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Sartre ou l’ambition de penser contre soi

Dans son autobiographie d’enfance, Les Mots, Sartre note qu’il a été amené à penser systématiquement contre lui-même, « au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle .lui. causait ». Bel aveu de modestie – pour penser juste, il lui a fallu combattre ses propres convictions –, mais qui ne cherche pas à dissimuler sa part d’orgueil, puisqu’après tout c’est le rôle et la fierté de l’intellectuel que de vaincre ses préjugés. Cela fait partie des roueries de Sartre, dans Les Mots, que d’empêcher son lecteur de s’installer dans une interprétation définitive : chaque assertion ou presque enveloppe, subtilement, sa propre contestation. Inutile, dès lors, de vouloir décider si Sartre était réellement convaincu d’avoir réussi à penser contre lui-même et si, dans cette hypothèse, il en tirait de la vanité ou de l’humilité. Il est incontestable, par contre, qu’il a ambitionné de s’égaler à Nietzsche sur ce point, et que l’on peut s’emparer de l’autocontestation comme d’un fil conducteur, parmi tant d’autres possibles, pour s’orienter dans son œuvre.

« Sartre s’amuse, au travers de Roquentin, à déniaiser les Salauds, les bourgeois qui se croient justifiés d’exister…

La première thèse philosophique majeure de Sartre, celle de la contingence, procède d’un travail de sape de ses illusions de jeunesse. Ce travail affleure encore dans La Nausée, le grand livre de Sartre sur la contingence, publié en 1938, mais il y prend une forme codée, latérale, fictionnelle. En réalité, il a occupé Sartre pendant une dizaine d’années en amont, à partir de 1924, et pour en prendre la mesure il faut se rapporter également aux Mots (1964) ainsi qu’au premier tome de L’Idiot de la famille (1971), la biographie existentielle de Flaubert. Le thème n’a jamais tout à fait lâché Sartre, on le voit, parce que la contingence de l’existence, sa non-nécessité, son absurdité, sa nature de fait injustifiable, n’est pas une vérité métaphysique à laquelle Sartre aurait conclu au terme d’un raisonnement impavide : c’est une désillusion éprouvée comme une morsure, l’effondrement d’un univers enchanté. Contrairement à l’image de désespérance qu’on a donnée de lui dans les années 30 et 40, Sartre a longtemps vécu dans un monde idéal, pétri de croyances édifiantes, voire bourgeoises, dont il a mis longtemps à se dégager. Comme il s’en est expliqué dans Les Mots, il a d’abord cru être un enfant attendu, désiré, mandaté ; il a cru à sa mission et à sa capacité à atteindre son Salut, et ce par l’art et la littérature ; il a appris le monde dans les livres, dans les biographies des grands hommes, dans les images d’Épinal de l’histoire de France, dans l’univers parfait des dictionnaires, où les choses sont réduites à des significations, à des essences platoniciennes. Surtout, il a vécu dans sa chair l’emprise de la Beauté, la marche fatale d’une tragédie, la nécessité interne d’un air de musique, la convergence de toutes les techniques cinématographiques pour faire d’un film un ensemble d’éléments qui s’entreappellent, se répondent mutuellement, se fondent dans un tout qui trouve son acmé lorsque le mot FIN apparaît à l’écran.

Le postulat de l’« homme seul »

La découverte de la contingence, dès lors, a été pour lui l’expérience saisissante selon laquelle, à la sortie d’un cinéma, le monde, les êtres, le temps n’ont pas la nécessité qu’ils possèdent dans les films ou dans les livres : comme il le dira dans ses Carnets de la drôle de guerre, ils doivent se déguster « à la grosse », comme un ensemble trop lâche d’événements venus de nulle part et ne menant à rien, passibles d’être reconduits à des séries causales sous le regard du savant mais dont l’être déborde de toute part le registre des explications et des computations. D’où la noirceur qui traverse La Nausée : son héros, Antoine Roquentin, est physiquement malade au contact de l’existence nue car sa découverte progressive de la contingence universelle procède d’un jeu de massacre, de l’effondrement, tantôt subi et tantôt provoqué, d’une foule d’illusions, de consolations et de justifications dont se trament la vie sociale et l’existence quotidienne, équivalents fictionnels des démystifications auxquelles Sartre a dû se livrer à l’encontre de ses propres illusions esthétiques et métaphysiques. D’où, aussi, la légèreté et la jubilation qui traversent également le texte : non seulement Sartre s’amuse, au travers de Roquentin, à déniaiser les Salauds, les bourgeois qui se croient justifiés d’exister, mais il s’enivre de la lucidité qu’il a conquise contre les « sales fadaises » (Les Mots) qu’on lui a inoculées dans l’enfance. Ce tour d’esprit n’est pas limité au thème métaphysique de la contingence : jusqu’à la guerre, Sartre en a fait à la fois un programme, un idéal et une méthode. Un programme, celui qu’il exposera à Simone de Beauvoir dans La Cérémonie des adieux : « Faire une philosophie de l’homme, dans un monde matériel » – une philosophie rigoureusement athée et délibérément anti-idéaliste, qui, dans la foulée de Nietzsche (lecture marquante dans sa jeunesse), nettoie la pensée occidentale de tous les résidus de spiritualisme inclinant au consensus et à la passivité. Un idéal : celui de « l’homme seul », un asocial qui, à mi-chemin entre Roquentin et Zarathoustra, peut s’approcher des vérités qui dérangent parce qu’il n’est lié à aucun groupe, à aucun intérêt, à aucune idéologie. Une méthode : celle de la phénoménologie, qu’il a découverte chez Husserl et dans une moindre mesure chez Heidegger, et notamment la célèbre épochè, la « mise entre parenthèses » de toutes nos convictions acquises au profit de l’intuition directe de l’expérience vécue, du face à face avec « la chose même », qui révèle les lois auxquelles elle obéit, qui livre son « essence », dans le jeu réglé de ses apparences. Grâce à la phénoménologie, qu’il étudie à Berlin en 1933- 1934, Sartre pourra redoubler son travail contre soi d’un travail contre la culture française, contre la psychologie et la philosophie apprises à l’École normale supérieure, contre les maîtres que les institutions lui ont imposés. Les textes de la seconde moitié des années trente – le célèbre article sur « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », La Transcendance de l’Ego, L’Imagination, L’Imaginaire, Esquisse d’une théorie des émotions – s’appuient tous sur Husserl (ou, pour Esquisse, sur Heidegger) pour secouer les écoles de pensée établies, Bergson y compris, sans pour autant faire droit, à cette date, aux deux interlocuteurs qui seront au centre de ses préoccupations après la guerre : le marxisme et la psychanalyse.

« Il démontre avec une finesse et un aplomb inouïs notre irréductible liberté, préservée (…) jusque dans la phobie, le rêve et l’hallucination. »

C’est que Sartre, à l’époque, préserve de la critique la seconde idée qui dominera toute son œuvre, à côté de la contingence : l’idée de liberté. Adossé à son idéal d’« homme seul » et à une lecture rigoriste de Husserl, qui n’admet comme réellement certain qu’un cogito instantané, révélateur d’un « vécu » qui ne doit apparemment rien aux autres ou à l’enfance, Sartre étudie le Moi, l’image et l’émotion pour montrer que la conscience individuelle est radicalement libre, spontanée, et capable si nécessaire de se dégager de l’emprise du monde en basculant dans l’imagination ou dans l’émotion. À mille lieues, sur ce point, de commencer par penser contre soi, il démontre avec une finesse et un aplomb inouïs notre irréductible liberté, préservée, selon La Transcendance de l’Ego et L’Imaginaire, jusque dans la phobie, le rêve et l’hallucination. D’où un gigantesque conflit d’interprétations autour du « champ transcendantal » mis en œuvre par La Transcendance de l’Ego, de cette conscience impersonnelle, sans Moi, promue par Sartre : Deleuze y verra un pas essentiel vers une désindividuation, une déterritorialisation, un dépassement radical des figures du sujet, alors que l’on peut y lire, aussi bien, la dernière poche de résistance du cartésianisme.

La coupure de la guerre

Avec la guerre, en tout cas – cet événement qui a coupé sa vie en deux, comme il le dira souvent –, Sartre regardera son œuvre passée avec l’ambition de la dépasser. D’abord au moment de la rédaction de ses Carnets de la drôle de guerre, en 1939-1940, puis de manière définitive après une rechute de dix ans, c’est-à-dire à partir du début des années 1950, Sartre comprend que ses essais phénoménologiques des années trente étaient dominés par le postulat de « l’homme seul », par sa conviction intime d’être son propre maître, de ne rien devoir au social ou à son enfance, de pouvoir devenir « mille Socrate ». Il découvre ainsi, en deux temps, que le travail de sape auquel il se livrait dans sa jeunesse confortait, du fait même de sa prétention à la subversion, l’idéologie typique de l’intellectuel français depuis Descartes et les Lumières : former un individu libre, sans ancrage, sans passé, sans attache, à l’instar de Roquentin dans La Nausée, qui peut découvrir un secret métaphysique caché à tous et par tous, la contingence, parce qu’il n’a plus de parents (il n’en parle jamais), de femme (il a perdu Anny depuis longtemps), d’enfants (il n’y pense même pas), de travail (il vit de ses rentes), d’engagement (il vomit l’humanisme et toutes les formes de solidarité), d’origine (il s’est fixé à Bouville pour ses loisirs après avoir passé sa vie à voyager), de devoir envers quiconque (il ne vote pas, il se moque des règles sociales et il hurlerait de rire si on lui parlait de sa patrie)… Si la guerre a provoqué une coupure majeure dans la vie de Sartre, c’est parce que sa mobilisation lui a brutalement appris qu’il n’était pas un homme seul mais un citoyen français redevable d’une foule de normes sociales, et que cet événement collectif par excellence s’est accompagné d’une lecture enfin systématique de Heidegger qui, avec d’autres, lui a fait découvrir son historicité et la profondeur de ce que, comme tout un chacun, il devait aux autres dans la formation de sa propre personne. D’où la tonalité si particulière de ses Carnets de la drôle de guerre, le plus éclairant sans doute de tous ses livres, et le plus vivant : Sartre y revient sur son parcours personnel et intellectuel à la lumière de son dégrisement, du formidable démenti que la guerre a apporté à son idéal d’homme seul. Dans des pages étonnantes, il s’attache à assumer enfin son historicité et sa socialité, au point de remarquer les ressemblances de sa nouvelle pensée avec Barrès et le fascisme. Dans des pages éblouissantes, qui anticipent ses livres sur Genet et sur Flaubert, il s’empare du Guillaume II écrit par Emil Ludwig pour esquisser sa première biographie existentielle, mélange d’histoire, de sociologie, de phénoménologie, de psychanalyse et de géopolitique qui montre comment un enfant affecté d’un bras atrophié entre avec orgueil dans un rôle tout entier dessiné par les Autres, celui d’empereur.

L’Être et le néant

Les Carnets de la drôle de guerre constituent, à ce titre, un des sommets de la tentative sartrienne de penser contre soi. Mais ils forment aussi — et cela achève de leur donner une importance incommensurable pour la compréhension de Sartre — le brouillon non programmé de L’Être et le Néant, le creuset où s’élaborent, in statu nascendi, les thèses les plus caractéristiques de l’ontologie de 1943, à commencer par la dialectique de l’ensoi et du pour-soi. Or, au risque de choquer, on peut tenir L’Être et le Néant, ainsi que la production philosophique qui a suivi jusqu’au début des années 1950, pour une régression dans la pensée sartrienne au regard des Carnets de la drôle de guerre. Non pas, bien entendu, en termes de profondeur ou de virtuosité : L’Être et le Néant reste sans doute l’ouvrage le plus puissant de Sartre, une étourdissante méditation, au moyen de catégories d’une grande finesse, de toutes les dimensions de l’existence individuelle, y compris les plus inattendues comme le sadisme, l’attirance pour les trous ou la psychanalyse des choses. Mais si l’on prend au sérieux la prétention sartrienne à penser contre soi, à intégrer les leçons ou les données qui le déstabilisent, L’Être et le Néant apparaît comme une entreprise de restauration du primat de la liberté individuelle, qui intègre certes, dans sa méditation, nombre de leçons issues de Heidegger, de la sociologie ou de la psychanalyse – dont l’idée cardinale de situation –, mais afin de rétablir toujours le pouvoir de la liberté au cœur de l’aliénation. C’est que L’Être et le Néant, comme Les Mouches (également publiées en 1943), est une œuvre imprégnée de l’opposition au nazisme et au pétainisme : elle procède du même geste que la tentative de Sartre d’animer un groupe de résistance, « Socialisme et liberté ». Dans un cadre philosophique beaucoup plus sophistiqué, Sartre renoue avec le thème de la liberté individuelle parce qu’il s’agit de montrer, contre l’Occupant et le risque de défaitisme, que l’on reste libre dans toutes les situations, libre au moins, à la manière stoïcienne, de dire « non » à son tortionnaire ou à son geôlier – soit la thèse exacte que lui reprochera Simone de Beauvoir, et dont Sartre lui-même livrera une critique acerbe dans Saint Genet, comédien et martyr.

« Sartre renoue avec le thème de la liberté individuelle parce qu’il s’agit de montrer, contre l’Occupant et le risque de défaitisme, que l’on reste libre dans toutes les situations. »

Emporté par la querelle de l’existentialisme, érigé en guide pour la jeunesse, vilipendé par les institutions établies (au premier rang desquelles l’Église, l’Université et le PCF), lancé à la recherche d’une troisième voie entre les États-Unis et l’URSS, Sartre ne changera pas de cadre philosophique au cours des années 40. Il prolongera L’Être et le Néant de multiples manières, notamment au travers d’une biographie existentielle, celle de Baudelaire, dont la dernière phrase délivre une « vérité » – c’est le terme même de Sartre – typique de l’esprit de responsabilité individuelle qui domine l’essai d’ontologie de 1943 : « Le choix libre que l’homme fait de lui-même s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée. » Sentence qui fait écho au premier alinéa du Baudelaire : « Et si, au contraire des idées reçues, les hommes n’avaient jamais que la vie qu’ils méritent ? » Conscient, comme on le lui a reproché dès ce moment, que cette morale était faite pour des saints ou pour des héros, Sartre s’efforcera de la développer et de l’ouvrir à de nouvelles perspectives dans ses Cahiers pour une morale rédigés en 1947-1948 et publiés, comme les Carnets de la drôle de guerre, à titre posthume – mais sans achever l’entreprise, pourtant prometteuse, sans doute parce qu’au fil de la rédaction il ne parvenait pas à s’affranchir des catégories de L’Être et le Néant pour fonder une nouvelle ontologie. Dès lors, le véritable tournant s’opère au début des années 1950. Pour le public, c’est l’article fleuve sur « Les communistes et la paix », en 1952-1954, qui constitue le signal : manifestant son accord, fût-il partiel et conditionnel, avec les communistes, Sartre change non seulement de ligne politique mais aussi de discours philosophique. Dans cet essai dont Merleau-Ponty et ses épigones n’ont retenu que « l’ultra-bolchevisme », la glorification d’un Parti communiste qui pourrait seul unifier la classe ouvrière et la tirer de sa torpeur parce qu’il est « acte pur », Sartre développe aussi, surtout dans la troisième partie, une démonstration impensable sous sa plume jusque-là : une théorie radicale de la passivité de la classe ouvrière française, qu’il impute, pour une bonne part, aux caractéristiques des machines et à l’organisation du travail qui dictent les gestes des ouvriers au cours de l’histoire industrielle. Alors que Merleau- Ponty, à juste titre, avait reproché à L’Être et le Néant de manquer d’une théorie de la passivité, Sartre la fournit sous une forme radicalement matérialiste, inconcevable dans le cadre de L’Être et le Néant : comme il s’en targuera par la suite, il n’a pu opérer une telle conversion qu’en faisant « craquer » ses pensées comme des os.

Le basculement

Le terrain, pour autant, était largement préparé, et ce de multiples manières. Résolument antibourgeois depuis toujours, mais sur un mode plutôt artiste et anarchisant dans sa jeunesse, Sartre est mal l’aise, depuis la guerre, d’appartenir à l’Occident anticommuniste, qui taxe toute solidarité avec le monde ouvrier de pente stalinienne. Il est sorti de la guerre convaincu que la liberté ne vaut rien si elle ne vaut pas pour tous, c’est-à-dire aussi pour les dominés et pour les exploités : par leur condamnation de la violence politique, les libertés formelles et les droits de l’homme sont des vecteurs d’immobilisme. Mais, pour autant, les camps soviétiques, la guerre de Corée et le souvenir de la Terreur empêchent d’embrasser tranquillement une realpolitik au nom de lendemains qui chantent : le tourniquet des fins et des moyens, du Bien et du Mal, travaille Sartre aussi bien que Merleau-Ponty et Camus, débouchant notamment sur des pièces telles que Les Mains sales (1948) et Le Diable et le Bon Dieu (1951). Sur un plan plus philosophique, enfin, le Saint Genet (1952) semble avoir accéléré la transformation de Sartre, fût-ce à l’insu de son auteur : on peut voir dans ce livre une véritable plaque tournante entre les deux grands versants de son œuvre. Le prière d’insérer, extrait du dernier chapitre de l’ouvrage, rattache le Saint Genet à L’Être et le Néant : « Montrer les limites de l’interprétation psychanalytique et de l’explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d’une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin, d’abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les digérer peu à peu, (…) retracer en détail l’histoire d’une libération : voilà ce que j’ai voulu ; le lecteur dira si j’ai réussi. » De fait, le lecteur a généralement retenu du Saint Genet l’extraordinaire métamorphose d’un pupille de l’assistance publique qui, placé dans une famille de paysans du Morvan, est devenu voleur, puis rebelle, puis pédéraste, puis écrivain, parce qu’il a été stigmatisé par tout un village pour avoir été pris en flagrant délit pendant un larcin, situation sans issue à laquelle il a répondu en décidant de devenir ce que la situation a fait de lui c’est-à-dire un Voleur emblématique et assumé, un chevalier du Mal.

« Sartre est mal l’aise, depuis la guerre, d’appartenir à l’Occident anticommuniste, qui taxe toute solidarité avec le monde ouvrier de pente stalinienne.

Histoire d’une libération, donc, qui voit Genet se radicaliser contre la société des bonnes gens qui l’a condamné une fois pour toutes à l’infamie. Sauf que Sartre, au premier chapitre, montre longuement, brillamment, que Genet n’a pris sa stigmatisation au sérieux qu’en raison de son aliénation infantile, et définitivement ancrée, à la morale commune qui interprète le vol comme un crime et qui rend un orphelin suspect par principe. Et sauf que Sartre, au fil de sa biographie, met Genet aux prises avec les impasses du choix qu’il a fait de lui-même : engagé dans des voies éthiques et esthétiques sans issue, dans des oscillations sans fin entre un nombre déterminé de figures aporétiques, Genet est voué à la répétition ou au silence. On a connu des manières plus parlantes de décrire une libération, ou de réfuter le marxisme et la psychanalyse : s’il leur reste officiellement hostile en 1952, Sartre s’en imprègne fortement au cours de la rédaction du Saint Genet, époque à laquelle il travaille aussi, pour préparer Le Diable et le Bon Dieu, sur la lente émergence de l’idéologie bourgeoise à partir de la Réforme et du jansénisme.

Un penseur de l’aliénation

S’ouvre ainsi ce qui, au regard de la croyance originelle de Sartre en la liberté radicale, constituera son plus formidable effort pour penser contre lui-même : la rédaction de la Critique de la raison dialectique (1960) et de L’Idiot de la famille (1971-1972), dont les volumes inachevés ne paraîtront qu’après sa mort. À partir de 1952, et à l’exception de quelques sursauts spontanéistes dans les années 1970, on peut lire toute l’œuvre de Sartre comme un effort pour intégrer réellement les sciences humaines (histoire, sociologie, anthropologie, économie, psychanalyse…) et les courants de pensée anti-idéalistes (freudisme, marxisme, structuralisme, positivisme…), et ce à un niveau bien supérieur à celui des Carnets de la drôle de guerre mais dans un même contraste global avec L’Être et le Néant. Non que Sartre, pour autant, ait cessé de croire à la liberté, ou ait renoncé à la phénoménologie : pour des raisons qu’il aura énoncées le plus clairement dans Questions de méthode (1957), il ne fera jamais droit au réductionnisme ou au déterminisme dans le champ de l’humain, convaincu que seule une liberté peut s’aliéner ou être écrasée par une autre liberté. D’où un programme, sinon inédit, du moins radical : comment rendre compte de l’aliénation à partir de la liberté, de la nécessité à partir de la subjectivité ? Sartre, champion de la liberté par excellence, est un des plus grands penseurs de l’aliénation : il n’aura de cesse d’y réfléchir pendant vingt ans parce qu’il y verra toujours un scandale et un mystère.

On peut lire toute l’œuvre de Sartre comme un effort pour intégrer réellement les sciences humaines (histoire, sociologie, anthropologie, économie, psychanalyse…) et les courants de pensée anti-idéalistes (freudisme, marxisme, structuralisme, positivisme…).

Comment et pourquoi une liberté s’aliène-t-elle, comment et pourquoi une liberté se laisse-t- elle aliéner ? Questions abyssales pour qui a sincèrement cru être un « homme seul » et qui découvre progressivement que partout l’homme est dans les fers – littéralement ou métaphoriquement, l’emprise de la famille, du sexe, de la classe, du rang, du métier, de la culture, de la technique et de la nature étant sans retour dès lors que l’on s’avise, comme Sartre le fait à partir des années 1950, que l’homme n’est rien d’autre qu’un organisme en quête de sa survie, exigence biologique qui se redouble et se charge, au fil de la complexification des sociétés humaines, de l’intériorisation de toutes les règles techniques, professionnelles, culturelles et sociales qui encadrent la production des biens nécessaires à la perpétuation de l’espèce. D’où l’apparition, dans la Critique de la raison dialectique, dont l’objet est de fonder l’intelligibilité de l’Histoire, de termes apparemment aussi peu sartriens que ceux d’« aliénation », de « nécessité » ou d’« inertie », mis en jeu non seulement à la manière du marxisme, dans le cadre de l’exploitation capitaliste, mais aussi en deçà des schémas d’explication marxistes traditionnels, comme autant de marqueurs de la condition humaine en général, une fois celle-ci engagée dans l’Histoire c’est-à-dire dans l’affrontement des hommes entre eux sur fond de rareté des biens et de précarité des organismes. Quant à L’Idiot de la famille, qui s’efforce de rassembler tout ce que l’on peut savoir aujourd’hui pour rendre compte d’un individu déterminé au moyen de l’ensemble des disciplines existantes (avec une présence soutenue de la linguistique, de la sémiotique, de la psychanalyse lacanienne et du structuralisme en plus des sciences sociales), il fera droit, en un gigantesque pied de nez au Baudelaire, à la notion de prédestination sociale, dont Sartre dira qu’elle remplace chez lui le déterminisme. Autant dire que les attaques des structuralistes et des liquidateurs du sujet, dans les années 60 et 70, paraissent curieusement décalées : si elles pouvaient viser à bon droit L’Être et le Néant (et encore), elles ignoraient leur complicité – limitée mais bien réelle – avec la nouvelle pensée de Sartre. Il y a donc bien eu, chez Sartre, deux efforts de longue durée pour penser contre lui-même. L’un qui le fera passer du monde enchanté de l’art à la découverte de la contingence – sans qu’il n’abandonne jamais, pour autant, sa fascination pour la surréalité du Beau, au point de multiplier les biographies d’artistes (dont le Tintoret) et d’écrire dans une langue magnifique cet adieu à la littérature que constituent Les Mots. L’autre qui le fera passer de l’évidence de la liberté au poids écrasant de la nécessité et de l’aliénation, qui trouvera son acmé au Livre I de la Critique de la raison dialectique – sans qu’il n’abandonne jamais, pour autant, sa conviction de l’irréductible subjectivité du vécu, qui ne sera jamais passible d’une description de type causaliste. S’il a sincèrement pensé contre soi, il n’a jamais rompu avec soi, pas même dans les dialogues de mars 1980 avec Benny Lévy, quelques semaines avant sa mort, où il résiste farouchement lorsque son interlocuteur veut lui faire avouer ce qu’il n’a jamais pensé. Comme il le dira dans Les Mots, nul ne peut sauter hors de son ombre, nul ne peut penser en dehors des cadres qui l’ont constitué, au sens strict du terme, jusque dans sa subjectivité : « On se défait d’une névrose, on ne guérit pas de soi. »