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Diviser pour moins régner, la solution de Mill pour un héritage plus égalitaire

(Ryoji Iwata. Unsplash)
(Ryoji Iwata. Unsplash)

La proposition originale tirée du philosophe britannique du XIXe siècle ? Plutôt que du droit de donner, il faudrait se préoccuper du droit de recevoir.

Comment réformer la fiscalité successorale ? Dans ses Principles of Political Economy (1848), le philosophe et économiste britannique John Stuart Mill plaide pour que l’on arrête de calculer l’impôt sur les successions comme si chaque héritage était un événement unique et isolé. Il propose plutôt de taxer le droit de recevoir du capital (dons, legs et héritages) de manière cumulative tout au long de la vie1. Avec cette réforme, Mill cherche à mettre fin à la « grande loterie des naissances » qui, dans l’Angleterre victorienne, destine les un·es aux salons de la haute société tandis que les autres s’esquintent la santé à l’usine ou à la mine. Son intuition morale trouve un nouvel écho dans les débats contemporains, à mesure que nos sociétés renouent avec les niveaux d’inégalité du XIXe siècle. Il est donc utile de s’en inspirer aujourd’hui.

Le point de départ du raisonnement de Mill est le suivant : si l’appropriation par le travail est justifiée par l’effort et le mérite individuels, comment justifier l’héritage, le legs et le don qui sont autant de formes d’’appropriation sans travail ? Ces transferts peuvent certes être rendus légitimes par la liberté du propriétaire de disposer à sa guise du fruit de son travail en le distribuant à qui il le souhaite. Mais cette liberté devient problématique dès lors que les inégalités qu’elle engendre menacent l’égalité démocratique ou créent une société où la possession de richesse est davantage déterminée par la chance d’être un·e héritier·e que par le fait de travailler, comme c’est de plus en plus le cas dans les sociétés occidentales.

Pour éviter cela, il s’agit, selon Mill, de taxer et de limiter le droit conféré à chaque individu de recevoir du capital sans travailler, tout au long de sa vie. De la sorte, les inégalités patrimoniales ne disparaitraient pas totalement, mais dépendraient davantage du mérite et de l’effort de chacun, plutôt que d’être déterminées par un facteur aussi arbitraire que la naissance.

Des garde-fous raisonnables

Pour mettre en place cet impôt, chacun devrait déclarer, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, pour les revenus du travail, les transferts dont il ou elle a bénéficié chaque année. Le taux de la taxe à payer pour recevoir un euro de plus par don, legs ou héritage dépendrait alors non pas du lien de filiation avec le donateur ou la donatrice, ni du montant de cet héritage considéré comme un transfert isolé, mais du montant déjà perçu par l’individu tout au long de sa vie sans travailler. Deux seuils sont alors cruciaux : le seuil inférieur en-dessous duquel personne ne paie de taxe, c’est-à-dire l’exemption générale, et le seuil supérieur qui limite le montant maximal que chacun peut recevoir sans travailler (le « plafond »). Entre ces deux seuils, un impôt progressif allant de 0 à 99 % est instauré et payé lors de chaque transfert.

Ce schème aura bien entendu un impact très différent sur les inégalités patrimoniales selon que l’on fixe le niveau de ces deux seuils plus ou moins haut. Pour ne pas discuter dans l’abstrait, examinons une proposition qui soit à la fois fidèle à l’intuition de Mill et socialement acceptable aujourd’hui. Fixons ainsi le seuil inférieur au montant qui correspond à la moyenne annuelle des dons, legs et héritages dans une société donnée. Les données font cruellement défaut pour la Belgique, mais en se basant sur les chiffres français qui sont mieux connus, on peut raisonnablement estimer que l’héritage moyen oscille autour de 150 000 euros. Étant donné que l’héritage médian est inférieur à l’héritage moyen car ce dernier est tiré vers le haut par les grosses successions, fixer le seuil inférieur au montant de l’héritage moyen permet d’exempter de l’impôt la majorité de la population qui ne bénéficie que de petites successions.

Qu’y a-t-il en effet d’injuste à demander aux individus qui ont déjà reçu une somme importante en dons, héritages et legs, de travailler si ils ou elles souhaitent bénéficier d’un train de vie supérieur à celui que permet un salaire moyen ?

Le second seuil correspond à la limite supérieure à partir de laquelle il n’est plus permis de recevoir quoi que ce soit sans travailler. Dans une optique méritocratique, Mill proposait de fixer ce seuil au montant financier qui permet une indépendance confortable, mais impose de travailler si l’on souhaite encore hausser son niveau de vie. Concrètement, si l’on s’accorde sur le fait qu’un salaire moyen offre la possibilité de mener une vie indépendante et confortable, on peut fixer le seuil supérieur au montant qui – une fois les taxes acquittées –, permettra à l’individu de toucher annuellement un intérêt équivalent au salaire moyen. Qu’y a-t-il en effet d’injuste à demander aux individus qui ont déjà reçu une somme importante en dons, héritages et legs, de travailler si ils ou elles souhaitent bénéficier d’un train de vie supérieur à celui que permet un salaire moyen? En imaginant par facilité un salaire moyen de 2 500 euros par mois (net) et un taux d’intérêt de 3 %, le capital qui produit cette somme en intérêts annuels est de 1 000 000 d’euros. Par conséquent, toute personne en Belgique qui recevrait au long de sa vie moins de 150 000 euros ne paierait pas d’impôt, et personne ne pourrait recevoir plus d’un million sans travailler.

Une mesure transpartisane

Avec ces deux seuils, le schème de Mill a toutes les raisons de trouver des soutiens des deux côtés du spectre politique. Il renforce le lien – cher aux libéraux – qui devrait exister entre mérite, effort et richesse en limitant la transmission de fortunes qui n’ont aucune mesure avec ce qu’un travailleur ou une travailleuse normal·e peut gagner durant une vie de labeur. Les socialistes ne peuvent que s’enthousiasmer de la modération des inégalités produite par ce schème. Mais surtout, loin des angoisses de la « taxe sur la mort », la grande majorité des personnes ne paiera aucun droit sur les dons, legs et héritages puisque la taxe ne s’appliquera qu’à partir du moment où quelqu’un reçoit plus que la moyenne.

De plus, limiter le droit de recevoir a le mérite de ne pas violer la liberté de transférer ses biens, classiquement associée au droit de propriété. Une chef d’entreprise ou une footballeuse qui aurait gagné 60 millions d’euros au cours de sa carrière reste libre d’en disposer comme elle l’entend, à condition qu’elle paye les taxes associées à chaque don et n’enfreigne pas la limite supérieure de ce que chacun·e a le droit de recevoir.

Dans la mesure où les inégalités économiques se convertissent en inégalités politiques, qui minent l’idéal démocratique et menacent les libertés de base, cette limite n’est pas plus attentatoire au droit de propriété que les lois qui interdisent de faire don de sa fortune à une organisation terroriste. De manière similaire, limiter le droit de recevoir préserve les fondations de la société démocratique. En plafonnant ce que chacun·e peut recevoir, cette proposition encouragera même la dispersion de la propriété parmi les membres de notre société et incitera les dons aux œuvres caritatives et aux associations d’intérêt général (dans le cas où ces dons sont exemptés).

De multiples vertus politiques

Cette proposition a également en sa faveur d’être extrêmement modulable. Elle peut facilement être adaptée aux valeurs ou aux décisions d’une société démocratique, par exemple pour promouvoir davantage d’égalité entre les citoyennes et citoyens (en abaissant le plafond), pour préserver la transmission des biens au sein de la famille (en augmentant l’exemption pour les transferts intrafamiliaux) ou encore pour favoriser les investissements dans l’éducation ou la transition écologique (en créant des exemptions ad hoc).

S’il existe une volonté de préserver la capacité de transmettre la maison familiale, on peut hausser le seuil inférieur ou exempter le premier bien immobilier reçu (à condition que le bénéficiaire l’habite et qu’il ait une importance affective ou familiale attestée). Si l’on craint que les entreprises familiales ou les demeures de luxe ne soient mises en vente forcée car leur valeur excède le seuil supérieur de ce que chacun·e peut recevoir, on peut autoriser le propriétaire à donner un droit de préemption qui permettra à ses enfants ou à ses légataires de racheter à l’État de manière prioritaire les biens qu’ils n’auront pu recevoir à cause du plafond. Garantir la possibilité au propriétaire d’attribuer un droit de préemption à celui ou celle qu’il souhaite (plutôt que la propriété pleine et entière) permet de respecter sa volonté de propriétaire, qui peut ainsi flécher la destination de ses biens, mais limite la reproduction des inégalités, en assurant que le bénéficiaire rachète au prix du marché la part du bien qui excède le quota maximum du capital qu’il a le droit de recevoir sans travailler.

Enfin, un tel schème permettrait de lever un impôt important qui pourrait être alloué par exemple à un fonds visant à financer la transition écologique, l’égalité des chances ou les deux. De nombreuses autres adaptations à la marge sont possibles et devraient être discutées. L’essentiel réside dans le fait que si nous taxions le droit de recevoir du capital sans travailler de manière cumulative sa vie durant, la fiscalité successorale créerait davantage de justice horizontale entre les individus et empêcherait l’amplification des inégalités d’une génération à l’autre par l’héritage.