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Contre l’héritage au carré : le principe Rignano

Comment rendre l’héritage plus égalitaire ? Une première solution passe par le principe Rignano. En prenant en compte le facteur temps, il permet de sauvegarder l’héritage des parents vers les enfants, tout en diminuant l’accumulation de patrimoines de génération en génération et les inégalités croissantes qui l’accompagnent.

La mise en place de la fiscalité successorale ne s’est pas faite en un jour. C’est la Révolution française qui a édifié un système universel d’enregistrement, prévalant en France aujourd’hui encore : tout patrimoine transmis doit être déclaré, quel que soit son montant, quelle que soit sa nature, qui que soit celui qui transmet, qui que soit celui qui reçoit.
Pour autant, l’impôt successoral que les révolutionnaires ont mis en place était proportionnel et d’un taux très faible : 1 % pour les transmissions en ligne directe, quel que soit le montant transmis. Un tel impôt proportionnel a échoué à réduire les inégalités de fortunes. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, souvent après d’intenses débats parlementaires, que la fiscalité successorale est devenue progressive, en 1901 pour la France, en 1902 pour l’Italie, et seulement en 1919 pour la Belgique. Désormais, le taux d’imposition augmente avec le montant du patrimoine transmis. Et le différentiel entre les taux d’imposition constitue un puissant levier de redistribution en taxant plus fortement les grands héritages. Les pays européens qui ont, dans l’entre-deux-guerres, accru les écarts dans la gradation des taux d’imposition successorale ont ainsi vu leurs inégalités patrimoniales se réduire.

Approfondir la fiscalité successorale

Alors même que la fiscalité successorale progressive est déjà bien établie et commence à produire ses effets redistributifs, Eugenio Rignano (1870-1930), théoricien social italien, en propose en 1920 une intéressante réforme dans son ouvrage Pour une réforme socialiste du droit successoral1. Rignano propose d’approfondir la progressivité en ajoutant un nouveau facteur, qu’il qualifie de « progressivité dans le temps » : la fiscalité successorale doit progresser en fonction du « nombre de transferts, opérés par voie de successions ou de donations, que les différentes portions de patrimoine ont subis avant de parvenir à l’individu qui est maintenant mort ». Rignano propose ainsi de découper le patrimoine transmis en trois portions. La première portion du patrimoine du défunt, que l’on peut qualifier d’héritage de première génération, est celle qui est due à son travail et à son épargne propres. La deuxième portion, que l’on peut qualifier d’héritage de deuxième génération, est celle que le défunt a lui-même hérité du travail et de l’épargne de ses parents. La troisième portion, que l’on peut qualifier d’héritage de troisième génération, est celle que le défunt a hérité de précédents héritages et donations, eux-mêmes reçus par ses parents. Ce que l’on appelle le « principe Rignano » en fiscalité successorale consiste à appliquer des taux d’imposition gradués selon que la portion du patrimoine considérée est de première, de deuxième ou de troisième génération.

Part légitime et part illégitime de l’héritage

C’est ce principe Rignano qui est mobilisé dans plusieurs propositions contemporaines de réforme de l’héritage. Pourquoi un tel regain d’intérêt à un siècle de distance ? Le principe Rignano module la légitimité de la transmission successorale selon le degré de proximité que le patrimoine transmis entretient avec le travail du transmetteur : il est légitime que je veuille transmettre à mes enfants le fruit de mon travail; il est moins légitime, du point de vue du mérite, que je veuille leur transmettre ce dont j’ai moi-même hérité de mes parents ou aïeux, car je n’y ai pas contribué par mon propre travail.

En taxant faiblement les parts de première génération et plus fortement les autres, Rignano permet d’expurger l’héritage de ses effets injustes.


Ainsi, par rapport aux positions abolitionnistes qui refusent toute légitimité à l’héritage en dénonçant ses nécessaires effets injustes en termes d’inégalités patrimoniales, le principe Rignano, en différenciant une part juste d’une part injuste de l’héritage, parvient à disjoindre le problème de la transmission des fruits du travail au sein de la famille et le problème de la distribution inégale du patrimoine entre les familles. En effet, les richesses héritées, souvent transmises de génération en génération, constituent – bien plus que les richesses créées – la part la plus importante des hauts patrimoines et contribuent le plus aux inégalités patrimoniales entre les différentes familles.

En taxant faiblement les parts de première génération et plus fortement les autres parts, le principe Rignano permet donc d’expurger l’héritage de ses effets économiquement et socialement injustes, tout en conservant ce qui apparaît légitime aux yeux de nombreux légateurs : la volonté d’assurer l’avenir de ses enfants.

Une socialisation en douceur

Mais l’intérêt actuel de cette proposition ne se réduit pas à la structure formelle du principe Rignano, visant à augmenter le taux d’imposition selon le nombre des transferts. Il se trouve également dans les paramètres par lesquels Rignano précise son projet. Premier paramètre : Rignano propose d’appliquer aux différents segments du patrimoine transmis des taux d’imposition très divergents, entre 1 et 9 %, selon le montant, pour les portions de première génération, de 50 % pour les portions de seconde génération, de 100 % pour les portions de troisième génération, avec une dérogation pour les petits patrimoines auxquels est appliqué le seul premier taux. Le but assumé de Rignano est de parvenir, par de tels taux, à une nationalisation des richesses, non pas une nationalisation brutale comme le proposent alors les collectivistes, mais une socialisation progressive, en douceur au fil des changements de générations, sans expropriation. Il s’agit surtout de parvenir à une socialisation des richesses du passé, compatible avec la création et la détention privées des richesses du présent.

La société cohéritière

Second paramètre : Rignano propose que les droits sur les successions ne consistent plus en un prélèvement numéraire en argent sur la propriété (impôt), mais en un prélèvement en nature faisant de l’État un cohéritier du défunt, aux côtés de ses autres héritiers. L’État ne taxe pas le transfert patrimonial; il prend sa part, comme les autres héritiers prennent leur part, dans le partage patrimonial. Attentif aux difficultés d’administration qu’engendrerait un État bureaucratique multiplement cohéritier, Rignano imagine une structure décentralisée de gestion des biens mixtes : les terres aux départements, les immeubles aux villes, les sommes d’argent à une Banque nationale du travail, les actions d’entreprises aux associations légales de travailleurs du secteur, le reste à la Caisse des dépôts et consignations. Surtout, Rignano propose – et c’est là l’un des points les plus intéressants de son projet de réforme – que, dans le partage des biens du défunt entre l’État et les autres héritiers, ces derniers aient le droit de choisir les biens dont ils souhaitent hériter.

Ce droit de priorité des descendants par rapport à ces nouveaux cohéritiers que seraient les départements, les communes, la Banque nationale du travail, ou les syndicats, doit permettre de conserver, au sein de la famille, les biens auxquels elle est particulièrement attachée, comme par exemple certains objets d’usage personnel, la maison ou l’entreprise familiale. Pour autant, la valeur des biens qu’un descendant choisit, au titre de ce droit à la transmission familiale, ne pourrait pas excéder la portion du patrimoine total qui lui est dévolue.

Le but assumé de Rignano : parvenir à une socialisation en douceur, au fil des changements de générations et sans expropriation.

Autrement dit, s’il veut que, à sa mort, la maison familiale qu’il a reçue de ses parents puisse rester dans la famille, part de seconde génération dont la commune serait par là même héritière à 50 %, son actuel propriétaire n’aurait d’autre choix que d’augmenter la part de son patrimoine issue de son travail et de son épargne propres (part de première génération). Il serait ainsi en mesure de compenser le prélèvement en nature que la commune est en droit d’effectuer.

Il y a là un mécanisme incitatif, tout à fait original, qui demanderait à être pensé pour aujourd’hui : celui qui, par le hasard de sa naissance dans telle famille, hérite de conditions privilégiées, est fortement incité à travailler, afin d’être en mesure de transmettre ces mêmes conditions au sein de sa famille, mais tout en participant, via le prélèvement en nature, à la réduction des inégalités patrimoniales entre les familles.