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Révélations essentielles… mais sans intérêt

Aussi ténébreuse soit-elle, l’affaire du DHKP-C illustre en tout cas les risques de dérapage de la lutte antiterroriste. À l’heure où la séparation des pouvoirs est sur toutes les lèvres, il est utile d’en rappeler un exemple de violation flagrante, passée bien plus inaperçue que la saga Fortis.

Un concept journalistique, enseigné aux apprentis-reporters (et sans cesse répété à leurs aînés lors de recyclages), veut qu’un article ne vaut que si il est soutenu par son «message essentiel», ce noyau dur de l’information qui imprègne chaque détour d’un papier, qui justifie la publication d’une information extraite du lot quotidien des nouvelles, qui en donne le sens et qui, in fine, est censé «accrocher le lecteur» à raison du rythme imposé par le rédacteur au sujet choisi. La saga judiciaire du DHKP-C, me semble-t-il, est un modèle du genre qu’il ne serait pas sot de verser dans les cours de pratique professionnelle dispensés dans les écoles de journalisme. Depuis sa survenance en 1999, cette affaire née de l’arrestation à Knokke d’une cellule de cette organisation turque d’extrême gauche, s’est révélé être une véritable bibliothèque de «messages essentiels» ajoutant les uns aux autres des clés de compréhension variées, riches de débats et d’inquiétudes, parfois aux apparences contradictoires. L’évasion de Fehryie Erdal, le 27 février 2006, apporta un premier et commun «message essentiel». Ainsi donc une jeune femme frêle et belle, réincarnation au féminin d’un Guevara moderne, avait pu semer dans les rues de Schaerbeek les meilleurs barbouzes de la Sûreté de l’État, putativement considérés comme ces protecteurs de l’ombre de la Nation, fatalement ébranlée par ce «dysfonctionnement» mettant en cause sa «sécurité». Il fut révélé au cours de ces débats que la Sûreté «n’avait pas les moyens» d’assumer les missions qui lui étaient assignées, empêchée, par exemple, d’effectuer des interpellations ou d’user de moyens de contrainte ; ce que le sens commun ne pouvait considérer que comme absurde. Un second «message essentiel» réservé à cette affaire du DHKP-C fut consacré, dans Le Soir en tout cas, à la confrontation de l’image satinée d’Erdal, proclamée par ses proches comme simple porte-voix des droits de l’homme en Turquie, à la réalité du dossier judiciaire la concernant, elle et son organisation. Non, fut-il écrit, le DHKP-C n’est pas une association de penseurs humanistes. Oui, fut-il répété, cette organisation est cataloguée comme «terroriste» et avait déjà revendiqué 300 assassinats qualifiés de «politiques». Oui encore, dans l’appartement abritant Erdal et les siens, il fut retrouvé des armes, des faux papiers, des plans d’attentats à commettre hors Belgique, des photos de «traîtres à la cause» exécutés sans autre jugement que celui de la terreur. Oui, enfin, il fut rappelé que la belle Erdal était aussi soupçonnée d’avoir participé à un triple meurtre commis dans la tour Sabanci en 1996. Et en contrepoint de ce sombre tableau se révélait la mansuétude des gouvernements successifs accordant à Erdal le bénéfice de ses idéaux avouables et tolérant l’existence, en plein cœur du quartier européen de Bruxelles, l’existence d’un «bureau d’information du DHKP-C» voué à la propagande du mouvement classifié «terroriste» par le Conseil de l’Europe et les États-Unis et considéré comme tel par Amnesty International. Un troisième «message essentiel» s’intéressa à Bahar Kimyongur, ce ressortissant belge et ex-animateur du «bureau d’information» du DHKP-C, condamné en vertu des lois antiterroristes tant à Bruges qu’à Gand avant d’être acquitté à Anvers. Ce jeune homme, affable, intelligent et éloquent, prétendait n’avoir été condamné que pour la traduction d’un communiqué du DHKP-C s’excusant de l’explosion accidentelle et mortelle d’une bombe transportée par l’une de ses militantes dans un bus en Turquie. Son plan médiatique le présente toujours comme un «condamné d’opinion» et ignore que ses ennuis judiciaires résultèrent surtout de l’aide matérielle apportée aux «réfugiés» de Knokke, mettant à leur disposition sa carte de banque, une copie de sa signature, et les instructions pour s’en servir.

«Machination diabolique» au sommet de l’État

Qu’importe toutes ces précisions. Elles ne concernent, après tout, que les engagements du DHKP-C en Turquie. Plus fondamentalement, cette affaire a révélé – et prouvé – que l’État belge, prétextant de la lutte (légitime) antiterroriste a pu s’égarer dans des attitudes liberticides, illégales et couvertes par le silence des instances parlementaires. C’est là le quatrième, et sans doute le plus important, «message essentiel» de la saga DHKP-C. Lorsque Bahar Kimyongur est arrêté «fortuitement» aux Pays-Bas le 27 avril 2006, je ne peux croire que cette interpellation résulte du «hasard». Très vite, j’émets l’hypothèse, sur foi des échanges de correspondance entre la justice néerlandaise et turque, que sa livraison fut diligentée par les services belges, en infraction flagrante avec les principes d’un État de droit. La production, dans Le Soir, du contenu d’une réunion secrète tenue le 26 avril 2006, à la cellule de crise du ministère de l’Intérieur, achève de prouver que l’Intérieur et la Justice ont délibérément livré Kimyongur, de nationalité belge, aux Pays-Bas en vue de sa livraison à la Turquie, comme le confirmera plus tard un rapport du Comité R, parlant d’une «machination diabolique». Au cours de cette réunion, des policiers avaient pourtant relevé l’illégalité patente de l’opération de «livraison» de Kimyongur à la Turquie, via les Pays-Bas. Ils ne furent pas écoutés, emportés par cette «coalition de fonctionnaires», qui fait dorénavant l’objet d’une plainte, toute entière vouée à l’aboutissement aveugle de l’extradition du Belge Kimyongur. Les rapports consacrés à cette affaire ont été enfermés dans un coffre du Parlement et consignés selon la procédure «for your eyes only», soit l’obligation faite aux parlementaires de n’en prendre connaissance que «de visu», sans possibilité d’en lever copie et de demander des comptes au gouvernement. La ministre de la Justice Laurette Onkelinx, (taxée de visées électoralistes «turques» à Schaerbeek, sans qu’un lien direct entre celles-ci et l’opération de «livraison» n’ait pu être établi) comme son collègue de l’Intérieur Patrick Dewael, ont assumé sans vergogne les mensonges et les embrouilles de leurs services. Les interpellations parlementaires ont été bridées au nom des intérêts affirmés de la «sûreté nationale», dictés par la lutte mondiale antiterroriste, cette imprécation qui aurait le don d’éliminer toutes les questions gênantes. Le consensus antiterroriste est parvenu à gripper les rouages de la démocratie parlementaire et a conduit des ministres et de hauts fonctionnaires de l’État à jouer avec des règles de droit, bafouées au nom de l’utilitarisme. Ce «message essentiel» là, n’a pas été entendu.