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De Kiev à Marcinelle, bâtir une maison européenne

Carte de l’Europe (Détail). British Library
Carte de l’Europe (Détail). British Library

Prolongeant le numéro spécial sur les divisions à gauche dans la guerre en Ukraine, Philippe Schwarzenberger nous offre un entretien biographique et politique, à la fois collectif et personnel. Militant socialiste belge d’origine ukrainienne, son récit familial et ses réflexions embrassent en effet la grande histoire européenne, entre la révolution de 1917 et les derniers événements en cours.

Vous êtes issu d’une famille ukrainienne qui a quitté Kiev lors de l’avancée de l’Armée rouge face à l’armée nazie, en 1944. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette époque ?

Philippe Schwarzenberger : Mon grand-père était technicien frigoriste à Kiev, et avait développé son activité économique du temps de l’URSS en s’inspirant largement des modèles produits en Allemagne. Il a vécu la révolution de 1917, et avait son livret militaire de l’Armée rouge. Lorsque l’Ukraine fut occupée par les Allemands, entre 1941 et 1944, il fut réquisitionné par l’occupant vu ses compétences en matière de matériel électromécanique allemand.

Staline avait décrété qu’il n’y avait pas de prisonniers de guerre, mais seulement des traîtres, qui s’étaient laissés prendre vivants par l’ennemi, et qu’il fallait donc les fusiller, ou à tout le moins les envoyer coloniser les terres vierges de Sibérie. Mon grand-père estima que le refus des autorités soviétiques de reconnaître sa réquisition était hautement probable. Il décida donc d’emmener sa famille en Allemagne, pour la protéger. Devenu mécanicien dans les chemins de fer allemands, mon père travailla, après la défaite nazie, pendant un temps pour la 3e armée américaine1, puis émigra vers la Belgique pour y travailler au Bois du Cazier, puis comme ouvrier métallurgiste à Hainaut-Sambre.

Mon père a vu de ses propres yeux les fossés de Babi Yar (Kiev) où des « bandéristes » ukrainiens avaient abattu près de trente-cinq mille Juifs.

Je n’ai appris que des décennies plus tard que mon père avait vu de ses propres yeux les fossés de Babi Yar (Kiev) où des « bandéristes2 » ukrainiens, pires que les nazis allemands, avaient abattu près de trente-cinq mille Juifs. C’est ma mère, militante communiste wallonne, qui m’en a parlé ; mon père était trop marqué par ce vécu pour arriver à nous en parler. Il y avait une espèce de sauvagerie chez les supplétifs bandéristes, bien loin de l’antisémitisme « ordinaire » existant au sein de la population. C’est l’occasion de rappeler que, bien avant notre loi Moureaux (loi du 30 juillet 1981, dite « loi antiracisme ») Lénine avait pris en 1921 un décret des commissaires du peuple punissant sévèrement toute parole et tout acte antisémite.

Ayant fait des études de slavistique, vous vous êtes beaucoup intéressé à l’usage du russe, autant qu’à celui de l’ukrainien. Pourquoi ?

Au fil du temps et de mon vécu en Belgique, j’ai de plus en plus senti qu’il y avait, dans les choix de parler l’une ou l’autre langue, des aspects comparables à l’usage du français ou du néerlandais. Mon père, éduqué dans le système soviétique, demandait à notre babouchka, notre grand-mère, de ne pas nous parler ukrainien, parce que pour lui c’était une « langue de paysans ». Il a donc préféré que j’apprenne la langue russe, qu’il considérait comme une langue de culture. Au fond cela ressemble à ce que disaient certains francophones : le néerlandais n’était pas une langue.

Mon père racontait que Mikhaïl Lomonossov, fondateur de l’université de Moscou, disait : « L’allemand est la langue du commandement militaire ; l’italien, la langue de l’opéra ; l’anglais, la langue du commerce ; le français, la langue de l’amour ; et le russe, il est fait pour tout cela. » Et aujourd’hui, le russe est aussi quand même la langue du colonisateur, comme le français et l’anglais l’ont été.

Tant qu’on évoque la question des langues, soulignons le fait que les deux chefs  qui s’affrontent aujourd’hui portent le même prénom : Volodymyr (Zelenski) et Vladimir (Poutine), prénom qui signifie « celui qui possède le monde ».

J’ai été frappé par ce que Oksana Kozlova, Ukrainienne immigrée en Belgique, disait du russe dans son interview à Politique 3 : elle se posait des questions sur le fait qu’elle enseignait à l’ULB la langue du colonisateur. Une langue dont l’usage comme langue officielle reste interdit depuis 2014, alors que Volodymyr Zelensky, lors de la campagne électorale présidentielle, s’était engagé à préserver les droits des cultures minoritaires sur le territoire ukrainien.

Ma différence avec elle, moi qui suis né ici, c’est que j’ai eu des enseignants de russe de différents courants de l’immigration russe, les uns communistes, les autres héritiers de la noblesse russe, et que j’ai donc été élevé dans cette culture. Cette tension qu’elle ressent, je l’ai vécue en quelque sorte pendant ma jeunesse, à l’époque de la « guerre froide », où il était préférable pour certains que je sois ukrainien que russe. À l’époque, j’ai continué à m’affirmer russe. Et ce n’est que suite à la guerre, que je suis redevenu ukrainien… en me demandant pourquoi.

Maintenant que j’apprends l’ukrainien en les écoutant régulièrement, je découvre des choses invraisemblables. Les pires se trouvent sur les réseaux sociaux, où ce sont généralement des femmes, qui veulent contraindre leurs compatriotes russophones à aller apprendre l’ukrainien et ne pas transmettre le russe à leurs enfants. Je comprends bien évidemment que c’est la guerre, il n’empêche…

Rappelons ce paradoxe : si la langue et la culture ukrainiennes ont été préservées et transmises, c’est aussi grâce à l’URSS, sous l’impulsion de l’écrivain Maxime Gorki. Ce dernier tenait à ce que les minorités soient respectées et mises en valeur, par exemple lors de la création de la « Bibliothèque du monde entier », qui diffusait toutes sortes de bouquins sur toutes les républiques soviétiques. C’était au fond une colonisation qui voulait unifier au lieu de détruire, qui a revivifié les minorités nationales.

L’invasion russe  de l’Ukraine vous a-t-elle surpris ?

Pour moi, cela a été un coup de tonnerre. Ce n’est qu’a posteriori que je me suis dit qu’il ne pouvait pas en être autrement. Espérait-on vraiment qu’en installant des missiles nucléaires aussi près de la Russie, il n’y aurait pas de réactions, que ce soit de Poutine ou d’autres dirigeants russes ?  En 1997, dans son livre Le Grand Échiquier le géopoliticien Zbigniew Brzeziński identifie les trois leviers qui permettraient aux États-Unis de conserver le premier rôle dans les affaires mondiales au XXIe siècle. L’un de ces leviers c’est de couper la Russie ex-soviétique de l’Ukraine, qui donne au Kremlin la possibilité de jouer un rôle mondial. L’Ukraine a selon moi été utilisée comme un pion sur le plan géopolitique au service de certains intérêts et de cette stratégie.

Poutine, une fois arrivé au pouvoir, était resté dans l’axe de la « maison commune européenne » défendue par Mikhaïl Gorbatchev dans son livre Perestroika… et avait rappelé l’offre faite par Gorbatchev à l’Europe. Des experts américains ont confirmé qu’il existait un accord tacite qui prévoyait qu’Américains et Russes avaient convenu que l’OTAN resterait à une certaine distance de la Russie.

L’Ukraine a selon moi été utilisée comme un pion sur le plan géopolitique.

Ce qui est frappant aussi c’est cette  sorte de guerre de religion, entre les catholiques uniates et les orthodoxes, qui se déroule en arrière-plan de l’affrontement militaire ; ce n’est pas pour rien que Poutine s’affiche avec le patriarche orthodoxe Kirill.

Comme la presse l’a mentionné, il y a eu beaucoup d’agitation suite à l’hommage rendu par le parlement canadien à un ancien bandériste. Comme j’essaie de pratiquer le libre examen, suite à cet incident, je me suis renseigné un peu plus sur la division SS ukrainienne « Galicia » qui est souvent évoquée. Et j’ai découvert l’existence en 1940-45 de la 29e division russo-ukrainienne et de la 30e division SS russe… Il est donc frappant de retrouver les mêmes des deux côtés… Il y a un sentiment de honte chez certains Ukrainiens par rapport à ce passé, alors que d’autres trouvent normal d’avoir des avenues Bandera dans plusieurs villes (comme on a des rues Cyriel Verschaeve4 en Flandre).

Quel regard portez-vous sur la manière dont la gauche belge a réagi à ce conflit russo-ukrainien ?

Ce qui me navre, c’est la méconnaissance de notre histoire, à commencer par notre histoire nationale, de la part des  leaders politiques. Ma perception est que la majorité de nos dirigeants de gauche ont encore avec la vision du rouge, le couteau entre les dents, et ont hérité de cette vision du Russe  dangeureux. J’y vois de la russophobie primaire et surtout la méconnaissance du fait que l’ex-Union soviétique est un État de culture profondément européenne. Cela me heurte. Par ailleurs, il y a une prépondérance d’une sorte de psychologisme pathétique à propos de Poutine, comme s’il n’y avait réellement qu’un homme qui dirigeait la Russie.

Lorsqu’on me critique sur mes positions soi-disant « poutinistes », j’ai envie de rappeler que ce sont les miens qui meurent, des deux côtés, avec des armes fabriquées ici, à la FN Herstal.

J’ai l’impression qu’il n’y a aucune analyse géostratégique digne de ce nom dans les grands partis. Or, par exemple en matière d’écologie, il faudrait développer une approche continentale (pensons à Tchernobyl et à la mer d’Aral). Ce qui est important et vital, c’est de faire vraiment la paix sur le continent européen et d’y déployer une vision démocratique et humaniste, y compris avec les Russes, qui, pour une bonne part, sont plus européens que certains d’entre nous et ont un grand appétit pour la démocratie. Il y a chez moi une stupeur de voir que nous sommes en train de passer à côté de l’essentiel, y compris chez les intellectuels.

Nous en sommes quand même à plus d’un demi-million de morts. Lorsqu’on me critique sur mes positions soi-disant « poutinistes », j’ai envie de rappeler que ce sont les miens qui meurent par paquets, des deux côtés, avec des armes qu’on fabrique ici, à la FN5.

Selon moi, ce qui doit être notre horizon et doit nous guider, quand on nous demande de choisir un camp, c’est de se rappeler la chose suivante : je serais en prison aujourd’hui, autant en Russie qu’en Ukraine, si j’exprimais l’opinion que j’exprime. Et c’est ce qui me permet de rappeler l’attachement patriotique que j’ai pour le pays que j’ai choisi, mon pays maternel : la Belgique.

Propos recueillis par Jean-Paul Gailly, membre du collectif éditorial de Politique.