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Féminisme et communisme : des liens ambigus

Aleksandra Kollontai
Aleksandra Kollontai
Lutte des classes ou lutte pour l’émancipation des femmes ? Penseuses et militantes se sont souvent opposées sur la question de l’articulation entre émancipation ouvrière et féminisme. Si les femmes ont notamment pu obtenir des droits inédits au début du régime soviétique, elles n’ont pas atteint pour autant l’égalité.

Cet article est issu du n°122 de Politique (mai 2023).

C’est une scène qui appartient désormais à l’Histoire : en 1969, un astronaute descend une par une les marches d’un module lunaire pour poser maladroitement le pied sur la Lune. Pourtant, dans les premières minutes de la série télévisée For All Mankind « Pour toute l’humanité », Neil Armstrong n’est pas présent, ni son slogan resté célèbre « un grand pas pour l’homme…». À sa place, une cosmonaute se tourne vers la caméra et prononce une phrase en russe devant les yeux médusés du monde entier. Dans cette uchronie, terme désignant un récit narrant une histoire alternative, ce sont les Soviétiques qui ont gagné la course à l’espace en pleine guerre froide et le premier homme à marcher sur la Lune est… une femme. Face à cette défaite, les Américains, à la traîne sur les questions d’égalité, se voient bien obligés de rouvrir un programme de la Nasa pour permettre à une astronaute d’égaler cette performance, faisant ainsi avancer la place des femmes dans toute la société américaine.

Existerait-il donc un lien entre communisme et ­féminisme ? L’ethnographe américaine Kirsten Ghodsee en est convaincue. Dans son livre Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme[1.K. Ghodsee, Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, Lux Editeur, 2018. Tous les extraits de son travail cités dans cet article sont issus du livre.], elle invite à réfléchir à la façon dont le socialisme d’État a fait avancer les droits des femmes. Précisons qu’elle n’utilise pas le mot « communisme », car « ce terme désigne l’idéal d’une société où tous les moyens économiques seraient de propriété collective et où l’État et le droit auraient disparu […]. Le communisme réel n’a jamais été atteint, c’est pourquoi j’essaie d’éviter ce terme lorsque je parle d’États qui existent ou ont existé ».

Sans mettre de côté les violences et l’autoritarisme des régimes en question, elle estime qu’il faut néanmoins s’y intéresser, découvrir ce qu’ils ont à nous apprendre pour bâtir un futur collectif. Et Ghodsee de citer notamment la socialiste utopique française Flora Tristan (1803-1844) : « Première théoricienne à lier l’émancipation féminine à la libération de la classe ouvrière, elle avait compris que la relation entre mari et femme était analogue à celle entre bourgeoisie et prolétariat. Le féminisme et le socialisme constituaient ainsi des mouvements mutuellement dépendants qui feraient advenir une transformation totale de la société française ; l’émancipation des femmes était impossible sans celle des travailleurs et vice versa. »

De l’indépendance économique des femmes…

À l’aide de cas précis, Kirsten Ghodsee montre comment les pays socialistes ont soutenu très tôt le travail des femmes, le divorce, le droit à l’avortement, la création de crèches et de jardins d’enfants, ainsi que d’autres mesures visant à soutenir l’indépendance économique des femmes. La Pologne instaure par exemple, dès 1924, douze semaines de congés de maternité payés à l’intégralité du salaire. Le décret de 1973 du Politburo bulgare évoque quant à lui la nécessité de « rééduquer » (sic) les hommes pour qu’ils participent aux tâches ménagères. Les femmes faisaient également partie de la vie politique. Alexandra Kollontaï (1872-1952), théoricienne de l’émancipation des femmes, est aussi la première femme responsable d’un ministère durant le XXe siècle, membre à part entière du gouvernement soviétique, le Conseil des commissaires du peuple. Elle a supervisé l’application de réformes et de mesures visant à libérer les travailleuses. « Les Russes n’étaient pas prêts pour sa vision de l’émancipation et elle a été expédiée en Norvège », rappelle Ghodsee.

La chute du Mur de Berlin met un terme à ces avancées, soulignant ainsi le lien qui peut exister entre la domination des femmes et le libre marché. Alors que s’effectue la transition du socialisme d’État au capitalisme néolibéral, les entreprises publiques ferment ou sont achetées par des investisseurs privés, le taux de chômage explose. Il y a trop de travailleurs et trop peu d’emplois. Dans le même temps, les crèches publiques sont supprimées. Résultat : les femmes sont priées de rentrer à la maison. Cette sortie des femmes du marché du travail constitue une « aubaine pour les États en transition », selon Kirsten Ghodsee. En effet, le chômage diminue et les femmes accomplissent gratuitement le travail domestique et familial que les pouvoirs communistes subventionnaient auparavant…

… à une meilleure vie sexuelle ?

Pour expliquer le lien avec la sexualité, tout de même mentionnée dès le titre de son ouvrage, Kirsten Ghodsee reprend la théorie économique du sexe, ou « théorie de l’échange sexuel ». Suivant celle-ci, les femmes échangent des relations sexuelles avec les hommes contre la sécurité, une protection ou encore un soutien économique. Selon Ghodsee, « cette théorie présuppose l’existence d’une économie capitaliste dans laquelle les femmes possèdent un atout (le sexe) qu’elles peuvent choisir de donner ou de vendre, soit en tant que travailleuses du sexe, soit selon des modalités qui relèvent tout autant de la transaction, mais moins ouvertement, comme le fait de devenir la protégée, la petite amie ou la femme de quelqu’un ». Si cette théorie est parfois qualifiée de misogyne et critiquée parce qu’elle part du postulat que les femmes ont moins de désirs sexuels que les hommes, Ghodsee estime qu’« elle apporte un éclairage précieux sur l’expérience de la sexualité dans les sociétés capitalistes ». D’ailleurs, « les théoriciens du socialisme ont accusé le capitalisme de faire de la sexualité des femmes une marchandise ». Alexandra Kollontaï notamment soutient que seul un régime socialiste permettrait aux personnes de s’aimer et d’entretenir des relations sexuelles en tant qu’individus libres.

Diverses études menées en Europe de l’Est sem­blent en effet indiquer que les relations sexuelles étaient différentes sous le régime socialiste « en grande partie grâce aux mesures mises en place pour promouvoir l’indépendance économique des femmes. Même si ces politiques n’ont jamais été menées à terme et qu’elles étaient souvent motivées par les impératifs du développement, le résultat est net : les femmes étaient moins dépendantes des hommes et donc plus en mesure de quitter des relations insatisfaisantes que leurs homologues à l’Ouest ». À ce titre, l’Allemagne divisée constitue un terreau intéressant d’analyse : une même population s’est mise à vivre sous deux systèmes politiques et économiques différents. « D’après la professeure d’études culturelles Ingrid Sharp, l’Allemagne de l’Est a garanti aux femmes une autonomie qui incitait leurs partenaires à être plus généreux au lit », précise Ghodsee. Ingrid Sharp cite par exemple un sondage dans lequel 80 % des femmes de l’Est indiquaient arriver toujours à l’orgasme, contre 63 % des femmes de l’Ouest… « L’étude s’inscrit dans le contexte de la bataille idéologique entre l’Est et l’Ouest, la guerre froide se déplaçant sur le terrain de la sexualité, avec des taux d’orgasmes en guise d’ogives nucléaires », note-t-elle[2.I. Sharp, « The Sexual Unification of Germany », Journal of the History of sexuality, vol. 13, n° 3, juillet 2004. ]. De quoi donner à réfléchir !

Une histoire de femmes et de classes

Malgré cette émancipation des femmes dans les États socialistes, les liens entre féminisme et communisme ont parfois été conflictuels. « Le communisme soviétique n’avait de communiste que le nom et n’était féministe qu’au regard d’une législation que personne ne se souciait d’appliquer », déplore Katarzyna Szkuta, une féministe polonaise qui vit aujourd’hui en Belgique. « Je connais beaucoup de féministes qui se réclament de gauche, très peu du communisme », rigole-t-elle avant de poursuivre : « Je n’ai franchement pas un souvenir impérissable du communisme. En Pologne, comme ailleurs, le pouvoir n’a pas du tout été redistribué aux classes populaires : il a été réquisitionné par la nomenklatura, quasi exclusivement masculine, qui sous couvert d’émancipation a infligé aux générations de nos grand-mères et de nos mères un double labeur, collectif et domestique. Alors, elles avaient certes le droit à l’avortement mais il ne se trouvait pas un juge dans le pays pour oser condamner un officiel pour des faits de violences conjugales ou sexuelles », explique-t-elle. Elle a vécu la chute du Mur, elle était alors une enfant habitant en Pologne. Pour Politique, elle se souvient : « Le changement a été brutal. Il y avait une certaine excitation à voir les magasins se remplir de plastiques colorés et de confitures à emballage individuel, mais c’était aussi une rude école de la frustration. À mesure que les étalages se remplissaient, les inégalités se creusaient et les classes authentiquement populaires commençaient à glisser vers la précarité. » Lorsque les usines ferment, des grèves paralysent le pays. « Il s’agissait surtout de mineurs et de sidérurgistes. Les ouvrières travaillaient essentiellement dans les usines textiles, elles étaient moins syndiquées que les hommes et pas représentées dans le gouvernement. Elles s’en sont donc moins bien sorties, elles n’ont pas pu faire entendre leurs voix. Un certain nombre d’entre elles sont parties travailler à l’Ouest, comme femmes de ménage. C’est une partie de l’histoire qui est peu racontée et sombre dans l’oubli… parce que c’est l’histoire des femmes. »

Cette histoire des femmes, c’est également l’un des chevaux de bataille de Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes en Belgique. « Marx et Gramsci ont dit que les ouvriers devaient constituer leur propre histoire, sinon elle serait racontée par les patrons. C’est pareil pour les femmes, précise-t-elle. Quand on lit Alexandra Kollontaï ou Louise Michel, elles avaient déjà tout compris. Il y a cependant cette idée tenace que les droits des femmes vont arriver d’eux-mêmes, une fois que la lutte des classes sera résolue. C’est une erreur, selon moi. La domination des femmes est la domination la plus ancienne, sur laquelle se base le reste des dominations de notre société, comme l’a démontré l’historienne française Christelle Taraud[3.C. Taraud, Féminicides, une histoire mondiale, La Découverte, 2022.]. » Sur cette base nait d’ailleurs le féminisme matérialiste dans les années 1970, sous l’égide de la sociologue française Christine Delphy. Si ce féminisme se caractérise par l’usage d’outils conceptuels issus du marxisme pour théoriser le patriarcat, ses tenantes estiment – à l’inverse – que c’est la lutte des femmes qui mènera à l’abolition des classes.

« Elles se disent matérialistes car elles s’intéressent aux conditions matérielles, concrètes, dans lesquelles s’opèrent les inégalités, dont les inégalités socio-économiques, résume Valérie Lootvoet. Elles vont définir différents types de groupes qui sont inscrits dans des “rapports sociaux”, qui ont des intérêts antagonistes. Il y a les rapports sociaux de sexe, de classe et de “race”. Tu fais partie d’un groupe ou d’un autre et les conditions de ton groupe s’imposent à toi. Une personne blanche ne subit pas le racisme comme une personne non blanche. Les femmes se retrouvent dans un même groupe, peu importe leur couleur de peau ou leur classe. Les ouvriers se trouvent dans un groupe, peu importe leur sexe et leur couleur de peau, les personnes non blanches subissent du racisme, peu importe leur sexe et leur classe, etc. Ces groupes sont liés à des rapports de production, il y a des rapports de pouvoir : les hommes s’approprient la production des femmes, par exemple via leur travail gratuit de soin, les personnes blanches s’approprient la production des personnes non blanches, par exemple via l’esclavage. »

Pour les féministes matérialistes, l’égalité et la liberté ne peuvent pas s’atteindre individuellement, mais uniquement en réfléchissant en termes de groupes sociaux. « Pour moi, c’est toujours une manière très intéressante d’analyser les choses, surtout en croisant les groupes et en prenant bien en compte les trois rapports sociaux ensemble, en n’oubliant pas la classe sociale par exemple. On ne pourra pas, dans le futur, faire l’impasse sur les questions socio-économiques, on ne devrait pas oublier les conditions matérielles des inégalités. C’est ce que je retiens de leur travail. »

Moins de communisme, plus de commun ?

De son côté, Katarzyna Szkuta estime que la théorie communiste n’est pas apte à faire face aux défis et aux bouleversements sociaux qui nous attendent : « Les écrits communistes, surtout chez les disciples de Marx, charrient une vision très productiviste et où les classes sociales sont en nécessaire opposition, elles sont réputées irréconciliables. Ce sera insuffisant pour nous préserver des changements climatiques, et de la dégradation de nos conditions de vie. Je pense aux réflexions de Bruno Latour qui réinterrogent la notion de sujet et cherchent à inscrire celui-ci dans un lien de perpétuelle interdépendance avec la communauté des vivants (humains et non-humains). Le modèle capitaliste arrive à sa fin, c’est certain. Pour autant, je ne pense pas que nous allons vers plus de communisme, au sens où je l’ai connu. Le futur nous impose de redéfinir le commun, et non le communisme. »

Elle rejoint par-là l’autrice Kirsten Ghodsee qui, après avoir considéré l’émancipation économique et sexuelle des femmes en régime capitaliste et socialiste, appelle de ses vœux la création d’une « troisième voie » qui allierait « le meilleur des deux modèles, tout en rejetant leurs défauts respectifs ». Et il semble y avoir une certaine urgence à penser ces questions. Aujourd’hui, aux États-Unis, où vit et travaille Kirsten Ghodsee, les droits des femmes les plus élémentaires sont remis en question. Outre le droit à l’avortement, qui n’est plus protégé depuis 2022, c’est le droit de vote des femmes lui-même qui se retrouve sous le feu des critiques d’extrême droite. Selon certaines recherches, les femmes, surtout les femmes célibataires, seraient plus susceptibles de voter à gauche, une raison suffisante de leur ôter ce droit. En effet, face à la difficulté d’assurer leur indépendance financière, elles préféreraient donner un rôle plus important à l’État et s’assurer de bénéficier d’une bonne sécurité sociale, comme d’autres catégories de personnes qui pourraient en avoir besoin.

Cette période de backlash[4.S. Faludi, Backlash. La guerre froide contre les femmes, Des Femmes – Antoinette Fouque, 1991. ] pour les droits des femmes, accusant un net recul, incite l’ethnographe américaine à conclure : « Les tentatives de mise en œuvre du marxisme-léninisme au XXe siècle ont échoué, mais cet échec devrait nous servir de leçon pour nous aider à éviter les nombreuses erreurs commises […]. Il y avait un bébé dans l’eau de ce bain, et il est temps de le sauver. »

(Image de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; photographie d’Alexandra Kollontaï, réalisée vers 1900 par un auteur inconnu.)