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Toilettes à l’école, sourde violence

Quelle place – et donc quelle valeur – l’école donne-t-elle au corps ? Le cas des toilettes scolaires illustre un phénomène profond : lieu à soi-disant haut risque, tout est fait pour qu’on y reste peu. Dans l’intérêt de l’ordre social, mais à l’encontre d’une éducation positive à l’image du corps.

Bien que nous vivions dans une société qui exalte et glorifie le corps (on observe aujourd’hui une inflation d’images et de discours à son sujet), c’est d’un corps idéal, désincarné, dénaturé qu’il s’agit (toujours jeune, beau, bronzé, musclé, mince, parfait). Ce n’est pas le corps de la vie courante et en réalité, la société occidentale, malgré la levée de quelques réticences et la tenue d’un discours en apparence plus libéré, ne paraît en mesure de lui reconnaître ni ses fonctions fondamentales, ni son registre pulsionnel. Cette valorisation du corps occulte en réalité le contraire de ce qu’elle affirme en apparence. Les images d’un corps jeune, en forme et dynamique sont plutôt l’antidote d’un mal-être physique. À force d’être affiché partout, c’est à un processus d’élimination auquel on assiste. Le modèle d’un corps en permanence exhibé signifie qu’il n’est pas vécu : plus on le montre, plus on en parle et plus on manifeste son incapacité à cohabiter avec lui. Il est devenu un produit de consommation et de performances de toutes sortes, un objet à conquérir et à dominer. Une brève analyse historique permet d’ailleurs de constater qu’à travers toutes les époques, c’est un dressage, une mise au pas du corps qui résument la considération que les hommes et les sociétés occidentales lui ont portée. Notre civilisation judéo-chrétienne n’est pas étrangère évidemment dans cette mise à distance.

La visibilité contre l’intimité

A contrario, la socialisation de ses manifestations se fait toujours sous les auspices du refoulement et l’institution scolaire n’y échappe pas. Héritière de traditions séculaires, la conception panoptique des toilettes à l’école n’a jamais été remise en question. À partir du XIXe siècle, dans les établissements scolaires, les toilettes ont bénéficié d’une attention très particulière : elles devaient être conçues pour que les élèves y séjournent un minimum de temps. La hantise des pratiques sexuelles ont principalement guidé les autorités administratives et médicales. Elles ne pouvaient être envisagées comme des lieux accueillants : «Qu’elles soient puantes, c’est tant mieux : les élèves y resteront moins longtemps.» Chaque «loge» devait être séparée de sa voisine par une cloison de plâtre montant du sol à la charpente et la porte était coupée en haut et en bas pour que l’on puisse voir la tête et les pieds des élèves afin de les surveiller. De nos jours, la construction des «cellules de WC» s’appuie toujours sur ces deux grands principes : visibilité et séparabilité. Il s’agit de «surveiller défécation, miction et sexualité tout en cachant les zones érogènes». La distribution des cellules permet une vision totale des lieux au niveau de la vue des adultes. Elles ne comportent parfois pas de portes, même dans certaines constructions plus récentes. La minceur des cloisons n’arrête pas les sons d’une cellule à l’autre, source de promiscuité inopportune, de même que les odeurs trahissent l’intimité de l’individu. De générations en générations, la problématique des toilettes à l’école ne varie pas : manque d’intimité, saleté, accès réglementé, papier inaccessible librement, localisation inadéquate, vétusté… De très nombreux enfants se retiennent toute la journée Dans la littérature nombre de témoignages qui attestent de la souffrance des élèves à l’égard des pratiques scolaires en matière de toilettes dont voici un exemple : «Sébastien explique qu’il est très constipé, qu’il se retient au maximum et salit ses slips par engorgement, parce que, dit-il, il n’est pas tranquille aux toilettes, il ne peut pas aller à la selle à l’école, sauf pendant les cours, quand il est sûr que les élèves ne viendront pas le déranger, l’embêter… Il ne peut pas aller aux WC ailleurs qu’à la maison.» (R. Neuburger, Les territoires de l’intime, Paris, Emile Jacob, 2000, p. 132) Le sujet commence progressivement à être abordé dans quelques journaux et lorsque l’on consulte le moteur de recherche Google, on découvre un certain nombre de plaintes d’associations de parents sur l’état des toilettes dans les établissements scolaires qui ne paraissent pas trouver d’écho auprès des pouvoirs publics. Des conséquences sur la santé telles qu’infections urinaires, troubles mictionnels, problèmes d’incontinence, de constipation… sont observées, mais les autorités, qui se retranchent derrière des difficultés financières, ne donnent pas de suites concrètes aux interpellations dont elles sont l’objet.

Ordre social

Si le monde a changé depuis la deuxième moitié du XXe siècle, on en est encore à ignorer, officiellement du moins, ce problème qui pèse sur la vie scolaire des élèves depuis toujours. Ainsi, alors que l’école devrait protéger de la violence, elle la produit aussi, sous certaines formes. Une violence institutionnelle cachée qui prend des allures diverses selon les moments et lieux, mais qui affecte directement les élèves. La violence symbolique s’incarne dans la relation pédagogique, dans le jugement scolaire mais également dans les conditions souvent difficiles qu’elle impose aux besoins fondamentaux des enfants. L’ordre social aussi s’infiltre tacitement dans le corps de l’enfant et y prend force de loi. Au fur et à mesure qu’il assimile une symbolique corporelle, il accède aux mêmes représentations, aux mêmes sensations que ceux qui partagent son ancrage social. Or le groupe social devrait idéalement être un lieu initiatique qui libère simultanément les chemins de la sociabilité et du désir. De nombreux auteurs s’accordent pour reconnaître que le corps ne suscite que silence dans l’univers scolaire et que les textes pédagogiques en font rarement mention. En réalité, éduquer le corps, c’est tendre vers un but, c’est transmettre une éthique, des valeurs, un patrimoine intellectuel. Dès lors, l’éducation physique ne concerne pas seulement le corps. Peut-être serait-il temps de lever un coin de voile au sujet de ce tabou, de comprendre les significations de certaines conduites, de certains comportements à l’égard des toilettes, celui des élèves comme celui des enseignants. Tenter de faire le point, de saisir les logiques de fonctionnement, de réfléchir aux éventuelles implications éthiques et politiques. Le corps est le moyen de saisir l’expérience, un moyen d’intelligibilité pour saisir l’environnement et comprendre comment nous le saisissons. Il s’agit d’aborder collectivement un phénomène social, de mettre en évidence les processus sociaux, économiques, politiques ou culturels qui permettent de comprendre certains phénomènes observables, de les interpréter et de mettre en lumière de nouveaux modes de fonctionnement, de rapport, de conflits, de relations de pouvoir, d’intention, de diffusion et d’intégration culturelle. L’auteure de cet article prépare un film documentaire sur le même sujet. Toute personne intéressée par la thématiqueet/ou désireuse de livrer un témoignage peut s’adresser à lestoilettes@live.fr.