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Hanna Perekhoda sur l’Ukraine : « Pour réfléchir aux solutions, il faut au moins ne pas se tromper sur les causes »

« Des militants vont dire ”vous n’êtes pas assez de gauche, je ne veux pas vous soutenir” à des personnes qui luttent armes à la main pour défendre les droits fondamentaux et la souveraineté politique », Hanna Perekhoda.
« Des militants vont dire ”vous n’êtes pas assez de gauche, je ne veux pas vous soutenir” à des personnes qui luttent armes à la main pour défendre les droits fondamentaux et la souveraineté politique », Hanna Perekhoda.

Historienne, ukrainienne et militante de gauche, Hanna Perekhoda est doctorante en sciences politiques à Lausanne depuis 2013. Entre l’Ukraine et la Suisse, elle observe pour nous le chassé-croisé des prises de positions des gauches européennes. Et le miroir tendu aux activistes d’Europe de l’Ouest n’est pas des plus flatteurs.

Pouvez-vous nous parler de la gauche ukrainienne ? Quelles sont ses principales composantes ? 

Hanna Perekhoda : Avec tout le poids de l’héritage de l’époque soviétique, il n’est pas du tout évident de se déclarer de gauche ou pire encore, se dire socialiste, en Ukraine et en général dans l’espace post-soviétique. Le socialisme est une idéologie discréditée dans cette partie du monde, car associée à une politique génocidaire de l’époque stalinienne et, de manière générale, à l’oppression nationale et à la terreur politique. 

L’héritage soviétique a aussi rendu très difficile toute forme d’auto-organisation des travailleurs ou de tout autre groupe social par le bas, parce que toutes les tentatives d’actions collectives ont été étouffées dans l’œuf pendant des dizaines d’années. Et puis sont arrivées les années 1990 et le capitalisme sauvage qui a achevé de définitivement transformer l’Ukraine en une espèce de terre brûlée en matière de défense collective des droits sociaux ou encore en termes de mobilisation collective, de capacité des classes populaires à s’auto-organiser pour défendre leurs droits, quelque chose qui a commencé à changer seulement en 2013, avec la révolution de Maïdan. 

Les partis de gauche institutionnels sont actuellement inexistants en Ukraine, parce que le label du socialisme et du communisme a été utilisé par des ultras conservateurs nostalgiques de la grandeur impériale de l’URSS, par des forces pro-russes. Face à cette absence de la gauche dans la politique institutionnelle, il existe des initiatives intéressantes par le bas – féministes, écologistes – la « nouvelle gauche », comme on l’appelle, c’est-à-dire la gauche démocratique, antiautoritaire. Depuis le début de l’invasion russe en 2022, ces organisations-là ont un rôle important à jouer. Je dirais même qu’elles se sont renforcées. Toutes ces organisations participent à l’effort collectif de la résistance ukrainienne contre les forces de l’occupation : la résistance armée, mais aussi la résistance civile. 

« Ce n’est pas parce qu’on lutte pour la victoire de l’Ukraine qu’on s’aligne sur les politiques néolibérales du gouvernement »

Avec mon organisation, Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), qui s’appuie sur les principes du socialisme démocratique, on s’oppose à des mesures néolibérales et antisociales du gouvernement. On fournit du soutien juridique sur la question du droit du travail aux salariés ukrainiens qui se battent pour leurs droits sociaux dans le contexte de la guerre, en lien avec les militants syndicaux. On essaie aussi de faire pression à l’international pour que l’Ukraine respecte ses engagements à l’égard des normes de droit de travail. 

On incite nos allié·es dans le monde à faire pression, d’une part pour demander un soutien militaire, financier et diplomatique à l’Ukraine en tant que pays, pour qu’elle puisse se défendre, mais dans le même temps, nous refusons que ces aides soient soumises à des conditions à caractère néolibéral et antisocial. On mène aussi une campagne pour obtenir l’annulation de la dette extérieure de l’Ukraine. Bref, ce n’est pas parce qu’on lutte sans ambigüité pour la victoire de l’Ukraine dans cette guerre d’agression qu’on s’aligne sur les politiques néolibérales de notre propre gouvernement. Heureusement, en Ukraine, contrairement à la Russie, on a encore les moyens de mener ce type de campagne, même en temps de guerre.

Dans cette double position, constatez-vous des tensions à gauche ou plutôt une forme d’union sacrée ?

Hanna Perekhoda : Je pense que, dans les conditions de guerre, toute espèce de tension qui aurait pu exister avant s’est estompée. On a effectivement beaucoup plus de choses en commun dans cette situation avec les autres composantes de la gauche que de choses qui nous désunissent. Au sein de la gauche, les gens de différentes tendances – les anarchistes, les socialistes démocratiques, les militants antifascistes, tous sauf les stalinistes – se sont mis ensemble, même avant l’invasion, parce qu’un certain nombre de personnes étaient conscientes que la nouvelle agression militaire allait probablement avoir lieu. 

Qui va aller à l’armée, qui va rester pour plutôt s’occuper de l’aide logistique, de l’aide humanitaire ? Les rôles étaient distribués à l’avance dans le cas où cet événement se produisait. On a bien sûr des désaccords entre nous, mais pour que le débat politique soit possible, il faut déjà faire en sorte que notre société soit vivante et qu’on ait des droits et des libertés de base, une chose impossible sous l’occupation de l’armée étrangère qui nie aux Ukrainiens non seulement le droit à une souveraineté politique, mais même le droit d’exister. 

Le positionnement des pays de l’Union européenne ou des membres de l’OTAN est souvent débattu. Qu’en est-il en Suisse où vous résidez ? Êtes-vous confrontée à des réticences au sein de la gauche dans ce conflit ? Quelle part est attribuable à la tradition suisse de neutralité ?

Hanna Perekhoda : La place de la Suisse dans ce conflit est particulière. C’est tout d’abord la principale plateforme de négociation sur les matières premières, et surtout les combustibles fossiles, dont l’extraction et la vente non seulement détruisent la planète comme on le sait, mais renforcent aussi les régimes autoritaires et dans ce cas précis, le régime de Poutine. La Suisse, c’est également, grâce à son secret bancaire, le coffre-fort de tous ceux qui gagnent de l’argent grâce au pillage et à l’exploitation illégale des ressources, que ce soit dans leur propre pays ou ailleurs. Les proches de Poutine y mettent leurs richesses et leurs familles à l’abri du regard. Il y a entre 150 et 200 milliards de dépôts des oligarques russes proches de Poutine dans les banques suisses et la Suisse n’en a bloqué qu’une infime partie. En outre, de nombreuses entreprises suisses contournent les sanctions et continuent de vendre à la Russie des composants à double usage, comme des puces électroniques, qui peuvent servir à construire des armes.

La position du comité qu’on a fondé en Suisse est de faire en sorte que la Suisse cesse d’être un abri confortable pour le business, les richesses et les familles de ceux qui mènent des guerres, de ceux qui exploitent des populations, qui usent de politiques répressives et qui détruisent la planète. À droite de l’échiquier politique, on ne souhaite pas en parler, car cela demande de remettre en question le système tout entier qui permet à la Suisse de rester aussi riche et « neutre ». Neutre d’ailleurs n’est pas le bon mot pour moi. Je dirais plutôt qui permet à la Suisse de rester aussi économiquement cynique dans sa politique internationale. 

La gauche est également réticente à parler sérieusement de ces questions-là. Les gens aiment parler de la géopolitique. Par contre, ce qu’ils aiment un peu moins, c’est se demander d’où provient la richesse de la Suisse, dont la gauche locale profite aussi. Et surtout, quel est le prix de cette richesse ? Pour nous, ces questions doivent apparaitre dans le débat public. On doit se les poser, même si elles sont inconfortables. 

En termes de soutien et de solidarité, quelles demandes la gauche ukrainienne adresse-t-elle au reste de la gauche européenne ?

Hanna Perekhoda : Je pense que la demande numéro un est d’être solidaires avec tous les opprimé·es et contre tous les oppresseurs, et surtout de ne pas confondre les deux. Une fois qu’on est au clair par rapport à cela, il serait bien de faire en sorte que les voix des organisations, des initiatives, des personnalités progressistes, Ukrainiennes et Russes, soient entendues. 

« Sotsialnyi Rukh et le Mouvement socialiste russe ont publié un manifeste commun, mais leur avis compte moins que les experts en géopolitique qui n’ont jamais mis le pied en Ukraine »

La revendication que nous partageons, tant la gauche ukrainienne que la gauche antiautoritaire en Russie, c’est la défaite du régime de Poutine. D’une part, ce régime massacre des Ukrainien·nes et d’autre part, il envoie des centaines de milliers de Russes, comme de la chair à canon, dans une guerre que ceux-ci n’ont aucune raison de mener. Si l’on est solidaire avec notre classe et non pas avec les grandes puissances revanchistes qui se présentent comme « humiliées », on a tout intérêt à soutenir les Ukrainiens qui se défendent contre l’agression impérialiste, ainsi que les Russes qui refusent d’aller dans un pays étranger pour tuer. Il y a plusieurs organisations en Russie qui le comprennent, mais ce qui nous étonne, c’est que de nombreuses organisations en Europe semblent ne pas le comprendre… Sotsialnyi Rukh et le Mouvement socialiste russe ont même publié un manifeste commun tout au début de l’invasion, mais visiblement les avis des socialistes ukrainiens et russes comptent moins que celui des experts en géopolitique qui n’ont jamais mis le pied en Ukraine ou en Russie. 

Quels obstacles la gauche ukrainienne rencontre-t-elle dans la construction de ces liens de solidarité ? 

Hanna Perekhoda : On a pu constater que plusieurs organisations ou figures de gauche, qui sont par ailleurs respectées pour leurs positions fortes contre l’impérialisme américain, ont manifesté une complicité étonnante avec leurs adversaires de droite sur le sujet de l’invasion de l’Ukraine. On retrouve souvent chez eux une ignorance, voire un déni complet de l’expérience historique de nombre de pays qui ont subi l’oppression du régime russe impérial et puis soviétique. Je pense qu’il y a une forte composante psychologique qui entre en jeu. Nous sommes face à un égocentrisme méthodologique. Il est plus facile de croire que l’Occident, et plus particulièrement les États-Unis, serait derrière toutes les guerres sur la planète que de supposer que les pays non-occidentaux peuvent agir par eux-mêmes. D’après cette logique, même l’État russe est dépourvu de sa capacité d’action propre et ne peut qu’agir qu’en réponse aux actions de l’Occident omnipotent. C’est lui le seul vrai acteur de l’histoire, qu’il soit méchant ou gentil. Ainsi, les critiques les plus virulents de l’impérialisme occidental n’échappent pas à  l’occidentalocentrisme, mais en sont une expression paradoxale. 

« Nous sommes face à un égocentrisme méthodologique : il est plus facile de croire que l’Occident serait derrière toutes les guerres, que de supposer que les pays non-occidentaux peuvent agir par eux-mêmes »

Certes, il faut s’opposer à l’impérialisme des États-Unis et à l’hégémonie occidentale, qui est de moins en moins une hégémonie d’ailleurs. Mais ne restons pas dans cette logique binaire d’opposition entre l’Occident et le reste du monde, qui ne serait composé que des opprimés. Dans cette logique, on se retrouve, parfois sans le comprendre, à soutenir les classes dirigeantes des pays qui se prétendent opprimés par les États-Unis, mais qui, en réalité, cherchent à redistribuer les sphères de domination exclusive.

Concrètement, la gauche occidentale se retrouve souvent à justifier les actions des classes dirigeantes chinoises, russes ou iraniennes sous prétexte qu’elles sont dirigées contre les États-Unis. Cette approche stratocentrée est intrinsèquement incompatible avec les valeurs politiques de gauche, car il rend invisibles les classes populaires de ces pays. Certains militants de gauche en Europe, trop occupés à contester l’hégémonie américaine, se sentent, visiblement, plus proches de Poutine, de Xi ou de Raïssi que de travailleurs et travailleuses qui résistent à ces dictateurs et se battent pour la liberté et la dignité, souvent au prix de leur vie. Si on réfléchit en termes de solidarité de classe et non pas en termes d’intérêts d’État, comment alors ne pas être solidaires avec celles et ceux qui luttent pour leur liberté, que ce soit contre l’impérialisme des États-Unis ou contre celui de la Chine ou de la Russie?

Saluer la montée en puissance des impérialismes non-occidentaux, parce qu’ils présentent une soi-disant alternative « multipolaire » à l’hégémonie occidentale serait avant tout irresponsable vis-à-vis de ceux et celles qui vont réellement vivre les conséquences de ce monde « multipolaire », dont l’émergence passe par les guerres et le renforcement des dictatures. Je veux dire que ces personnes qui vivent tranquillement dans les pays riches et protégés par la coupole de l’OTAN ne subissent pas les conséquences de ce qu’elles défendent comme étant le « monde multipolaire ». Mais ce sont les Ukrainiens, les Syriens, les Kurdes, les Ouïgours qui paient déjà le prix de cette « multipolarité ». 

« Ni les Ukrainiens ni les Palestiniens ne sont perçus comme des sujets agissants, mais seulement comme des objets de fantasmes et de projections »

J’ai l’impression que ce qui compte le plus pour les militants ici, ce n’est pas tant la solidarité avec les sociétés qui luttent contre l’oppression, mais l’envie d’être à contre-courant du « mainstream ». Et souvent, la seule raison pour laquelle ils soutiennent, par exemple, la lutte des Palestiniens et pas celle des Ukrainiens, c’est que la lutte palestinienne leur permet d’affirmer leur identité anti-mainstream aux yeux des membres de leur groupe d’appartenance. En réalité, ni les Ukrainiens ni les Palestiniens ne sont perçus comme des sujets agissants, comme des êtres humains en chair et en os, mais seulement comme des objets de fantasmes et de projections. Pour favoriser la solidarité réelle, tangible, avec les gens qui se battent contre l’oppression, la gauche va devoir sortir de cette bulle identitaire. 

Il existe aussi des concepts comme l’internationalisme et le pacifisme, qui sont au cœur de l’héritage de la gauche, et qu’on entend beaucoup dans les débats sur l’invasion russe. Ils sont utilisés pour défendre aussi bien une position que l’inverse. Selon vous, pourquoi ces notions ne permettent-elles pas de se rassembler aujourd’hui ? 

Hanna Perekhoda : L’internationalisme, la solidarité par-dessus les frontières, la solidarité de classe, sont effectivement au cœur de l’héritage de la gauche. Mais je ne suis pas du tout sûre que le pacifisme en fasse partie. Dans l’histoire, les gens se sont battus pour leurs droits et pour leurs libertés. Dans la plupart des cas, cela passait par le fait de prendre les armes. Cela ne s’est pas fait avec des fleurs. Je ne pense pas non plus que le pacifisme est pertinent pour les Ukrainiens. Par contre, pour les Russes il l’est, et nous menons d’ailleurs des campagnes en faveur des pacifistes russes pour faire entendre leur voix.

« Dans l’histoire, les gens se sont battus pour leurs droits et leurs libertés. Dans la plupart des cas, cela ne s’est pas fait avec des fleurs »

En justifiant l’invasion, Poutine l’a dit explicitement : l’Ukraine indépendante est une erreur de l’histoire, elle n’a pas de droit d’exister en tant que société et en tant que pays. Dans ce contexte-là, si vous refusez à votre voisin qui se trouve face à un danger de mort le droit de se défendre sous le prétexte du pacifisme, soit cela vous plait de vivre dans un monde où le droit du plus fort l’emporte sur tout le reste, et c’est le cas de pacifistes très célèbres comme Viktor Orban, Donald Trump, ou Jaïr Bolsonaro (qui ont intérêt à ce que les moyens d’action de Poutine se normalisent), soit vous avez peur et vous espérez que l’agresseur va se contenter de tuer seulement votre voisin, et pas vous. Ce qui m’étonne le plus, c’est que nous avons déjà des précédents assez sombres dans l’histoire européenne qui auraient dû nous apprendre qu’on n’a jamais réussi à éloigner la guerre en espérant que l’agresseur qui a tué son voisin allait s’arrêter à notre porte.

Face à des forces obscurantistes, fascistes, ultra-conservatrices, autoritaires, il faut agir. On a l’impression que des concepts comme la paix ou la démocratie sont tombés du ciel. Non, ce sont les acquis d’une lutte sociale, c’est aussi un résultat de notre victoire dans une guerre contre le fascisme en 1945. Poutine est en train de compter sur notre paresse morale et sur notre mémoire courte en Europe occidentale. Il ne faut pas oublier les leçons des années 1930, où on retrouve d’ailleurs les mêmes divergences au sein de la gauche européenne. Il y avait aussi des organisations pour qui c’est l’impérialisme britannique qui était l’ennemi numéro un en 1939 et qui espéraient que la montée en puissance de l’Allemagne nazie va créer un système international plus équilibré. 

Pour rebondir sur vos propos sur le pacifisme, l’un des arguments à gauche est justement lié au soutien armé à la résistance ukrainienne. Une partie de la gauche européenne s’inquiète de ce soutien, en particulier le soutien militaire et logistique, qui pourrait nourrir des composantes nationalistes de droite, voire d’extrême droite, violentes et revanchardes, dans le pire des cas. Dans le meilleur des cas, ce soutien pourrait aider un régime que vous avez vous-même décrit comme néolibéral, très peu soucieux des droits sociaux et civils. Que répondez-vous à ce type d’argument qui met en avant les conséquences indirectes d’un soutien à la résistance ukrainienne ?

Hanna Perekhoda : Il est peut-être utile de rappeler que Zelenski est un juif russophone, qui ne parlait même pas l‘ukrainien avant d’être démocratiquement élu président. Contrairement aux anciens présidents, Zelenski a mis l’accent sur l’unité entre les différentes régions de l’Ukraine, entre les russophones et les locuteurs de l’ukrainien, allant à l’encontre du discours ethnonationaliste. Et pourtant, plus de 70% de la population ukrainienne a voté pour lui. Étrange pour un pays qu’on présente comme nationaliste de droite, n’est-ce pas ? L’extrême droite, malgré le fait d’une coalition électorale, n’a pas pu obtenir plus de 2% lors des dernières élections parlementaires. Ai-je besoin de rappeler le score des candidats d’extrême droite dans de nombreux pays européens ? 

« L’extrême droite n’a pas pu obtenir plus de 2% aux dernières élections parlementaires en Ukraine. Ai-je besoin de rappeler son score dans de nombreux pays européens ? »

L’Ukraine est une société complexe, comme toutes les autres sociétés. Oui, l’extrême droite existe en Ukraine, comme dans tous les pays, mais malgré sa présence dans la société, dans la culture, dans les médias, elle n’a pas pu devenir un sujet politique légitime. L’extrême droite violente et revancharde, comme vous le dites, est effectivement au pouvoir, mais pas en Ukraine, elle est au pouvoir en Russie. On est passé d’une espèce de forme d’autoritarisme néolibéral à une forme de dictature fascisante. Et quand je parle du fascisme, ce n’est pas une injure. Le fascisme est une forme très concrète de régime politique. Pour résoudre sa propre crise et les défis qui surgissent à l’intérieur du pays, le régime autoritaire russe introduisait des mesures de plus en plus radicales, jusqu’à devenir prêt à envahir le pays indépendant et à menacer le monde avec une arme nucléaire. 

Il est important pour moi que l’on ne se trompe pas de cible et qu’on n’exagère pas la présence des forces obscurantistes en Ukraine, tout en fermant les yeux sur le fait qu’en Russie, l’extrême droite est au pouvoir et mène une guerre d’agression en avançant un discours qu’on peut qualifier d’incitation au génocide.

« Il est important pour moi que l’on ne se trompe pas de cible et qu’on n’exagère pas la présence des forces obscurantistes en Ukraine, tout en fermant les yeux sur le fait qu’en Russie, l’extrême droite est au pouvoir »

Dans le monde idéal, il n’y aurait pas de guerre, et pas de choix à faire. Nous sommes cependant face à ce choix aujourd’hui. Soit on soutient la victime, soit on s’abstient et on donne à l’agresseur la possibilité de continuer à tuer. Il est important de noter que cela dépasse la seule Ukraine : les régimes qui ressemblent à celui de Poutine vont devenir la normalité, si Poutine obtient ce qu’il veut. Cela serait un signal à tous les agresseurs dans le monde, qu’il est désormais légitime et acceptable de régler des questions de légitimité politique interne par des guerres d’agression. Si nous n’agissons pas, nous allons nous réveiller dans un monde où tous les pays qui se considèrent comme de grandes puissances vont essayer de redistribuer les zones d’influence, autrement dit, on se réveillera dans un monde de guerres généralisées et totales. 

« Des militants vont dire « vous n’êtes pas assez de gauche, je ne veux pas vous soutenir » à des personnes qui luttent armes à la main pour défendre les droits fondamentaux et la souveraineté politique. C’est une posture très arrogante »

Pour ce qui est des inquiétudes autour du soutien à l’Ukraine, cela m’a fait penser aux propos de Lénine lors de la révolution irlandaise de 1916. Beaucoup de personnes à gauche ne la soutenaient pas, en disant qu’il s’agissait d’un putsch et que les socialistes n’ont rien à gagner de soutenir les nationalistes irlandais. Lénine a répondu que quiconque attend une révolution sociale pure ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. C’est un peu cela qui se passe aujourd’hui : des militants de gauche vont dire « Vous n’êtes pas assez de gauche pour moi, je ne veux pas vous soutenir » à des personnes qui luttent armes à la main pour défendre les droits fondamentaux et la souveraineté politique que nous prenons ici pour acquis. C’est une posture très arrogante. 

Pour conclure, pourquoi ces deux lectures de la guerre en Ukraine à gauche, celle d’un affrontement entre deux blocs géopolitiques, dans lequel l’OTAN aurait une part de responsabilité, et celle d’un conflit déterminé par des facteurs internes au régime russe, sont-elles nécessairement contradictoires ? Ne pourraient-elles pas être toutes deux vraies en même temps ? 

Hanna Perekhoda : En théorie, on pourrait ne pas vouloir privilégier une lecture au détriment de l’autre. En pratique, j’ai remarqué qu’une fois qu’on postule que l’OTAN a une grande part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre, on pose un mauvais fondement à son raisonnement et donc à l’édifice de sa pensée dans son ensemble. Il y a cette idée que l’OTAN a empiété sur la zone d’influence russe et que la Russie ne fait que réagir à cette menace occidentale. Cette interprétation débouche sur une conclusion aux implications politiques importantes : si la Russie a déclenché la guerre parce que l’Occident aurait empiété sur sa zone d’influence légitime, cela signifie que la guerre aurait pu être évitée ou même qu’elle peut prendre fin si les revendications de la Russie étaient satisfaites.

Tout d’abord, ce raisonnement nous dit ouvertement que si votre pays n’est pas une « grande puissance » comme la Russie, les États-Unis ou la Chine, vous n’avez aucun droit à la souveraineté et vous êtes à jamais condamné à être une colonie. Mais même si l’on met de côté toutes les questions morales et éthiques et que nous admettons que la clé de la paix dans le monde est d’accepter qu’il soit divisé en plusieurs zones d’influence exclusives (oublions même que ce type d’architecture mondiale a déjà conduit à deux guerres mondiales), plusieurs questions se posent néanmoins.

Imaginons que, dans la poursuite de l’objectif noble de vouloir arrêter la guerre, nous partitionnons l’Ukraine et « garantissions » à la Russie que ce qui resterait de ce pays ne pourrait jamais rejoindre les alliances militaires, politiques et économiques occidentales. Qu’est-ce qui nous fait penser que cela va calmer Poutine ? Je vous rappelle que, dans son ultimatum à l’Occident fait en décembre 2021, il a réclamé toute l’Europe de l’Est. La zone d’influence russe imaginée par Poutine ne s’arrête pas en Ukraine et en vérité personne ne sait où elle s’arrête. La réponse la plus probable, c’est qu’elle ne s’arrête nulle part, car tout pays démocratique à ses frontières est une menace pour la Russie, non pas pour la sécurité de la population russe, mais pour la sécurité du régime autoritaire.

Quand on attribue les causes de la guerre à un affrontement entre deux blocs, notre hypothèse sous-jacente est que l’OTAN constitue une menace objective pour la sécurité de la Russie. Et c’est là qu’on se trompe, car on prend le discours de Poutine pour argent comptant.

Un petit rappel : la Finlande a rejoint l’OTAN cette année. En même temps, le ministre finlandais des Affaires étrangères affirme qu’aucune troupe russe supplémentaire n’a été déplacée à la frontière commune depuis que la Finlande a rejoint l’alliance. Si l’OTAN était la menace objective pour la Russie, pourquoi n’y a-t-il pas de troupes, ni même de propagande officielle présentant la Finlande comme une menace ? Visiblement, l’adhésion à l’OTAN de ce pays qui possède une frontière de 1 340 km avec la Russie n’est pas un problème pour Poutine. En revanche, l’Ukraine, qui n’a jamais été officiellement candidate à l’OTAN, est présentée comme une menace imminente pour l’existence même de la Russie. Alors peut-être que ce n’est pas l’OTAN qui menace Poutine, mais quelque chose d’autre ?

On a tendance à l’oublier, mais Poutine n’a pas toujours été anti-occidental. C’est seulement en 2011, qu’il a commencé à dire que la Russie était en danger et que ce danger émanait de l’Ouest. Que s’est-il passé en 2011 ? S’agit-il d’une année où un pays occidental s’est montré particulièrement agressif à l’égard de la Russie ? Pas du tout. La seule chose qui s’est produite cette année-là, c’est que les Russes ordinaires sont descendus dans la rue pour protester contre Poutine, qui violait la constitution pour se faire élire une troisième fois. La crainte des élites de perdre le pouvoir a généré un discours qui présentait la Russie comme une forteresse assiégée, entourée par des ennemis, et Poutine comme le seul leader capable de protéger la Russie de ce danger existentiel. « Sans Poutine, pas de Russie », disait Viatcheslav Volodine, un des leaders du parti poutinien. 

À mon avis, cette guerre n’est pas une réponse à une menace objective pour la société russe, ni à la menace extérieure qui résulterait des tensions entre les blocs. Cette guerre est une réponse à une menace subjective à l’encontre de la mafia russe qui s’est emparée de l’appareil d’État et qui ne veut pas lâcher le moindre bout de son pouvoir. Ce n’est donc pas la Russie qui est en danger, mais son régime politique et cette menace résulte des tensions entre les intérêts de classes à l’intérieur de l’État russe lui-même. Il n’est pas facile de préserver le pouvoir à l’intérieur d’un pays où 1 % de la population possède 75 % de la richesse totale. C’est pourquoi le régime fait tout pour étouffer les tendances démocratiques dans le voisinage, et surtout en Ukraine. L’Ukraine est un pays avec lequel les Russes ordinaires ont la plus grande proximité culturelle. Si elle parvient à construire un État démocratique et prospère, elle risque d’éveiller des idées dangereuses chez les Russes. Ils pourraient en effet se poser la question : si les Ukrainiens n’ont pas besoin d’un État autoritaire et répressif pour vivre normalement, pourquoi nous, les Russes, en avons-nous besoin ?

Et finalement, il faut admettre que l’OTAN n’est pas à l’initiative en Europe de l’Est : ce sont les pays eux-mêmes qui veulent désespérément rejoindre l’alliance, et qui exercent une pression pour le faire. Pourquoi ? Parce que l’impérialisme russe, pour eux, est une menace bien réelle. Et surtout, ils le font parce qu’on est incapable de proposer à ces États d’autres garanties de sécurité que l’adhésion à l’OTAN. Pour rappel, l’Ukraine a le Mémorandum de Budapest en 1994, en vertu duquel elle donne tout son ancien arsenal d’armes nucléaires, le troisième plus grand au monde, contre une garantie que la Russie respecte sa souveraineté et ses frontières. Quand la Russie a violé cet accord et le monde s’est tu, tous les pays de l’espace post-soviétique ont pris conscience que tous ces papiers ne valent rien, et que l’article 5 du traité de l’OTAN, qui prévoit une assistance mutuelle des États membres en cas d’agression, est la seule manière valable de se protéger. Tant que l’ONU est en état de mort cérébral et que la communauté internationale est incapable de proposer des mécanismes de sécurité alternatifs, c’est cynique d’appeler au démantèlement des alliances militaires.

Pour réfléchir aux solutions possibles à cette guerre, il faut au moins ne pas se tromper sur ses causes. Je ne crois pas que le raisonnement géopolitique est adéquat pour comprendre cette guerre, et encore moins pour proposer des voies de sortie. 

Entretien avec Arthur Borriello le 9 mai 2023. Retranscription par Camille Wernaers.