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Encore un dossier sur l’antiracisme ?

La construction de ce dossier sur l’antiracisme a amené son lot de complexité et de défis. Cet article introductif revient sur la méthodologie choisie et explique pourquoi il est essentiel d’aborder différemment l’antiracisme et son histoire.

En observant l’organisation et la réussite de la manifestation Black Lives Matter en juin dernier, certain·es ont été tenté·es de parler de l’émergence d’un nouvel antiracisme. Ce dossier met en question l’existence de ce nouvel antiracisme en interrogeant la fonction de la narration qu’il induit : l’idée même d’un nouvel antiracisme ne permet-elle pas à différents acteurs et actrices de construire un récit légitimant leur démarche ? N’a-t- elle pas un rôle dans la distribution de la légitimité des acteurs à prendre la parole ? En d’autres termes : les catégories de nouveaux ou d’anciens ne servent-elles pas à hiérarchiser les voix ? On peut aussi se demander si l’auto-organisation, c’est-à-dire le fait que les premier·es concerné·es organisent la lutte pour et par eux•elles-mêmes, est un phénomène nouveau ?
Selon un récent dossier d’Alter Échos, les tensions présentes parmi les militant·es antiracistes seraient issues de conceptions différentes de la lutte selon une approche « universaliste » (on doit combattre l’intention raciste) ou une approche « politique » (il ne s’agit pas d’intention mais d’un racisme structurel).
Cette dernière conduit à l’émergence d’une « parole militante qui revendique la prise en compte de son vécu et de son expérience du racisme[1.M. Legrand, « Le temps de l’antiracisme politique », Alter Échos, n° 486, sept. 2020, p. 16.] ». Benjamin Peltier observe quant à lui dans la revue de BePax que « la société civile antiraciste tente de faire évoluer l’approche [universaliste] vers une lecture systémique du problème […] et de s’armer de concepts […] qui permettent ensuite de lire des réalités jusque-là trop peu visibles[2.B. Peltier, « Racisme – Antiracisme. Nouveaux habits – Nouveaux concepts », Signes des Temps, n° 3, BePax, Juin-
Juillet-Aout 2020, p. 3.] ».
Alors qu’Alter Échos suggère une rupture sans interroger les prémices de ce nouveau souffle – en reprenant parfois la dichotomie ancien-nouveau, universaliste-politique – BePax propose une évolution du mouvement portée par la société civile. Dans la même vague, le dossier sur l’antiracisme du Centre bruxellois d’action interculturelle[3.Imag, n° 354, décembre 2020.] (CBAI) consacre un article à la dimension historique de la lutte antiraciste en soulignant certaines continuités et ruptures.
Il en ressort que si une transmission intergénérationnelle existe, par exemple au sein du Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD), la rupture, quant à elle, se manifeste principalement par une prise de conscience des nouvelles générations que leurs aîné·es ont été trop naïf·ves et n’ont pas été pris·es au sérieux par les institutions.
Ainsi, une posture plus offensive et revendicative est adoptée, qui profite par ailleurs du soutien des anciens.

Diviser l’antiracisme ?

Cette distinction entre un antiracisme « universaliste » et un antiracisme « politique », reprise par Manon Legrand dans son article pour Alter Échos, mérite d’être explicitée. Notons qu’elle superpose deux problématiques qui se confondent parfois : celle de l’état des forces des organisations antiracistes en Belgique et celle de la théorie antiraciste. Mais, au-delà des pratiques et des vocabulaires militants, cette distinction renvoie surtout à un débat large et parfois déchirant autour de la notion d’« universalisme » au sein de la gauche.

Alors que ce concept est aujourd’hui largement repris par des forces politiques conservatrices et nationalistes, une partie du mouvement antiraciste le critique ou rejette son utilisation. Inspirés notamment par les subaltern studies, c’est-à-dire les études qui s’intéressent à ceux et celles dont les voix et les actions sont minorisées, les militants de l’antiracisme politique mettent l’accent sur la politisation du vécu, sur ce que Pierre Beaulieu nomme dans la suite de ce dossier « l’infrapolitique ».

Si nous ne prétendons évidemment pas trancher ce nœud gordien, et si cette opposition a pu faire naître, dans le collectif, des réserves, parfois dures, sur l’opportunité de « diviser » de cette manière le mouvement antiraciste, il nous a semblé juste de reprendre ces catégories conceptuelles largement reprises par tous les acteur·rices antiracistes. D’autant plus que tout l’intérêt du dossier est de voir si cette opposition est réellement « nouvelle » ou si elle ne décrit pas simplement un débat historique avec des mots différents.

Interroger la narration dominante

En élaborant le fil rouge du présent dossier, après la lecture des autres revues que nous venons de citer, nous sommes arrivé·es à l’envie d’interroger les dichotomies ancien versus nouveau, universaliste versus politique, institutionnel versus auto-organisé.
Au sein de notre comité coordinateur, les avis divergeaient : si effectivement nous partagions l’impression d’un nouveau souffle dans la lutte antiraciste à Bruxelles, certain·es défendaient la thèse de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, pendant que d’autres se montraient plus prudent·es.
S’il est vrai que certaines associations antiracistes ont été créées ces dernières années, peut-on réellement les identifier comme étant de nouveaux mouvements sociaux ? Les nouveaux mouvements sociaux ne sont-ils pas caractérisés par « l’usage d’un nouveau répertoire d’action, la mise en avant d’enjeux “post-matérialistes” et la mobilisation des membres de la “nouvelle classe moyenne” (n’agissant pas en tant que classe)[4.C. Péchu, J. Chevillard, P. Gottraux et al., « De nouveaux mouvements sociaux durant les années 1968 ? Penser la structuration localisée des engagements “soixante-huitards” en Suisse », Revue française de science politique, 2019/2 (Vol. 69), p. 249.] » ? Qu’y a-t-il de nouveau, alors, dans la configuration, le combat et le type d’organisation construite autour d’une identité culturelle, « ethnique » ou religieuse ? Nous avions en effet à l’esprit des associations d’avant les années 2000 ayant les mêmes caractéristiques.

Ces réflexions nous ont amené·es à l’hypothèse que la nouveauté dans la lutte antiraciste réside surtout dans la visibilité médiatique de personnes racisées et dans l’organisation d’une identité constituée autour de l’expérience commune du racisme. Ce ne serait donc pas tant le mode d’action ou l’organisation qui présente un caractère nouveau dans les luttes antiracistes, qu’une participation plus affirmée de personnes racisées, dans leur visibilité médiatique et dans celle de leur organisation.

La revendication par les premier·es concerné·es de pouvoir organiser la lutte contre les discriminations qu’il·elles subissent et d’avoir des représentant·es cumulant expertisepolitique et expérience du racisme suscite une levée de boucliers. Elle a parfois provoqué un sentiment d’exaspération dans la scène antiraciste dite « historique », parmi certaines personnalités dont le discours profite d’un large crédit. On lit par exemple, dans les colonnes d’Alter Échos, l’indignation de Vincent Lurquin : « Moi, je ne veux pas qu’on réduise mon identité à celle d’un homme, un Blanc, assez âgé. Nous avons voulu ouvrir les cages, qu’on ne nous remette pas dedans !» Si le propos peut s’entendre, il témoigne néanmoins d’un certain aveuglement quant aux rapports de domination présents au sein de la lutte antiraciste.
Comme Jean Paul Colleyn l’explicite dans son article : « Ce contre quoi luttent les minorités rejetées, c’est la mauvaise foi d’une culture prétendument universaliste, mais qui demeure élitaire, exclusive et largement aveugle aux réalités du terrain. »

Cette résistance fait écho aux réactions épidermiques déclenchées par l’organisation de manifestations féministes non mixtes. Ces réactions ne sont pas nouvelles. La réappropriation des luttes contre les discriminations par les premier·es concerné·es s’accompagne (presque) toujours d’un bouleversement des légitimités, de tensions, mais également d’une réorganisation émancipatrice des luttes.

En fin de compte, en préparant un dossier sur l’antiracisme, nous avons fait face à un terrain, vous l’aurez compris, particulièrement glissant, tant ce qu’on appelle le racisme structurel est présent à tous les niveaux de la société, et parfois même au sein des associations antiracistes.

Quelques précautions

Nous voulions donc être particulièrement prudent·es dans l’approche des phénomènes d’appropriation/désappropriation du récit de l’Autre, conscient·es que notre adhésion à l’antiracisme politique impliquait d’envisager le racisme comme n’étant pas uniquement une question d’intention[5.Alter Échos, n° 486, op. cit.].
Par conséquent, ce que nous redoutions et voulions éviter par-dessus tout, c’était d’appliquer une grille de lecture préétablie sur des réalités sociales complexes avant d’avoir écouté attentivement les témoins d’une histoire militante qui a laissé peu de traces en Belgique.

Ainsi, l’application de la grille de lecture selon laquelle il y a un renouveau de la lutte antiraciste comporte au moins deux pièges assez tendancieux. Le premier consiste à prendre le risque de perpétuer l’invisibilisation d’anciennes associations dont les luttes et les modes d’action étaient similaires à celles présentes parmi les militant·es contemporain·es de l’antiracisme politique.

Le second tient au risque qu’en présentant les associations de personnes racisé·es comme étant nouvelles, notre discours contribue à les discréditer pour leur supposée inexpérience ; au profit des associations universalistes/anciennes/blanches bien installées.
Cela nous a renforcé·es dans notre choix de rejeter ces dichotomies réductrices au bénéfice d’une autre lecture faisant apparaître des continuités politiques et des transmissions dans les pratiques d’organisation.

Rassembler des articles

On l’a dit, la question de l’intention ne suffit pas ; si la présence du racisme dans les relations interindividuelles ou dans le fonctionnement même d’une institution est particulièrement complexe à combattre, encore faudrait-il que ses formes aient été identifiées.
Ce n’est pas évident de déceler en nous ce contre quoi nous luttons, d’autant plus quand cette lutte est constitutive de notre identité professionnelle ou militante. Pourtant, ce travail est plus que nécessaire et je remercie l’expert François Makanga, guide décolonial, d’avoir consacré une part de son énergie à me confronter.
Alors que le cap de ce dossier avait (enfin) été validé et que les précautions méthodologiques avaient été établies, nous avons fait face à un manque de réactions de la part de certaines associations. Cette absence nous a poussé·es à nous interroger sur la façon dont notre dossier pouvait être perçu par les gens que nous contactions. Pour faire court et en essayant de ne pas être réducteur : pouvions-nous demander un travail non rémunéré à des personnes dont certain·es ont choisi de ne plus collaborer avec des acteur·rices blanc·ches qui se sont approprié au fil des décennies passées une expertise. Attention au malentendu : ce dont il est à nouveau question ici, ce n’est pas de savoir si toutes les personnes blanches ont eu l’intention d’exploiter des personnes racisées. Il n’en est pas moins avéré que de telles collaborations permettent souvent à des personnes moins discriminées de continuer à travailler sur ces thématiques alors que les personnes racisées qui ont participé à ces collaborations ne peuvent pas en profiter professionnellement. Ainsi, certaines associations choisissent de ne plus travailler gratuitement et se posent la question pragmatique du bénéfice qu’elles pourraient tirer d’une collaboration avant de répondre positivement à la proposition.
Même si nous avions réalisé l’importance de cette tarification d’un point de vue antiraciste et éthique, nous n’étions pas en mesure d’y répondre.

Soulignons que les associations antiracistes auto-organisées sont multiples et par ailleurs qu’une telle posture n’est pas unanime. Il faut également retenir qu’une telle posture manifeste avant tout le refus de relations de travail pouvant renouveler la désappropriation des connaissances[6.Cf. l’article de S. Demart et M. Tsheusi Robert, « Politiques de reconnaissance et tarification de l’expertise militante », www.bamko.org.]. Le thème est complexe et les positions sont diverses. La radicalité de cette posture poursuit des objectifs politiques de visibilisation et il faut admettre qu’elle porte ses fruits. De plus en plus d’associations antiracistes représentées par des personnes racisées deviennent incontournables, parce que le rapport de force a évolué et qu’elles sont en mesure de poser leurs conditions, parmi lesquelles la tarification de l’expertise militante.