Retour aux articles →

Emploi de la culture et culture de l’emploi

Comment définir le périmètre du travail culturel et de la culture en général ? On peut, bien sûr, se référer au secteur qui se revendique lui-même de « culturel » mais n’est-ce pas réduire la complexité du problème ? Ne faudrait-il pas considérer, au contraire, que toute activité humaine est par essence culturelle et qu’il faut plutôt distinguer la culture démocratique de celle qui participe à notre aliénation ?
Cet article a paru dans le n°117 de Politique (septembre 2021).

Au moment d’aborder un dossier consacré à l’emploi culturel, il nous semblait nécessaire de revenir préalablement sur la notion de « culture »[1. Dans cette section je m’appuie sur les travaux que j’ai pu mener au sein de l’Observatoire des politiques culturelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles.]. Au cœur de la vie des êtres humains, la culture occupe une place centrale : essentielle. « Essentielle » pourrait signifier ici qu’elle concerne l’essence même de ce qui définit l’être humain, en tant qu’il est « humain ». Une grande diversité de moyens pourraient soutenir les démonstrations au regard de cette proposition. On les trouverait notamment auprès d’auteurs tels que Bronislaw Malinovski, Cornelius Castoriadis, Edgar Morin, etc. La culture apparaîtrait alors comme l’attribut majeur du genre humain ; elle questionnerait l’art (la voie) d’être humain au monde.

Au niveau de la vie intérieure et de l’imaginaire, la notion de « culture » vise les représentations du monde que nous nous construisons, les idées que nous cultivons et les valeurs auxquelles nous attachons notre personne. De la même manière, elle concerne les sentiments qui nous traversent, les intuitions qui nous hantent, les convictions et les croyances qui nous travaillent, les savoirs que nous mobilisons pour y adosser nos raisonnements. Tout cela compose notre culture et encore, faudrait-il prendre en considération les spéculations auxquelles nous nous adonnons pour interpréter ce qui nous arrive, pour tirer un enseignement de nos expériences de vie, pour concevoir ce qui nous paraît juste ou injuste, pour envisager les attitudes à prendre, pour anticiper les conséquences de nos actes… Telles apparaissent les diverses dimensions de notre « vie culturelle » intérieure, quotidienne, en tant qu’individu porteur de culture(s) en puissance dans notre environnement social et planétaire. Ainsi, chacune et chacun – quels que soient notre formation, notre origine sociale, notre langue, notre statut, notre degré de fortune – nous sommes doué·es d’une vie intérieure, d’une activité culturelle intense, parfois riante, tantôt méditative, souvent tragique, entre ombres et lumières. Ainsi pouvons-nous admettre que, tout au long de sa vie, chaque être humain est pleinement un acteur culturel, une actrice culturelle. C’est ce qui fait de nous des êtres humains singuliers, originaux à part entière. En effet, nous sommes capables de créer notre culture, de choisir notre culture, de changer de culture[2.Au même titre que les facultés de penser ou d’exprimer, celles de créer, de choisir et de changer sont de grandes fonctions culturelles ; des actes par lesquels s’expérimente la souveraineté culturelle et s’exerce les libertés culturelles de chaque être humain. La faculté de changement est probablement le droit le plus transversal de la Déclaration universelle des droits de l’être humain (Nations-Unies, 1948).]. Cette vitalité forme le terreau – non nécessairement manifesté, parfois conscient et souvent inconscient – de ce que nous jugeons possible, souhaitable, utile, nécessaire ou urgent de rendre manifeste, c’est-à-dire de manifester de manière la plus explicite, à l’endroit de la société des êtres humains.

Et lorsque cette vitalité de notre culture intérieure est mise en crise, blessée, asservie, meurtrie, cela entraîne un affaiblissement général de notre être : il se métamorphose, il se stratifie, se fige, se glace. Le bouillonnement intérieur ne trouve plus de voie par laquelle s’exprimer, comme ces volcans longuement fossilisés dont on dit d’eux qu’ils sont « éteints ». Et, dans le cas de ces sidérations muettes, longues et sourdes, la question n’est pas tant de « manquer » de culture que d’être submergé et englouti par le bouleversement permanent de sa propre vie intérieure, par son « trop plein » de culture. Car cette vie intérieure peut devenir insurmontable. Il n’est plus possible alors de la manifester : seule témoigne imperceptiblement une impassibilité de surface qui dissimule la course du feu et les glaciations abyssales de la vie intérieure.

Notre culture en société

Le partage des représentations imaginaires, du débat des idées, de la méthodologie de la fabrication et de la validation des savoirs[3.Je m’appuie sur les écrits de Cornelius Castoriadis, dont une part non négligeable est publiée de manière régulière aux éditions du Seuil, y compris en format poche dans la collection « Points ».], de la reconnaissance de nos libertés et de nos droits, de l’établissement d’un régime politique, de l’adoption et de l’actualisation des politiques de ce régime aux nécessités de la construction sociétale et à la protection des libertés et des droits, de la prononciation des jugements, de la création d’associations, de biens : toutes ces pratiques, tous ces services, tous ces usages individuels ou collectifs, toutes les conséquences auxquelles ces pratiques concourent, composent notre « culture »[4. Je reprends ici un certain nombre de propositions qui ont été adoptées pour qualifier la culture en tant qu’elle se manifeste dans sa dimension sociétale, notamment dans la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles (Unesco, 1982) et dans la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels (Université de Fribourg, 2007), sur lesquelles j’ai basé mes propres travaux pour un « système culturel ouvert ».] en société.

Savoir si notre nature biologique comporte ou véhicule une part de notre culture acquise, héritée et transmise est l’objet de travaux régulièrement soutenus et publiés. Savoir si les animaux sont eux-mêmes porteurs de culture, l’est également. Dans ces zones d’investigation de la recherche académique se jouent les limites exclusives ou inclusives de ce que nous pourrions, désormais, reconnaître et désigner sous le vocable de « culture ». À l’ordre de l’univers, la culture est vivante ; sous le ciel étoilé, elle ne saurait être conçue comme « achevée ».

Quoiqu’on y prétende, il n’existe aucune prédétermination morale de la culture. Et même si la culture est le principal des attributs de l’existence humaine, elle ne conduit pas nécessairement à des actes humanistes, à des actes favorables et utiles au genre humain. Elle conduit aussi et même souvent à des actes que nous jugeons inhumains : le racisme est une culture ; le machisme est aussi une culture millénaire ; le révisionnisme est une culture ; le nationalisme est une culture ; la déshumanisation de la société est une culture ; le nazisme est une culture ; le nucléaire est une culture ; le capitalisme (s’enrichir du travail d’autrui) est encore une culture ainsi que l’exploitation illimitée des êtres humains dans le monde ; la bourse, le prêt à intérêt, la banque, la consommation de pétrole, l’aviation, l’industrie allopathique, sécuritaire et la guerre sont toutes des cultures, à part entière, etc.

À vrai dire, si on y regarde de plus près, la plus grande part des cultures répandues dans les sociétés humaines, y compris depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont des cultures de domination économique et technologique. Elles maintiennent et renforcent les inégalités parmi la condition humaine et accélèrent la destruction de l’humanité et de son biotope.

Dans les sociétés humaines, la culture humaniste – héritée des Lumières – qui reconnaît les êtres humains comme libres et égaux en dignité et en droit, doués de raison et de conscience, capable de fraternité, souverains et responsables[5.J’utilise, ici, les attributs qui ont été reconnus à l’être humain par l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée en 1948 par l’assemblée des Nations-Unies.], apparaît aujourd’hui comme une culture très largement minoritaire.

Le travail comme culture

Si l’on acceptait ces quelques considérations liminaires, comment se poserait alors à nous, les notions de « travail culturel », de « travailleuse culturelle » et de « travailleur culturel » ? Du fait des évènements qui constituent la trame historique[6.Voir « Culture (non) essentielle » page 49.] de notre démarche, j’ai la conviction que nous devons reprendre ces questions quant au fond.

Prenons quelques exemples : devons-nous reconnaître un ingénieur de l’industrie nucléaire civile et militaire en tant qu’il serait un « travailleur culturel » ? Assurément ! Il est un agent au service de la culture nucléaire civile et militaire, dans la société humaine. Si nous ne le désignions pas comme un « travailleur culturel », nous réduirions délibérément la portée culturelle – et donc la portée « essentielle » – de son travail à l’endroit de cette société. Un trader qui spécule sur les valeurs économiques ou financières des matières premières ou des entreprises cotées en bourse, sans se préoccuper des conséquences sociales, morales et environnementales de ses actes, est-il un travailleur culturel ? Assurément ! Il est un agent au service de la culture de la spéculation économique et financière qui règne dans notre société mondiale. Pourquoi refuser de lui reconnaître cette compétence culturelle majeure dont les effets sont si déterminants sur la destinée humaine ? Et l’analyse et la démonstration de cette qualification mériterait un article ou un livre, en soi.

Les questions qui se posent à nous, au moment d’ouvrir la question de « l’emploi culturel » sont, donc, bien : de quoi et de qui parle-t-on ? En vue de quel projet de société et en vue de quels intérêts parle-t-on ?

Le travail culturel en particulier

Dans les premières années des politiques culturelles, entre 1950 et 1990, la question de l’emploi culturel aurait concerné les artistes, les technicien·nes, les animateurs et animatrices des centres culturels, des radios et télévisions locales, des cinéma de quartiers, d’art et d’essai, leurs programmateurs et programmatrices, les bibliothécaires, les responsables d’organisations de jeunesse ou d’éducation permanente (populaire), les musées et les centres d’archives ; c’est-à-dire, en gros, le périmètre de compétences professionnelles des commissions paritaires « culturelles » qui ont été mises sur pied, par l’État fédéral (national), au cours de cette première période. Probablement aurait-on pu y associer les personnels des entreprises de presse et des media audiovisuels. Ce périmètre « historique » concerne les travailleurs et travailleuses des institutions et des organisations qui ont été reconnues en tant que parties prenantes et structurantes de la mise en œuvre de la culture démocratique de suffrage universel, après la Première Guerre mondiale (1920/1921). On devrait également prendre en considération, dans ce premier périmètre, les métiers des artisanats et des industries graphiques, de l’impression, de l’édition et du livre, du disque, ainsi que les métiers de l’architecture. Mais même dans ce périmètre historique élargi, nous pouvons comprendre que ces travailleuses et travailleurs ne représentent qu’une part réduite du travail culturel qui est à l’œuvre dans la société présente. Et non seulement, elles et ils y occupent une place minoritaire mais, dans la plupart des cas, ils et elles y occupent une position attachée à la défense des valeurs démocratiques qui est elle-même minoritaire dans la société face au déploiement vertigineux de « la culture du tout au marché », après la chute du mur de Berlin (1989).

Ainsi, après les années 1990 et suite à la montée en puissance et à la restructuration de l’Union européenne, le périmètre des emplois qui ont été qualifiés de « culturels » a été très nettement élargi par une approche statistique européenne inclusive qui amalgame les statuts de salariés et les statuts d’indépendants. C’est le périmètre des « industries culturelles et créatives » qui consolide les données du périmètre « historique » élargi, aux métiers artistiques exercés dans les entreprises et les industries de toutes natures : publicitaire, design, marketing, etc. Cette nouvelle pratique statistique a un double avantage du point de vue de la logique marchande : elle permet de gonfler l’importance de l’emploi culturel dans les statistiques nationales (cette situation pourrait encore être très nettement amplifiée) et elle permet surtout de noyer les données d’information relatives au périmètre historique dans un amalgame statistique détaché de toute relation aux fonctionnalités de la culture démocratique et entièrement dévolue à la logique de marché. Elle permet depuis les années 2000, d’imposer le modèle de l’économie industrielle de marché aux organisations et aux institutions qui avaient été reconnues et soutenues dans le cadre de l’émergence de la culture de la démocratie de suffrage universel.

Enfin et dans le prolongement de cette nouvelle culture statistique européenne, ne devraient être pris en considération que les personnes qui sont liées au « marché du travail » d’une manière explicite, tangible et vérifiable. Cette conception ouvre un important débat pour déterminer qui va être concerné et qui va être pris en compte en matière d’emploi culturel. Elle va précariser davantage toutes les travailleuses et tous les travailleurs des domaines artistiques et culturels qui ne répondraient pas aux nouveaux critères de prise en considération par le marché de l’emploi.

Du bon usage de la culture ?

La démocratie naissante, au sortir de la Première Guerre mondiale, avait inventé des institutions, des organisations, des pratiques et des emplois culturels nécessaires à la montée en puissance d’une culture de la démocratie, au sein de l’imaginaire des populations. Le marché mondial, après la chute du mur de Berlin, invente des institutions, des organisations, des pratiques et des emplois culturels nécessaires à la montée en puissance d’une culture du marché, au sein de l’imaginaire des populations. C’est dans l’écart entre ces deux paradigmes culturels que les événements politiques (confinements, restrictions de liberté, surveillance accrue, dénigrements, etc.) de ces derniers mois prennent, à mes yeux, tout leur sens.

Nous devons admettre que – vu les moyens culturels développés par les industries du marché mondial – il n’y a plus vraiment de tension entre ces deux paradigmes culturels. Ce qui signifie, à mes yeux, qu’en agissant comme il l’a fait, le gouvernement belge a affaibli la légitimité de notre organisation démocratique. Il a tenté la démonstration qu’en période de « crise sanitaire », la culture et les institutions culturelles démocratiques ne seraient pas essentielles, ne se rendant même pas compte qu’il affaiblissait notre culture de l’institution politique démocratique bien plus encore que celle des théâtres, des musées, des bibliothèques, des salles de concerts, etc.

Faut-il vraiment négocier un nouveau statut social et fiscal pour les artistes, dans de telles circonstances politiques ? Après avoir essuyé tant de mépris ? Les artistes pourront-ils y gagner quelque chose ? Après avoir été relégués de la scène publique, pendant dix-huit mois, et malgré le soutien de leurs ministres respectifs de la culture, chacune et chacun selon sa communauté : n’ont-ils pas tout – c’est-à-dire le peu qu’ils ont acquis au fil des décennies – à perdre ? Tout ceci est-il vraiment raisonnable ? Est-ce que ce nouveau statut apportera une réparation suffisamment essentielle ?


Culture (non) essentielle

Au cours des dix-huit derniers mois[7.Dix-huit mois, c’est le tiers de la durée de la Première Guerre mondiale (1914-1918).] et pour faire face à la situation sanitaire (covid-19), le gouvernement a instauré deux nouvelles catégories d’activités culturelles, jusque-là inconnues en matière de politique culturelle : l’activité jugée « essentielle » et celle jugée « non-essentielle ».

L’activité « essentielle » est significative des choix culturels qui la déterminent : elle est individuelle, numérique, industrielle, divertissante, consumériste. Cette culture « essentielle » soutient le marché mondial et son expansion dans toutes les dimensions de la vie humaine ; elle isole les individus et leur impose des relations strictement virtuelles à la réalité et aux autres êtres humains ; l’activité « essentielle » est observable, mesurable, traçable et contrôlable, dans sa quasi-totalité (7/7j. et 24/24h.) ; elle privilégie une communication de masse, publicitaire, unilatérale, du sommet (les experts, les autorités) vers la base (le peuple) ; elle fait fi de la « vie privée » et étend la présomption de culpabilité généralisée à chacun·e, etc.

Essentialisée, cette activité révèle pleinement un choix de société ; elle est la culture de ce choix.

L’activité « non essentielle » est tout aussi significative des choix culturels qui la déterminent : elle est collective (collégiale), elle nécessite une mise en présence réelle ; elle est artisanale, suscite une participation active et critique de la population ; elle favorise une information raisonnée, des points de vues diversifiés, des débats contradictoires ; essentiellement démocratique, elle repose sur une conception de l’être humain libre et égal, responsable et solidaire, doué de conscience et de raison[8.Voir l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948).]. Les relations familiales et amicales ont été strictement limitées, à une et une seule personne, toujours la même ; les bistrots, les brasseries et les restaurants, qui sont des lieux de rencontre et d’échanges, ont été fermés ; de même, les activités de toutes natures ont été interdites dans l’espace public ; les théâtres, les salles de concerts, les cinémas, les ateliers créatifs, les centres culturels ont été fermés, etc. Tous ces lieux qui nourrissent la vitalité démocratique de la population ont été strictement interdits par le gouvernement.

Désessentialisée, cette activité porte un autre choix de société ; elle est la culture de cet autre choix.

Au moment de publier ce dossier sur « l’emploi culturel », nous sommes encore très loin d’avoir mesuré les conséquences de ces choix culturels posés par les gouvernements qui ont jeté, de manière durable, le discrédit sur la culture démocratique. Quels impacts sur la notion de « démocratie » ? de « culture » ? d’« emploi » ? La question qui se pose à nous aujourd’hui, n’est donc pas de savoir si « LA » culture est essentielle ou non mais bien de savoir : quelle culture est essentielle ? et quelle culture ne l’est plus ? Les discriminations répétées en cette matière, depuis mars 2020, vont-elles être étendues vers de nouvelles catégories préjudiciables : « Emplois culturels essentiels » / « Emplois culturels non essentiels »[9.Cette contribution s’inscrit dans le cadre du chantier consacré par l’association Arsenic 2 aux « dramaturgies du XXIe siècle », développé en collaboration avec Claude Fafchamps.] ?