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Sourour Abouda : le racisme comme régime d’inattention

La cérémonie de femmage à Sourour Abouda le 15 janver 2023. (PAC)
La cérémonie de femmage à Sourour Abouda le 15 janver 2023. (PAC)
Que signifie la mort de Sourour Abouda, travailleuse sociale chez Présence et action culturelles (Pac), dans un commissariat de Bruxelles le 12 janvier 2023 ? Une réponse engagée de Martin Vander Elst et Anas Amara.

La nouvelle de la mort de Sourour Abouda, travailleuse sociale chez Présence et action culturelles (Pac) dans une cellule d’un commissariat de Bruxelles, est arrivée durant le week-end du 13 au 15 janvier 2023. Après l’émotion et l’effroi des premiers jours, l’instruction menée par le parquet et la « police des polices », le Comité P, semble construire progressivement une période de déni, d’effacement et d’entraves, la famille de Sourour Abouda étant confrontée à d’importantes difficultés à différents niveaux dans sa constitution de partie civile et donc dans son accès au dossier d’instruction. Il nous importe donc, dans ce temps judiciaire de l’instruction, temps long de l’épuisement, temps de la maîtrise de la communication par le parquet, d’insister sur les angles morts et de montrer en quoi, sur base d’une étude casuistique longitudinale[1.M. Vander Elst,« JusticePourSourourAbouda : la race tue trois fois », Academia, 14 février 2023.], ce que l’on peut déjà nommer « l’affaire Sourour Abouda » redéfinit le concept même de « racisme » tel qu’on le conçoit en Belgique.

Une mort presque parfaite

Dans un premier temps, la nouvelle du supposé « suicide » de Sourour Abouda, tel qu’il a été communiqué par la police à sa famille ainsi qu’à son employeur, a été transmise sans lien avec son incarcération, ni avec le fait que le décès ait été constaté à 8h38 dans une cellule de la Garde zonale, le jeudi 12 janvier. D’après la première communication de la police, Sourour Abouda aurait été retrouvée sans vie à 7h du matin, le jeudi 12 janvier 2023, dans une cellule de dégrisement du complexe cellulaire appelé « Garde zonale wacht » (GZW). Le parquet de Bruxelles a ensuite rapidement communiqué dans la presse, après une première fuite policière avortée qui parlait de la « mort d’une indigente » dans un commissariat. Dès les premiers jours, la veille du rassemblement en hommage à Sourour devant le bâtiment où elle avait trouvé la mort, dimanche 15 janvier, le parquet de Bruxelles a tenté d’écarter l’intervention de tiers et la responsabilité des policiers, diffusant la thèse du « suicide », alors même que la famille n’avait pas encore été constituée partie civile, et n’avait donc ni accès au dossier ni vu les images.

Dans toutes les affaires de violences policières, le parquet joue clairement un rôle politique, non seulement de maintien de l’ordre que l’on peut bien ici nommer « racial », comme nous le développerons dans cet article, de façon préventive, mais aussi de contre-insurrection médiatique. Ainsi, avant même la fin de l’instruction, en réalité dès la médiatisation et l’échec de la stratégie policière qui visait à faire passer Sourour Abouda pour une « indigente », le parquet a exclu tout acte criminel de la part de la police, dans sa communication, dès le 16 janvier 2023.

On apprendra vendredi 3 février 2023, sous la plume du journaliste de la RTBF Fabrice Gerard, que l’état d’ébriété n’a pas été mentionné dans le rapport administratif. Ce qui a permis aux policiers d’emmener directement Sourour Abouda dans les locaux de la Garde zonale sans devoir passer par un médecin ou par l’hôpital, ce qui constitue pourtant une obligation légale (« droit à l’assistance médicale », cf. article 33 quinquies de la Loi sur la fonction de police, également inscrit dans la Loi de détention préventive, également mentionné dans le rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 27 mars au 6 avril 2017, Strasbourg, 8 mars 2018, p. 18).

Les images vidéo que la famille a pu consulter depuis montrent une altercation entre Sourour et un policier derrière la porte de la cellule (donc hors caméra) à la suite de laquelle celle-ci aurait mis son chemisier autour de son cou, probablement pour faire comprendre un malaise. Elle aurait ensuite perdu l’équilibre et serait tombée sur le flanc droit. Or, deux jours après sa mort, la famille avait pu constater à la morgue des hématomes sur le côté gauche du visage, donc des coups reçus par une tierce personne (Le Soir, 07/03/2023). La famille n’a pas pu voir les images qui précèdent cette altercation, ni les images qui suivent l’arrivée du premier policier dans la cellule à 7h56. En détresse ou s’auto-étranglant comme le parquet mis sous pression l’affirme depuis (Le Soir, 03/02/2023), entre le moment où Sourour s’est effondrée, inanimée, sur le sol (6h45) et l’arrivée d’une première personne dans la cellule à 7h56, il y a plus d’une heure. Il faudra encore plus de quarante minutes pour que le décès soit constaté.

Nous ne savons pas, pour l’heure, le type de prise en charge et de négligence coupable qu’aurait subi Sourour, nous ne savons pas non plus ce qui se dit lors de l’altercation avec un.e policier.ère qui entraîne le malaise, pas plus que ce qu’il s’est passé durant l’arrestation, dans le combi et en salle de fouille, et qui aurait pu causer les hématomes sur le côté gauche du visage de Sourour. Toujours est-il qu’elle a été abandonnée et condamnée à mort par une absence totale d’intervention et de soin. Comme le dit Bayran Abouda, le frère de Sourour : « C’est scandaleux de dire qu’il n’y a pas eu d’intervention d’un tiers, alors qu’il y aurait justement dû, depuis le début, avoir intervention sur Sourour » (Le Soir, 07/03/2023). En effet, la « non-assistance à personnes en danger », dans le cadre d’incarcérations policières, constitue un délit bien plus grave qu’un simple « défaut de prévoyance ». Laisser une personne enfermée et privée de liberté agoniser, sans soins, sans lui venir en aide, plusieurs heures, la laisser pour morte dans sa cellule, est en effet constitutif d’une forme d’homicide aggravé.

Les enquêtes judiciaires, dans le cas de personnes mortes entre les mains de la police, se construisent sur l’effacement, sur la disparition des principaux témoins : les personnes tuées par placage ventral, des suites de blessures et de violences, par asphyxie, parchocage, négligence et absence de soins appropriés, abandonnées mortes dans les cellules de police resteront à jamais silencieuses. Ce fait massif, qui devrait pourtant occuper toute notre attention, se retourne alors contre les victimes elles-mêmes. La police peut, depuis ces disparitions, s’instaurer comme puissance d’écriture omnisciente et communiquer la version qui l’arrange à la presse comme au parquet, qui le plus souvent se contentent de relayer sans distance critique, en crédibilisant ainsi cette première version qui aura force d’enquête.

En déclarant la « mort d’une indigente[2.« Indigent » est une catégorie juridique issue de la guerre contre les pauvres menée par la bourgeoisie libérale fin du XIXe siècle et qui témoigne des fantasmes philanthropes d’un « face à face d’une minorité bourgeoise civilisée et d’un peuple barbare, qui hante la cité plus qu’il ne l’habite, (et qui) fait planer sur elle la menace de sa destruction » (Donzelot, 1977 : 54). Aujourd’hui, le « carré des indigents » constitue un espace des cimetières où sont enterrés les morts que personne ne réclame. On peut y retrouver des personnes sans domicile fixe, des personnes endettées sans famille. Mais cette catégorie juridico-politique d’indigent est aujourd’hui surdéterminée par la stratégie sécuritaire gouvernementale de la « chasse aux migrants ». Que ce soit à Grande-Synthe (Calais), en Belgique (Jolimont) ou à Zarzis (Tunisie), la plupart du temps, les « indigents » sont des migrants morts des suites d’interventions policières sur les frontières de l’espace Schengen, enterrés à la hâte pour empêcher de possibles poursuites. On se souviendra que Mawda avait, elle aussi, failli être enterrée dans le carré des indigents de Jolimont. En Belgique, il faudrait une étude approfondie du registre des « indigents » enterrés dans les cimetières ces dernières années pour mesurer de façon quantitative l’ampleur de ce phénomène, mais on peut dire que sous condition nécropolitique, depuis cette catégorie, c’est bien la race qui produit ici la classe.] dans une cellule », la police s’appuie sur le racisme ambiant[3.Dans l’affaire de l’assassinat de la petite Mawda par la police de l’autoroute, on se souviendra que la police avait parlé de « migrants qui avaient jeté par la fenêtre leurs propres enfants sur la police ». Hypothèse délirante que seule la déshumanisation des migrants.es par la xénophobie d’État rend audible. Bart De Wever n’avait d’ailleurs pas tardé à interroger la « responsabilité des parents ».]. « Clandestins », « Indigents » : « circulez braves gens, il n’y a rien à voir ! ». Le racisme policier opère ici comme construction de l’inattention, mais aussi comme une forme de diversion qui constitue en miroir des formes de blanchiment par déresponsabilisation. Les versions racistes diffusées ici, comme dans les autres affaires, par la police ne se propagent pas seulement comme des mensonges, mais fonctionnent avant tout comme des quasi-vérités qui vont orienter et constituer la base épistémique[4.Si nous parlons ici d’une « base épistémique », c’est parce que les versions racistes de la police sont supportées par un savoir pénal qui fait continuité et transforme ces quasi-vérités policières en vérités judiciaires. C’est alors toute l’anthropologie criminelle de Prins, de Tarde ou de Vervaet qui se trouve à l’œuvre pour naturaliser et brancher l’écriture policière avec la pratique judiciaire.] de l’instruction. Plutôt que d’orienter l’enquête sur la boîte noire du commissariat, le comité P oriente d’ores et déjà l’enquête en direction de la soirée de Sourour Abouda, de façon à instruire avant tout à la décharge des policiers. Et l’enquête telle qu’elle est menée jusqu’à présent, ou à tout le moins telle que le parquet la communique, vise alors précisément à dessiner le profil psychique de Sourour Abouda. Le « suicide » comme passage à l’acte a surdéterminé jusqu’ici l’enquête et construit en un miroir opaque rigoureusement inversé la déresponsabilisation des actes, des gestes, des mots, des insultes, des violences commises lors de sa prise en charge policière hors caméra. On commence à savoir beaucoup de choses, beaucoup trop de choses sur la dernière soirée de Sourour Abouda qui devient le lieu unique de l’enquête et de l’attention, alors qu’on ne sait presque rien de ce qui s’est passé dans le commissariat.

Le commissariat comme condition d’acceptabilité de la mort

La geôle où est morte Sourour Abouda est sous la responsabilité d’un service de la police de Bruxelles Capitale nommé Mercure. Les 18 cellules du sous-sol sont supposées être aux normes. Pourtant, dans la pratique policière, ces dispositifs de prévention du suicide et des violences génèrent plus de morts[5.Ces deux dernières années, il y a déjà trois mort.e.s dans ces cellules de la Garde zonale, dont deux jeunes hommes sans-papiers algériens : Ilyes Abbedou (le 19 janvier 2021), Mohamed Amine Berkane (le 13 décembre 2021) et une femme belge d’origine tunisienne, Sourour Abouda (le 12 janvier 2023).] que l’ancien régime cellulaire. En effet, d’anciens membres de l’équipe policière en charge de la surveillance indiquent que la pratique de couper les parlophones des cellules est courante, tout comme visionner des films depuis le local de surveillance ou consulter des sites d’e-commerce plutôt que de surveiller les cellules ! Par ailleurs, même au sein de la police, l’équipe Mercure en charge de la surveillance du centre cellulaire de la Garde zonale a très mauvaise réputation : « C’est là qu’on envoie les punis », indique un ancien membre du service, assurant que bon nombre de personnes qui s’y retrouvent ne sont pas formées aux techniques d’encadrement des détenus[6.Un autre policier témoigne dans les colonnes de La Libre Belgique du 17 janvier 2023 que « la réputation de cet endroit, c’est qu’on y est envoyé quand on est puni. En gros, si on fait mal notre job sur le terrain ou si on s’est pris une plainte, on peut nous envoyer là-bas pour nous écarter du travail de rue ». Le même policier poursuit : « Macaques, nègres, bougnoules, ce sont des mots qu’on entend souvent (…). J’ai vu des suspects frappés, mais ça ne se passe plus souvent dans un véhicule, en l’absence de caméras. Dans les cellules ou à l’entrée, il y a une tendance à faire plus attention parce qu’on sait que c’est filmé. »].

Les commissariats et les pratiques policières en Belgique demeurent encore, pour les sciences sociales comme pour les activistes, de véritables boîtes noires. On peut cependant déjà déduire des premiers témoignages sortis à l’occasion de l’affaire Sourour Abouda sur la Garde zonale, que les policiers qui ont des problèmes récurrents de violence raciste, qui ont été écartés pour harcèlement, incitation à la haine raciale, pour agressions, passages à tabac, etc. se retrouvent à devoir gérer la survie des personnes détenues. On ne peut donc plus parler de « négligences accidentelles » ou « occasionnelles », de « défaut de prévoyance » ou de « bavures » mais bien plus fondamentalement, d’une négligence chronique et entretenue, d’un régime d’inattention institutionnel qui a comme conséquence de mettre particulièrement en danger la vie des personnes non blanches qui se retrouvent dans ces locaux de la police[7.Pour une liste non exhaustive des personnes mortes entre les mains de la police, voir La Brèche, n°4 : au moins 48 morts recensés ; sans compter tous les migrants/sans-papiers non comptés, voir à ce propos le dernier recensement de « Getting the Voice Out », 40 personnes recensées jusqu’à la date du 24 octobre 2019.].

De quoi cette « négligence institutionnelle » est-elle le nom ?

Il nous faut tenter de caractériser politiquement cette « négligence institutionnelle ». Dans le champ académique et associatif francophone, on a encore souvent tendance à fétichiser ou à réifier la race en tant qu’opérateur social. On la restitue alors, la plupart du temps, comme une chose, comme un objet que l’on pourrait saisir. Cette tentation est accentuée par le type de législation antiraciste (loi Moureaux) en vigueur en Belgique qui ne pénalise que l’intentionalité explicite de l’acte (l’ « incitation ») et pas ses effets ni le mobile raciste lui-même[8.En effet, l’article 444 du code pénal ne tient compte que du caractère d’ « incitation », il s’agit donc d’une « circonstance aggravante », mais le racisme en tant que tel ne fait pas l’objet d’une prévention pénale. Ce qui est sanctionné c’est la diffusion d’idées à caractère suprématiste (art. 21). Il y a donc aujourd’hui un biais important dans la loi qu’ont parfaitement compris les groupes d’extrême droite. Par exemple, lors du Pukkelpop festival en 2018, des suprématistes blancs agressent deux jeunes femmes afrodescendantes en hurlant « Congo is van ons ! ». Mais lors de leur défense, les inculpés disent qu’ils n’ont pas eu « l’intention » de faire du mal ou d’insulter, qu’ils se sont laissés emporter, que leurs paroles les ont dépassés, qu’ils regrettent et s’excusent, le caractère d’ « incitation » est levé. Unia intervient, Zual Demir (NVA) rencontre les inculpés, il n’y aura aucune poursuite, la secrétaire d’État propose même une visite du Musée de Tervuren. Schild & Vrienden fête cette victoire en couvrant Leuven de tague « Congo is van ons ! ». C’est aussi ce qu’on constate dans les groupes privés de suprématistes (cf. Thin blue line) : un double discours, un discours public raciste mais qui ne prend pas la forme de l’incitation explicite au passage à l’acte, par exemple via le « parechocage » pour les policiers (assassinats déguisés en « accidents ») et un discours privé explicitement raciste. L’extrême droite a parfaitement compris comment s’engouffrer dans la brèche de la loi Moureau. Il faut donc ouvrir un débat pour modifier cette loi, notamment en criminalisant le racisme en soi, en tant que mobile et plus seulement en tant que « circonstance aggravante » (« incitation à la haine »), le précédent débat sur l’introduction du féminicide (article 396/1 ou 395/1) dans le droit pénal est un bon exemple.]. On entretient l’image du sujet raciste intentionnel, on imagine alors le plus souvent un policier néo-nazi qui étouffe volontairement dans un coin d’un commissariat un noir, un arabe ou un rom en proférant des insultes racistes. On cherche des images explicites, directes et intentionnelles que l’on nous cacherait. Or même lorsque ces images existent, comme dans l’affaire de la mise à mort de Lamine Bangoura, lorsqu’on voit les policiers exercer une pression criminelle jusqu’à l’étouffement, lorsque l’on entend la victime de cette violence raciste exterminatrice agoniser, cela ne conduit pas à la condamnation des policiers. En réalité, c’est le concept même de racisme tel qu’il existe dans les lois et donc dans les pratiques juridiques des associations de l’antiracisme d’État qui pose problème.

Il faut donc instaurer autrement, c’est-à-dire politiquement, la « race ». Pour ce faire, il faut, comme nous y invite Fanon, partir de l’axiome selon lequel la race est d’abord un rapport social de domination, c’est-à-dire produit d’une relation de pouvoir. La race n’existe donc pas comme une chose-en-soi que l’on pourrait retrouver dans des images, dans des enregistrements, que l’on pourrait saisir, montrer ou dévoiler. Bien plus, comme tout rapport social, la race n’est visible, perceptible, descriptible que par ses effets. C’est pour cette raison que Norman Ajari nous invite, dans le sillage des travaux de Leonard Harris et Tommy J. Curry, à saisir la race depuis des « opérations d’abrègement de la vie ciblant des populations perçues comme abjectes ou indignes »[9.N. Ajari, « Née de la lutte : la philosophie africaine-américaine face à la mort prématurée des noirs », Permanences critiques, juin 2022.].

Pour compenser cette faiblesse conceptuelle de la notion de race dans le contexte académique francophone, Ajari propose de partir de la définition que propose, en 2007, Ruth Wilson Gilmore : « La production et l’exploitation, sanctionnée par l’État ou extralégale, de la vulnérabilité à la mort prématurée d’un groupe spécifique »[10. G. Ruth Wilson, Golden Gulag, Berkeley, University of Californai Press, 2007, p. 28.]. Les questions de la vie et de la mort, c’est‑à‑dire des « formes-de-vie » et « formes-de-mort », des conditions de la vie, de la morbidité, des comorbidités, les questions de l’attention à la vie, à son entretien, aux soins nécessaires pour que la vie soit possible, vivable, soutenue, deviennent dès lors centrales dans la définition même du racisme. D’un point de vue topographique, l’attention se porte alors vers les zones rendues létales pour les sujets non blancs, comme les frontières : politique dite de  « l’environnement hostile », de persécution des migrants, migrants qu’on laisse se noyer en Méditerranée, dans la Manche, qu’on laisse mourir dans le Sahara, etc. Donc aussi en direction des commissariats de police ainsi que vers la question du racisme hospitalier et médical. Les difficultés d’accès aux soins, la surexposition à des environnements toxiques, y compris affectivement, le stress lié aux discriminations et à leurs dénis, l’omniprésence de la violence sociale cessent d’être appréhendés comme des problèmes socio-économiques plus vastes pour constituer les effets les plus directs des politiques de la race.

Dès lors, les assassinats policiers ne constituent qu’un des points de condensation particulièrement thanatopolitique [politique de mort, NDLR] de la violence raciste nécropolitique[11.Comme l’écrit Mbembe, la nécropolitique, dont le racisme est le principal moteur, produit des vies toujours au bord de la mort, abaissant la valeur des existences et donc aussi davantage traversées par la souffrance psychique. Voir A. Mbembe, « Nécropolitique », Raisons politiques, 2006/1, n°21, p. 29-60.] et ne subsument pas à eux seuls le régime le plus quotidien des politiques de la race, même s’ils restent une latence toujours possible de ce régime. On peut dire que la surmortalité des noir.es, des arabes, des roms, des migrant.es, etc. en Belgique, et singulièrement entre les mains de la police, n’est pas le fait du hasard, de bavures ou d’inattentions regrettables, ni d’un manque de places en institutions, pas plus que d’une violence exogène, terroriste, isolée ou exceptionnelle d’un État raciste intégral comme entité séparée, mais bien le résultat de politiques qui refusent délibérément de porter remèdes aux nuisances, à l’incurie et aux privations dont sont victimes les communautés non blanches[12.N. Ajari, op. cit.].

La police et les ramifications du racisme d’État

La nouvelle de la mort suspecte de Sourour Abouda dans une cellule de la Garde zonale du commissariat de la rue Royale à Bruxelles nous oblige à regarder sans idéalisme l’opération qui définit dans sa nature même le racisme comme relation de pouvoir. Et celle-ci ne consiste pas simplement dans la catégorisation inégale de différents groupes de population mais bien plus dans des « actes d’abrègement de la vie des populations subalternes (…) toujours susceptibles de s’accélérer et de s’intensifier à la moindre crise sanitaire, économique ou politique », selon Ajari.

Ce « laisser mourir », ce « laisser se noyer », ce « laisser (se) suicider ou agoniser » propre au racisme nécropolitique actif, tant sur les autoroutes, dans la Manche, que dans les commissariats, les hôpitaux ou les combis de police, n’est ni un geste souverain, ni obscur. Il est l’effet de pratiques juridictionnelles. Ce régime d’inattention est le produit de dispositifs architecturaux, de protocoles de police, de procédures judiciaires, d’autopsie, de cultures policières et de commissariats, d’interventions du parquet, de médecins de garde, d’investigations du Comité P, de médiations sociales et diplomatiques depuis des zones grises, des angles morts, des recouvrements. L’État du racisme d’État n’est pas ici le lieu du grand pouvoir, le topos unique et univoque de la cristallisation des rapports de pouvoir, comme Althusser ou Poulantzas le proposent un peu trop rapidement. Au contraire, ce racisme se produit, se diffuse et s’entretient à travers une multiplicité d’agencements en partie hétérogènes, mais coextensifs entre eux (police/hôpitaux/parquet/société civile d’État/agences d’État), de pratiques et de dispositifs d’assujettissement au sein de stratégies globales de gouvernementalité par nature sécuritaire (Opération Medusa, politique transfrontalière « zéro point de fixation », Plan canal, anti-terrorisme, etc.).

La police n’est pas le tout du racisme d’État, pas plus qu’elle n’est seulement son bras armé ou son incarnation : elle est à la fois une institution avec sa propre modalité d’agence, aux pratiques extra-légales sanctionnées et légalisées par la justice, et un élément d’un ensemble continu d’autres formes du racisme d’État, comme l’école, le CPAS, l’hôpital, la libération conditionnelle, les peines alternatives, le contrôle des chômeurs, les visites médicales, l’administration des biens et des personnes et autres institutions de la défense sociale, d’après la définition de Elsa Roland. C’est pourquoi depuis la fin du XIXe siècle, la police au sens large, au sens de Foucault et de Rancière, joue une fonction coextensive de régulation de la vie et donc de la survie et de la mort, au sein de la communauté politique. On peut donc la saisir comme une technologie de pouvoir historique, qui prend en charge les modes de vie et régule les mœurs en s’intéressant de près à tout ce qui concerne la production et la reproduction de la vie. Raison pour laquelle elle est constitutive de l’opération du « laisser mourir » mais aussi du « faire vivre » propre au racisme biopolitique libéral : quelles sont les vies assassinées, abandonnées, recouvertes et quelles sont les vies valorisées, promues, protégées et soutenues ?

Dans une société raciste, la police constitue donc un puissant facteur de coproduction de la surmortalité des sujets non blancs. Du point de vue du nouage police-justice, c’est bien la police qui est puissance-machine d’écriture sur le silence des vies assassinées[13.F. Kafka, Dans la colonie pénitentiaire, BoD-Books on Demand, 2016.] et qui fait épreuve de vérité, depuis les premiers P.V. de police jusqu’aux coalitions de policiers. Cette puissance d’écriture policière opère en tant que redoublement de la mise à mort. Possible réminiscence du temps des supplices, mais transvaluée au sein d’une nouvelle technologie du pouvoir qui opère depuis la fin du XIXe siècle pour « protéger la société », c’est-à-dire la bonne race, la race saine, de la dégénérescence, des races dangereuses qui la menacent de l’intérieur. Bien plus que d’abolir la police en une fois, comme une institution autonome et parasitaire, c’est en direction d’une capacité de déprise, voire d’interruption de sa létalité sur les vies non blanches, que nos luttes devraient construire leur intelligence stratégique et leurs capacités d’évaluation en intériorité.

(Image de la vignette et dans l’article sous copyright du PAC ; photographie de la cérémonie de femmage à Sourour Abouda le 15 janver 2023.)