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Verviers : le virage et la rage

C’est dans la cité lainière qui se guérit difficilement de sa grandeur industrielle passée que les élections communales du 14 octobre 2012 connurent leur seul psychodrame wallon. Mais si, à Molenbeek, il est difficile de faire un pronostic sur ce qu’annonce le changement de majorité, à Verviers, c’est nettement plus clair. Et plus inquiétant. -POL_78_focus.pdf

10 octobre 2012, à trois jours des élections, la tension est à son comble. Elle est sensible dans la salle du CRVI[1.CRVI : Centre régional verviétois pour l’intégration des personnes étrangères et d’origine étrangère. Le débat se trouve sur la webradio associative et interculturelle verviétoise Radio 28 : .http://www.radio28. be/enregistrements/micro-ouvert/microouvert_ 2012-10-10_debat-immigration.mp3->http://www.radio28.be/enregistrements/micro-ouvert/microouvert_ 2012-10-10_debat-immigration.mp3.] qui organisait un débat électoral entre cinq formations politiques (PS, CDH, MR, Ecolo et PTB) sur l’enjeu majeur de l’intégration et du « vivre ensemble » dans la capitale wallonne de l’eau.

Dans un tel climat, le MR a su se profiler en protecteur des « Verviétois historiques » et en défenseur de la laïcité, tout en développant un discours binaire démagogique (« eux » contre « nous ») n’apportant aucune solution.

Verviers, huitième plus grande commune de Wallonie, vivait la réalité de toute agglomération de près de 55 000 habitants en mal de reconversion post-industrielle[2.Jadis un centre lainier au rayonnement international.] et faisait face, comme toutes les villes de même taille, à un manque criant d’emplois (avec plus de 25% de chômeurs) couplé à une importante population issue de l’immigration dépassant largement le chiffre de 10%[2.Devant le sentiment largement répandu dans la population qu’il y avait beaucoup d’étrangers à Verviers, le bourgmestre Desama avait lancé ce chiffre : 10% environ des habitants de Verviers seraient de nationalité étrangère. Réponse probablement juste, mais insatisfaisante puisque, de façon très classique, ce sentiment ne fait pas de différence entre les personnes de nationalité étrangère et les Belges d’origine étrangère.], le tout dans un cadre de vie paupérisé qui saute inévitablement aux yeux lorsqu’on traverse le centre-ville à pied. Dans ce théâtre grandeur nature, en l’espace de quelques mois, la question de l’intégration (que certains élus locaux MR ont même assimilé à la question de l’immigration dont tout le monde sait qu’il s’agit d’une compétence communale essentielle…[4.Pour éviter tout malentendu : ce propos est évidemment ironique…] est devenue l’enjeu central, notamment par rapport à la question du foulard[5.L’affaire Layla Azzouzi avait fait couler beaucoup d’encre. Cette conseillère CPAS s’est vue exclue de son parti, le CDH, pour avoir fait le choix de porter un foulard, là où le même CDH acceptait, non sans mal, le foulard de la députée Mahinur Ozdemir à Bruxelles. Layla Azzouzi est devenue la première conseillère communale (indépendante) de l’arrondissement de Verviers à l’issue de cette saga. Le changement d’orientation du CDH en cette matière est peut-être aussi une conséquence du changement de président à la tête de ce parti.], à l’accueil des primo- arrivants et à la présence de ces « nouveaux » citoyens verviétois éternellement perçus comme « d’origine étrangère ». C’est donc dans cette salle du CRVI qu’un syndicaliste demande la parole et interpelle ouvertement les autres partis au sujet du discours de la tête de liste de la droite populiste qui s’affichait à Verviers sous la couleur du MR, Freddy Breuwer : « En voyant la surenchère du MR sur la politique du logement, sur les personnes d’origine étrangère quand on parle de pauvreté dans notre ville… Alors, je pose une question aux autres partis : est-ce que vous êtes prêt à vous allier avec ce parti ? ». Il avait vu juste, poussant les partis à se positionner par rapport au MR. Et, en effet, le MR risquait bien à nouveau de devenir le pivot de ces élections.

2006 : le PS lâche le cdH

Bien que les indicateurs socio-économiques ne soient pas très positifs tout en restant dans la moyenne wallonne, Verviers, ville « réseautée » et pilarisée principalement entre socialistes et chrétiens-humanistes (bastion de la famille Wathelet), avait déjà connu en 2006 un bouleversement politique majeur, puisque l’ancienne alliance entre le PS et le CDH se brisait sur un projet de relance économique via un méga-centre commercial en bords de Vesdre [6.Voir notamment Geoffrey Grandjean, « Verviers : un espoir de relance », Politique, n°76, septembre-octobre 2012. Consultable ici : http://revuepolitique.be/spip. php?article2506.]. À l’issue du scrutin en 2006, le MR qui était pourtant le vaincu de ces élections se retrouvait en position d’arbitre d’un combat de coqs entre les partis sortants. Il sut alors saisir l’occasion de se rattraper de son échec électoral en évinçant le CDH dans une nouvelle majorité avec le PS, dont la gestion n’était déjà pas franchement progressiste et avait même présenté quelques accents franchement de droite[7.Diminution de 500 000 euros de la dotation au CPAS, non-remplacement du personnel communal, politique sécuritaire renforçant la présence des caméras, politique tranchante du logement par la mise en place d’un nouveau règlement d’urbanisme pour lutter contre les marchands de sommeil et les domiciles fictifs pour chasser les pauvres.]. Cette majorité PS-MR a traversé la mandature dans une relative bonne ambiance, mais le MR semblait de plus en plus frustré de ne pouvoir davantage imprimer sa propre marque.

2012 : la haine, ça paie !

La campagne de 2012 fut relativement calme par rapport à celle de 2006. Mais le soir des élections, coup de théâtre : victoire historique du MR qui passe de 6 à 10 sièges, tandis que le PS recule de 15 à 12 sièges et le CDH de 12 à 11 sièges. Qu’est-ce qui justifie un tel score alors que le MR était si peu visible dans cette majorité sortante ?

Au vu de sa campagne aux relents xénophobes, conforté par ses bons résultats, il était difficile au MR de servir de marchepied à un « bourgmestre turc », qui plus est musulman.

À près d’un an et demi avant les élections, les thématiques de l’intégration et du « vivre ensemble » ont pris soudainement une place prépondérante. À ce moment-là, le bourgmestre organisa une conférence de presse pour tordre le cou à des rumeurs insistantes laissant penser qu’il bénéficierait d’une augmentation de salaire en fonction du nombre d’habitants ou encore qu’il ferait venir des infirmières maghrébines pour travailler à l’hôpital. Au même moment, une mandataire CDH au CPAS décide de porter un foulard islamique, mettant tout le monde politique en émoi. Les thématiques de la pauvreté ne peuvent plus être niées, tandis que des faits divers dont l’origine renvoie à des tensions interculturelles sont promus au rang d’enjeux de société. Dans un tel climat, le MR a su se profiler en protecteur des « Verviétois historiques » et en défenseur de la laïcité, tout en développant un discours binaire démagogique (« eux » contre « nous ») n’apportant aucune solution, mais qui se mettait au diapason de certaines idées en vogue au sein de la « communauté majoritaire ». On vit alors se développer une sourde animosité de la population, qui se muait quelquefois en véritable rage, envers les « gens à problèmes », les « autres » : étrangers, musulmans, chômeurs, pauvres, jeunes… autant de boucs émissaires d’une société verviétoise en pleine crise existentielle – économique, sociale, culturelle, identitaire… Ce climat empoisonné alimenté par la rumeur n’épargna pas le bourgmestre Desama, ce dont ses rivaux du MR et du CDH profitaient bien quand ils ne l’alimentaient pas.

L’électorat flottant a changé : Perception is reality

Ainsi, pendant que le PS laissait le MR et le CDH se disputer les électeurs des beaux quartiers, le sentiment anti-étranger grandissait telle une lame de fond pour se confondre avec le rejet croissant de la personnalité imposante et controversée du bourgmestre. Là où l’électorat flottant était généralement localisé dans les populations d’origine étrangère, il s’est déplacé ici dans les classes moyennes qui se sont détournées du parti socialiste pour aller grossir les rangs des libéraux. Dans le même sens, le Parti populaire décroche à Verviers un de ses rares élus en Wallonie, profitant sans doute de l’absence d’une liste du Front national.

Le grand virage des négociations

En fonction des résultats, trois configurations étaient mathématiquement possibles. Il fallait écarter une alliance PS-CDH pour incompatibilité d’humeur entre les deux chefs de file. Restaient deux scénarios politiquement envisageables : la reconduction de la majorité sortante PS-MR, moyennant un rééquilibrage des forces[8.On apprit par la suite qu’un accord préélectoral aurait du sceller une telle reconduction.] ou une alliance CDH-MR qui renverrait le PS dans l’opposition. La soirée électorale fut agitée. La stratégie du MR, une fois de plus courtisé des deux côtés, consistait à rencontrer durant la nuit électorale le CDH, avec lequel il tentait d’engranger un maximum, pour aller le lendemain négocier avec le PS en position de force. Lundi après-midi, un scénario PS-MR tenait toujours la corde. Mais tout le monde sait à Verviers que Freddy Breuwer, au parcours politique particulièrement chahuté, a la stabilité d’une girouette qui reste toujours dans le sens du vent. Un autre point sensible dans la négociation avec le PS venait de la surprise du deuxième meilleur score de la liste socialiste derrière Desama : l’échevin Hasan Aydin, né à Verviers de parents immigrés turcs, avait remonté des profondeurs de la liste pour doubler Murielle Targnion, la dauphine désignée qui était en deuxième position[9.Lire à ce sujet : .http://www.tayush. com/apps/blog/elections-communales- 2012-verviers-à-lépreuve-de->http://www.tayush.com/apps/blog/elections-communales-2012-verviers-à-lépreuve-de.]. Or, comme Desama n’allait pas terminer son mandat, le code de la démocratie locale était clair : à son départ, c’est Hasan Aydin qui serait devenu bourgmestre de Verviers. Au vu de sa campagne aux relents xénophobes, conforté par ses bons résultats, il était difficile au MR de servir de marchepied à un « bourgmestre turc », qui plus est musulman, bien que sa compétence fût reconnue par tous. Et comme le MR avait la main…

Le point de bascule

Sur ce qui s’est passé le soir même, les versions diffèrent. Dans la première version, le MR réunit ses militants et explique les avantages et les inconvénients des deux bipartites possibles. D’une part, en repartant avec le PS, il pouvait poursuivre le travail entrepris depuis 6 ans avec un rapport de force plus confortable. D’autre part, les militants se faisaient largement écho de l’opportunité incroyable de rejeter le bourgmestre socialiste, dans l’opposition, pour ne pas dire de l’envoyer à la pension. L’autre option était de partir avec le CDH, moins tranchant et plus malléable, où le MR pourrait davantage imprimer sa marque, bien que les divergences fussent perceptibles durant la campagne. Dans la seconde version, la décision finale n’aurait pas été dans les mains du MR de Verviers, mais aurait été négociée au niveau des QG nationaux des partis. Dans celui du CDH siègent deux représentants verviétois : Marc Elsen et Melchior Wathelet. Ceux-ci auraient contacté Freddy Breuwer dans la nuit du lundi au mardi en lui annonçant que Charles Michel en personne aurait marqué son accord pour une majorité orangebleue en bords de Vesdre, à moins que ce ne soit l’inverse et que ce soit le président du MR qui aurait impulsé la manoeuvre… Était-ce en lien ou non avec le basculement historique de Molenbeek Saint-Jean ? Nul ne peut l’affirmer. Mais il restera en tout cas un point commun : cette nuit-là, Verviers aura aussi connu sa nuit des longs couteaux.


Les acteurs

Claude Desama (PS) : né en 1942 à Ensival (Verviers), issu d’une famille modeste, ce docteur en philosophie et lettres fut titulaire des chaires d’histoire économique et sociale et d’histoire de l’Europe à l’Université de Liège. Conseiller communal PS en 1983, il devint parlementaire européen pour revenir en 2001 à Verviers comme bourgmestre jusqu’en 2012. Décrit comme étant autoritaire et cassant, il a marqué le renouveau de Verviers en lançant des projets phares, le tout grâce à une personnalité imposante qui, selon l’expression consacrée, ne laissait personne indifférent. Marc Elsen (CDH) : né en 1960 à Petit-Rechain (Verviers), ce licencié en sciences psychologiques de l’Université de Liège a travaillé comme directeur d’un centre PMS. Il est devenu conseiller communal en 1988, puis échevin et est actuellement député wallon et chef de groupe CDH à la Communauté française. Relégué dans l’opposition en 2006, il prendra sa revanche en 2012 en devenant bourgmestre de Verviers, suite à son alliance avec le MR. On lui reconnaît un grand sens de l’écoute et une volonté de travailler en équipe. À l’opposé, il semble peu enclin à trancher et à s’imposer dans les situations de crise. Alfred (dit Freddy) Breuwer (MR) : né en 1960, avec une carrière dans le secteur des banques et assurances, il a commencé sa carrière politique au PS qu’il a quitté pour créer son parti « Verviers librement » où il sera élu. Il rejoindra par la suite le MR de Verviers et deviendra en 2006 échevin du logement. Tête de liste en 2012, il est le grand (et le seul) vainqueur des élections communales après une campagne très marquée à droite et cumule désormais les fonctions de président du CPAS de Verviers et d’échevin du Logement, de l’Emploi et du Budget.