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Au cœur de la victoire de Trump : la défiance contre l’État 

Make America Great Again ? La gauche au tapis face à la victoire de Trump et d’un capitalisme agressif et destructeur. Photographie : Juliette Pagacz
Make America Great Again ? La gauche au tapis face à la victoire de Trump et d’un capitalisme agressif et destructeur. Photographie : Juliette Pagacz

À gauche, les analyses à propos de l’élection américaine ont expliqué la défaite de Kamala Harris par autant de raisons qu’il existe de sensibilités. Mais ressasser les échecs des démocrates et ses multiples motifs ne devrait pas occulter l’analyse du succès de l’idéologie de Trump.

Pour certains, la candidate Harris aurait payé son soutien à Israël ; pour d’autres, elle n’aurait pas suffisamment investi les questions économiques, comme le rappelle la rengaine « c’est l’économie, idiot » (« it’s the economy, stupid »1), relayée abondamment ces derniers temps et décrivant l’inflation comme élément central de l’élection ; d’autres encore estiment que cet échec est la conséquence de longue durée des trahisons du parti démocrate. Quelle que soit la pertinence de ces diagnostics, comprendre la victoire de Trump et, plus largement, de l’extrême droite, nécessite de cesser les conjonctures de court terme centrées sur les erreurs de ses adversaires.

Par exemple, réduire le problème à l’économie donne l’impression – peutêtre rassurante –, que les difficultés que traversent les démocraties occidentales se limitent à une crise temporaire. Pourtant, l’extrême droite prospère aujourd’hui dans des contextes nationaux très divers – sans que l’inflation, la situation à Gaza, ou la candidate Harris n’y jouent de rôle particulier. Pour expliquer ces victoires, il est donc essentiel d’intégrer d’autres causes, comme les transformations de longue durée des relations entre l’État et le capitalisme. Nous ne vaincrons pas le fascisme en limitant simplement l’inflation ou en stoppant la dégradation des services publics, mais en liant ces enjeux socio-économiques à des propositions idéologiques et institutionnelles qui le feront reculer dans le temps long. « It’s not just about the economy : it’s about the political economy », en quelque sorte.

L’État, le capitalisme et les mutations de l’extrême droite

En 1944, Karl Polanyi, dans La Grande Transformation2, théorise la montée du fascisme en Europe comme la conséquence d’un libéralisme économique excessif. Il y décrit un « double mouvement » par lequel les sociétés réagissent face à l’expansion de la logique de marché : opposées à la libéralisation, des contre-réactions protectrices visent à défendre la société des dislocations sociales produites par un marché débridé. Selon Polanyi, ce double mouvement explique pourquoi des idéologies puissantes, socialistes et nazies, se sont développées en réaction à la situation économique de l’Europe dans les années 1930, car elles promettaient toutes deux des interventions politiques fortes dans l’économie.

Mais nous ne sommes pas dans les années 1930 : la richesse est aujourd’hui extrêmement mobile, le capitalisme est mondial, financiarisé et numérisé. Surtout, l’extrême droite ne promet pas de ramener l’État dans l’économie : elle puise plutôt dans la détestation des fonctionnaires de l’establishment et défend une libération fiscale intérieure, la réduction des dépenses publiques, la priorité pour les géants économiques nationaux, comme le retrait des fonctions redistributives de l’État, qu’elle met au service de ses propres intérêts.

Cela se manifeste vivement en Argentine, où Javier Milei mène un programme libertarien. C’est aussi le cas aux États-Unis, si on pense aux promesses de Donald Trump de réduire les impôts pour les classes populaires, ou de former un ministère de l’efficacité dirigé par Elon Musk, qui prévoit le licenciement en masse de fonctionnaires. Même dans la très étatiste République française, l’extrême droite promet la simplification3, en réduisant les impôts et les dépenses, – par exemple en privatisant des médias publics. La seule bureaucratie qui trouve encore une grâce unanime aux yeux de l’extrême droite est celle chargée de l’exercice de la force physique répressive, et du maintien des frontières : la police et l’armée.

L’État est devenu un réceptacle de défiance pour la classe ouvrière des zones rurales américaines.

Cela est aussi vrai pour la « demande » politique. Aux États-Unis, la sociologue Katherine Cramer a montré que l’État est devenu un réceptacle de défiance pour la classe ouvrière des zones rurales américaines4. Il y est perçu comme une bureaucratie qui extrait des ressources pour les redistribuer vers des populations jugées indignes5. Des travaux sociologiques récents ont montré des schémas similaires en France6. Les « méritants » sont ceux qui travaillent, à l’opposé de ceux qui extraient des ressources : les chômeurs et les migrants sont exclus de fabriques sociales resserrées, où l’accès à l’emploi est un important marqueur d’intégration sociale.

En Belgique francophone, le « choc de simplification » promis par le MR, ses attaques contre « la gauche [qui] veut donner des allocations, [alors que] nous travaillons à donner plus à celles et ceux qui bossent », et sa promesse d’un « électrochoc sécuritaire » à Mons, s’inscrivent dans une stratégie électorale similaire. Bien que leurs objectifs politiques diffèrent du fascisme, ces propositions sarkozystes fondent leur succès sur les mêmes dynamiques sociologiques.

Contre la redistribution

Ce phénomène explique en partie pourquoi la gauche peine à emporter efficacement l’adhésion de certains électorats populaires : son principal instrument de redistribution, l’État, est affaibli et suspect. Les impôts sont vécus comme une captation de la valeur visant à nourrir des parasites bien plus voraces que les dividendes des grands actionnaires – quant à eux perçus comme contribuant à la création d’emplois.

Si l’État social n’incarne pas un vecteur de changement pour les classes populaires qui travaillent – vu ses inefficacités ou sa générosité prétendument mal orientée –, les grands acteurs de marché, comme Elon Musk, deviennent de nouveaux organisateurs de la transformation sociale, dotés de plus de marge de manœuvre que les institutions poussiéreuses de la démocratie. Au nom de l’efficacité, il n’y a ainsi plus de contradiction à élire un milliardaire aux appétits de dictature au sommet de l’État.

D’une certaine manière, la relation actuelle entre l’État et le capitalisme a créé des conditions initiales idéales pour l’émergence d’un système politique où le pouvoir est délégué à quelques individus  détenant un pouvoir économique considérable. 

Un cercle vicieux de destruction de l’état social

Ainsi voit-on apparaître un mouvement en spirale, – un mécanisme auto-renforçant par lequel le libéralisme exacerbé et l’extrême droite se renforcent mutuellement en privant l’État de ses capacités redistributives.

 Tandis que le double mouvement de Polanyi mène à un équilibre possible entre l’intervention et la marchandisation, la spirale dont nous parlons diverge continuellement à partir de son centre : partant d’une situation initiale où l’État n’est plus considéré comme porteur de changement social, l’agenda libertarien semble être le plus apte à répondre aux besoins des gens, ce qui dégrade les capacités de l’État à fournir le bien-être. Cela produit alors du ressentiment envers les inefficacités de l’État, et encourage son démantèlement.

Au cours de ce mouvement de divergence, le capitalisme produit des crises mondiales (changement climatique, épidémies, guerres), qui soulignent ainsi l’incapacité de l’État à remplir son rôle protecteur, ce qui encourage encore l’extrême droite libertarienne.

Enfin, l’État privé de ses capacités distributives, et donc en perte d’hégémonie, peut dériver vers une forme autoritaire pour tenter de préserver sa légitimité. Ceci apparaît, selon Nicos Poulantzas, comme une conséquence logique de son impuissance initiale – à l’image d’un animal que sa blessure aurait rendu plus dangereux.7

Comment arrêter la spirale infernale ?

 Le mouvement en spirale exige de comprendre comment nous nous sommes éloignés de son centre – soit, comment il se fait que les classes populaires ne reconnaissent plus l’État comme vecteur de bien-être social. Cette défiance a de nombreuses raisons historiques et politiques : les récurrents scandales de corruption, les cures d’austérité connues en Europe depuis 2008, l’essor de doctrines comme les théories du new public management et public choice, ont continuellement sapé la légitimité de l’action publique ces quarante dernières années. L’accent mis sur la production de fonctionnaires « efficaces » n’a libéré personne de la bureaucratie, mais elle a considérablement érodé l’image que nous nous en faisons. Les privatisations successives, la création de « régulateurs indépendants », sans forcément tenir la promesse d’une efficacité accrue, ont dépolitisé des pans structurants de l’économie – la politique monétaire et l’énergie, par exemple.

La responsabilité historique de la gauche est de produire une critique moderne du capitalisme suffisamment puissante pour qu’elle agrège de larges coalitions en son sein.

Parallèlement au ressentiment envers l’État, des corps constitués comme les partis ou les syndicats, qui sont des organisateurs de la politisation de terrain, ont également considérablement perdu en nombre d’adhérents. Nous traversons aussi une crise de l’engagement politique. Cela appelle un programme amplifié de démocratie sociale, qui ne révise pas seulement la relation de haut en bas entre l’État et les gens, mais qui renforce aussi la politisation de bas en haut. Investir activement les différentes échelles de pouvoir est un enjeu démocratique central. Le contexte actuel plaide donc pour un programme de redynamisation des structures d’éducation populaire, et pour un renforcement des mobilisations locales qui rapprochent les gens de l’action collective et de victoires locales.

Il est temps de réenchanter cette chose que nous en sommes venus à détester8 : la politique, entendue comme ce processus de négociation sociale visant l’émancipation collective. La responsabilité historique de la gauche n’est aujourd’hui pas simplement de « se réveiller » ou de radicaliser son discours. Elle est de produire une critique moderne du capitalisme suffisamment puissante pour qu’elle agrège de larges coalitions en son sein. Ainsi pourra-t-elle repartir à l’offensive et défaire les promesses de ceux qui souhaitent un retour à un âge d’or fictif fondé sur le racisme, le patriarcat et le climatoscepticisme. Que ce soit à Washington, Buenos Aires ou Bruxelles.