc victime. Quand on n’est pas défendu par le groupe, il reste le lien individuel victime/bourreau. On peut émettre l’hypothèse que la judiciarisation vient de là. Vous parliez du désintérêt des jeunes féministes pour tout ce qui concerne le travail. Comment expliquez-vous ce phénomène ? FD: Je remarque que les jeunes femmes éprouvent facilement un sentiment de pouvoir quand elles se sentent bien dans leur relation car elles pensent s’en sortir individuellement. Le sentiment individuel de puissance supplante le sentiment collectif d’impuissance. Du coup, on croit qu’on n’a pas besoin de s’occuper de la sécurité sociale, des pensions ou du temps partiel. Pour d’autres, le féminisme est un « truc d’intellectuelles ». Ont-elles tort de penser de la sorte? FD: Pas tout fait. Mais j’ajoute tout de suite qu’il ne faut pas mépriser les textes. La capacité de se battre passe par la connaissance et la connaissance passe par l’écrit. Pour donner un exemple, chez les Femmes en Noir Les femmes en Noir constituent un réseau international informel à l’intérieur duquel des femmes s’engagent à titre personnel, unies par des idéaux de pacifisme, de féminisme et de multiculturalisme. Il s’inspire de l’action des « Folles de la Place de Mai » de Buenos Aires (en 19977, sous la dictature du général Videla, des femmes argentines manifestaient en silence chaque semaine sur la Place de Mai de Buenos Aires pour protester contre la disparitions de leur époux, fils, frères ou cousins.). Les Femmes en Noir sont nées en Israël en 1988, en pleine première Intifada, pour réclamer la fin de l’occupation israélienne dans les teritoires palestiniens. elles expriment leur protestation dans la rue où elles manifestent en noir et en silence ontre leur propre gouvernement. Depuis plusieurs années, le mouvement des Femmes en Noir est devenu international. En Europe, des sections existent dans différentes villes d’Italie, d’Espagne, de Grande-Bretagne, de France et de Belgique.., on sentait bien qu’une femme qui migre en Europe est plus défavorisée qu’un homme. Mais en quoi exactement ? Ce sont notamment nos lectures et la théorie qui nous ont aidées. On se rend compte que les femmes peuvent ne pas oser révéler des choses qui leur sont arrivées (viol, mariage forcé…) alors que ces éléments pourraient être des critères de régularisation. Il y a une multitude d’explications à l’émigration, comme le fait que des femmes seules ne s’en sortent pas parce que les maris ont quitté le pays. Certaines de ces femmes commencent d’ailleurs à se dire féministes. Bref, un mouvement ne peut tenir sans connaissances ni débats. Encore faut-il qu’il y ait un lien entre connaissance, recherche et mouvement. Quand on assiste à certains débats, on a parfois l’impression d’être sur une autre planète. FD: S’il n’y a pas le souci de rester pertinent sur le plan social, ce n’est pas la peine de se dire féministe. Cela dit, il faut comprendre la situation des chercheuses. Nous avons besoin de faire reconnaître notre féminisme à l’université. On n’arrête pas de nous dire que nous ne sommes pas scientifiques parce que nous sommes militantes. C’est un peu le reproche qu’on faisait aux chercheurs marxistes avant qu’ils n’acquièrent une légitimité… alors que tous les savoirs sont situés. Nous devons sans cesse prouver notre sérieux scientifique, ce qui peut pousser à s’enfermer dans un langage quelque peu obscur. Or il me paraît important d’avoir des relais à l’université. Pour prendre un exemple concret, c’est grâce à des chercheuses féministes qu’on a obtenu l’utilisation de statistiques sexuées dans certaines prises de décision au niveau européen. Le féminisme ne devrait-il pas traverser tous les autres mouvements ? FD: On s’est rendu compte, aussi bien dans le mouvement syndical qu’altermondialiste, de la difficulté à faire reprendre des analyses féministes. Si on veut que celles-ci soient présentes, cela nécessite un mouvement féministe fort plutôt que de s’épuiser dans d’autres mouvements. Dans le mouvement des sans-papiers par exemple, les féministes en ont eu marre d’être dans un mouvement mixte qui s’obstinait à voir Semira Adamu comme une personne asexuée. Notre retrait peut être vu comme une forme d’échec mais nous n’arrivons pas non plus à avancer avec des non-féministes. Le féminisme, c’est important pour vous ? FD: Le féminisme a changé ma vie. Lire l’histoire des femmes, c’est jouissif. Cela dit au début j’étais très pure et dure, péremptoire. Maintenant je suis plus à l’aise avec les acquis. Un jour mon ancien directeur m’a dit qu’il fallait savoir penser contre soi-même. J’ai mis du temps à accepter cette phrase, en tout cas pour ce qui concerne le féminisme. Mais elle commence à rentrer, j’entends davantage les avis contradictoires et, je l’espère, j’y réponds mieux. J’ai quand même quelques certitudes, dont celle-ci : il n’y a pas de féminisme en chambre. On ne peut pas être féministe toute seule, car le féminisme est un mouvement de transformation.