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Faire respecter le droit d’asile : des avocat·es contre l’Exécutif renégat

© mediActivista

Regards croisés de deux avocates spécialisées en droit des étrangers sur ce qu’on appelle communément la « crise » de l’accueil.

 
Si les exemples de violations de l’État de droit ne manquent pas en Belgique[1. On pense notamment à l’affaire N. Trabelsi, dans laquelle l’Exécutif fédéral a renié cinq décisions de la Cour d’appel de Bruxelles, en procédant à l’extradition de ce dernier vers les États-Unis, alors qu’il avait déjà été jugé en Belgique et y avait purgé l’intégralité de sa peine. Épinglons aussi la déclaration d’un ancien secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration qui avait déclaré à la Chambre son refus d’appliquer une décision judiciaire le condamnant à délivrer des visas humanitaires à une famille syrienne fuyant les bombardements de la ville d’Alep. On peut encore relever l’attitude du gouvernement wallon qui a octroyé, à plusieurs reprises, de nouvelles licences dans le cadre de ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, malgré l’existence de plusieurs arrêts de suspension et d’annulation de ces dernières par le Conseil d’État.], la « crise » de l’accueil des demandeur·euses d’asile est sans précédent à de multiples points de vue : par sa durée, son ampleur, le nombre de victimes qu’elle laisse dans son sillage, sa systématicité et la banalisation de la violation du droit fondamental à la dignité humaine.

Sa durée d’abord : la crise de l’accueil a commencé en 2010. Elle connaît des périodes plus dures que d’autres, mais laisse depuis 13 ans, en quasi-permanence à la rue, des personnes qui ont des droits. Son ampleur ensuite : depuis juillet 2022, les compteurs s’affolent puisqu’auparavant, l’incapacité d’accueil frappait entre 100 et 1000 personnes. Il manquera jusqu’à 3 000 places d’accueil, selon les dires même de la secrétaire d’État, Nicole de Moor (CD&V). Près de 10 000 personnes ont eu à subir un défaut d’accueil de quelques jours à plusieurs mois.

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Une crise de l’accueil, vraiment ?

Mais s’agit-il vraiment d’une crise ? La durée de la « crise » répond, implacablement, à la question. Cette terminologie judicieusement choisie laisse entendre que les autorités belges auraient été confrontées à une situation soudaine, imprévisible, et tend à justifier l’absence de solution immédiate ou à moyen terme.

Et s’il s’agit véritablement d’une crise, pourquoi un plan national d’urgence n’est-il pas activé en vue de déployer sur le terrain les moyens exceptionnels nécessaires pour y répondre adéquatement ?

En tant qu’avocates spécialisées en droit des étrangers, pour avoir suivi la supposée crise depuis son commencement, nous sommes forcées d’y déceler la conséquence tragique de plusieurs facteurs : des politiques migratoires guidées par la concurrence au rabais entre les pays européens, la suspicion à l’égard du demandeur·euse de protection et le rejet de celles et ceux qui ne correspondent pas parfaitement l’image d’Épinal du « réfugié politique ». La crainte de l’étrang·ère semble alimentée à chaque échéance électorale, et la construction d’une Europe forteresse se consolide. Nous assistons à une mise en balance du respect de principes juridiques fondateurs et d’opportunités politiques.

Depuis plus d’une décennie, les secrétaires d’État successifs en charge de l’Asile et de la Migration, se sont attelé à détricoter les composantes du droit à l’accueil des demandeur·euses de protection internationale, pour combattre le redouté « appel d’air ». Ils sont en effet convaincu·es que moins les conditions d’accueil seront attractives, moins il y aura de personnes qui chercheront refuge en Belgique. Cette politique se fait au détriment des candidat·es réfugié·es eux/elles-mêmes, mais également de la population dans son ensemble. De plus, ils intègrent au narratif et au vocabulaire communs cette notion d’« appel d’air » véhiculée par l’extrême droite pour justifier le repli sur soi.

>>> Lire aussi : “Migrants” ou “demandeurs d’asile” ?

Une situation prévisible

Cette « crise » était prévisible, d’abord en raison des flux migratoires influencés par divers facteurs et favorisés en cas de conflits armés dans le monde, mais également parce qu’elle fait suite à des « crises » précédentes qui n’ont pas impulsé une remise en question et l’adoption de mesures raisonnées. Bien au contraire.

L’ensemble du réseau d’accueil et son fonctionnement ont été fragilisés quand l’organisation qui prévalait jusque-là a été démantelée en 2001, au profit de l’octroi d’une aide matérielle procurée presque exclusivement au sein de centres collectifs. Auparavant, existait un système de répartition géographique des demandeur·euses d’asile sur l’ensemble du territoire, avec aide financière dispensée par les CPAS. Les communes et les CPAS devaient mettre à disposition des logements pour un nombre déterminé de personnes. L’ancrage local, l’intégration et l’accès au marché du travail des réfugié·es accueilli·es étaient facilités.

La loi actuellement en vigueur sur « l’accueil » prévoit certes que ce plan de répartition puisse être réactivé et que des quotas de personnes à mettre à l’abri soient attribués aux 581 communes belges, sur la base de critères objectifs[2. Critères tels que le PIB de la commune, le nombre d’allocataires sociaux, le nombre d’habitant·es.] pour permettre un équilibre juste. Mais le gouvernement s’y oppose.

La Belgique contre la loi et sa Constitution

Aujourd’hui, le droit à l’aide matérielle, qui comprend l’accès à un logement, les repas, l’habillement, l’accompagnement médical, social et psychologique, est donc organisé par la « loi accueil »[3. Loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et d’autres catégories d’étrangers, communément appelée « loi accueil ».], qui transpose une directive européenne sur les conditions d’accueil[4. Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte).]. Cette loi prévoit explicitement un droit à l’accueil permettant « de mener une vie conforme à la dignité humaine »[5. Articles 3 et 6 de la loi accueil du 12 janvier 2007.]. Ce droit fondamental est également reconnu par la Constitution. L’aide matérielle est théoriquement prise en charge par l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (Fedasil)[6. Créée par une loi programme du 19 juillet 2001.], instance d’utilité publique opérationnelle depuis mai 2002. Elle est dispensée principalement dans environ 90 centres d’accueil collectifs, gérés par Fedasil ou ses partenaires. Chaque demandeur·euse de protection internationale a le droit d’en jouir, pendant toute la durée de sa procédure d’asile.

De façon permanente depuis 2010 et de façon totalement délétère depuis fin 2021, Fedasil s’avère défaillante dans l’exercice de sa mission et se dit en incapacité d’héberger et de prodiguer une assistance aux candidat·es réfugié·es. L’agence invoque la saturation du réseau d’accueil et le manque de places disponibles, laissant à la rue des milliers de personnes. Ces demandeur·euses d’asile vulnérables, souvent fragilisé·es par des violences subies dans leur pays d’origine ou durant leur parcours migratoire, sont victimes en Belgique de violence institutionnelle. Laissées à la rue, ces personnes voient leur intégrité physique et leur état de santé mentale mis en danger, impunément.

Un État qui se laisse dépasser

Dans un premier temps, l’État belge s’est dit dépassé par l’arrivée massive et impromptue de demandeur·euses de protection internationale, nécessitant d’adapter le système de l’accueil. Près de deux ans plus tard, le flux des arrivées n’étant plus une surprise, la secrétaire d’État invoque inlassablement l’absence de bâtiments disponibles permettant un hébergement digne, et le manque de personnel pour encadrer des structures d’accueil collectives. Ces mêmes contraintes logistiques n’ont pourtant pas été un frein à l’accueil de milliers de personnes ayant fui l’Ukraine à la suite de l’invasion russe, dès le début des hostilités en février 2022.

Le 8 mars 2023, le gouvernement a annoncé un accord sur des mesures de sortie de « crise », prévoyant la création de places et la sortie du réseau d’accueil de certaines catégories de demandeur·euses d’asile en vue de résoudre la crise au plus tôt, à l’hiver 2023-2024. Force est de constater que les autorités publiques assument de rester dans l’illégalité en proposant fièrement des solutions qui n’ont aucun effet immédiat, après des mois de tergiversation. Ce discours politique éhonté déshumanise les demandeur·euses d’asile, qui deviennent des numéros, des statistiques, des quotas… et dont on nie sans sourciller les besoins élémentaires.

Escalade judiciaire face à l’Exécutif déserteur

Outre la situation humanitaire préoccupante, qui impacte ces milliers d’exilés laissés pour compte, dans la rue, pendant des mois, cette « crise » de l’accueil témoigne également d’une violation de l’État de droit systématique, répétée et assumée. C’est l’un des piliers de notre société démocratique qui se fissure, sous le poids de milliers de décisions de justice non exécutées. Ainsi, force est de constater que si le droit est du côté des demandeur·euses de protection internationale, l’Exécutif n’est pas du côté du droit.

Depuis avril 2022, le Bureau d’aide juridique de Bruxelles, grâce à l’appui et à la coordination bénévole de cabinets d’avocats d’affaire, organise des permanences juridiques décentralisées au Legal Helpdesk. Dans cet espace mis à disposition par le CPAS de la Ville de Bruxelles sont reçu·es  les exil·ées pour les informer, et leur désigner un·e avocat.e volontaire et spécialisé·e en droit des étrangers chargé·e de les représenter, en portant leurs voix devant les cours et tribunaux. Au moyen d’un groupe WhatsApp et d’échanges de mail, les avocat·es mutualisent leurs écrits de procédure, guidé·es par un esprit d’efficacité et d’humanité. C’est si inédit dans la profession qu’il faut le souligner !

À la suite de cette prise en charge, un long combat judiciaire s’enclenche. Des procédures individuelles sont introduites en urgence devant les juridictions du travail compétentes en cette matière qui relève d’une forme d’aide sociale. La condamnation de Fedasil et de l’État belge, solidairement, les enjoignant à héberger les demadeur·euses d’asile sous peine d’une astreinte journalière, est pratiquement automatique, puisque le droit à l’aide matérielle, en ce compris l’hébergement pendant toute la durée de la procédure d’asile, constitue une obligation de résultat, et pas de moyen. En d’autres termes, l’État doit s’y plier et ne peut se retrancher derrière des considérations factuelles pour justifier ses manquements. Rien ne lui permet, légalement, d’y déroger.

L’enterrement de l’État de droit

Plus de 8 000 décisions judiciaires ont été prononcées par des juridictions belges, et des milliers d’entre elles restent, à ce jour, inexécutées. Ce qui a encouragé les avocat·es à se tourner, plus de 1 000 fois, vers la Cour européenne des droits de l’Homme, en dénonçant la situation et en sollicitant d’ordonner à l’État belge des mesures urgentes et provisoires. Des mesures qui, elles aussi, restent lettre morte et se heurtent au mépris total des autorités. Le pouvoir exécutif décide donc de s’affranchir des injonctions du pouvoir judiciaire, en niant dès lors le respect du principe de séparation des pouvoirs.

L’État de droit étant l’un des fondements d’une société démocratique, ce refus assumé du gouvernement de se soumettre à des jugements représente un glissement dangereux et pernicieux vers l’arbitraire et l’hégémonie de l’exécutif. L’État de droit implique en effet que l’État se soumette aux lois érigées par le pouvoir législatif et qu’il respecte les décisions de justice qui le condamnent, comme n’importe quel citoyen. Les autorités publiques acceptent d’être limitées par le droit, encadrées, et d’agir conformément aux lois, sous le contrôle de juridictions indépendantes et impartiales.

En vue de dénoncer cette inquiétante dérive, des avocat·es ont organisé symboliquement l’enterrement de l’État de droit, le 1er décembre 2022, en face du bureau du ministre de la Justice. De nombreuses autres manifestations ou actions ont été menées depuis la fin de l’année 2021

Les citoyen·nes prennent la relève

Les acteurs de terrain qui tentent de gérer cette « crise » en lieu et place des autorités font preuve d’une régularité remarquable et tiennent debout, malgré l’épuisement et le découragement que génère la normalisation de l’inhumanité.

Face à l’inaction politique et à l’absence d’adoption de décision structurelle en vue d’enrayer la « crise », 53 organisations se sont associées début septembre 2022 pour proposer au gouvernement belge une « Feuille de route » préconisant des mesures concrètes et réalistes à mettre en œuvre immédiatement. Cette « crise » aura aussi été le catalyseur d’initiatives citoyennes et solidaires, à l’image de la mobilisation au Parc Maximilien qui a vu naître la Plateforme citoyenne BXLRefugees en septembre 2015, aujourd’hui devenue la principale pourvoyeuse de places d’hébergement pour personnes sans-abri de la capitale.

À côté des associations et ONG, certains collectifs comme le Réseau Ades ou le collectif « Stop à la crise de l’Accueil » enclenchent des actions de désobéissances civiles pour alerter l’opinion publique et mettre à l’abri quelques centaines de personnes, à défaut de pouvoir toutes les loger. Ainsi, l’occupation de bâtiments vides, étatiques ou non, comme levier d’action citoyenne a fait ses preuves et a permis d’inverser le rapport de force puisque la majorité des exilé·es qui y avaient trouvé refuge ont été relogés.

Là encore, des articulations se créent entre l’activisme militant, la société civile organisée, l’avocat et le juge. Dans la force imaginative des conclusions soumises aux juges, nous pouvons suggérer aux tribunaux d’interdire à l’État l’expulsion d’une occupation d’un bâtiment fédéral sans solution de relogement. Ainsi, le 14 mars 2023, le tribunal de première instance, siégeant en référé, juge qu’au nom « des droits à la vie privée et au respect de la dignité humaine des demandeurs de protection internationale, les autoriser provisoirement à y demeurer ne porte pas atteinte de manière disproportionnée au droit de propriété de la Régie des bâtiments sur l’immeuble ».

Nous pouvons aussi tenter d’amener le CPAS à immédiatement prendre le relais du défaut d’aide matérielle par Fedasil. Nous pouvons penser la constitution d’un fonds de solidarité basé sur les astreintes que l’État doit verser. Nous pouvons suggérer aux juges de condamner Fedasil à signer une convention d’occupation précaire, avec les propriétaires d’une société privée, si ceux-ci acceptent le maintien de candidat·es réfugié·es en leurs locaux, jusqu’au début des travaux dans l’immeuble occupé.

Nous sommes souvent suivi·es par les juridictions qui, comme nous, sont médusées de voire l’aisance scandaleuse avec laquelle l’Exécutif s’assied sur l’État de droit. L’enjeu est que, pris en tenaille par la base (citoyenne) et le sommet (les juridictions nationales et internationales), l’État renoue avec l’impératif d’hospitalité : il deviendrait, ainsi, définitivement plus désirable pour chacun·e.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie de la manifestation pour un accueil digne des réfugié·es en Belgique en septembre 2015, prise par mediActivista.)