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Gilet blanc

(Nir Himi. Unsplash)
(Nir Himi. Unsplash)

Janvier 2024 : il neige sur la Belgique. Drapés dans un manteau d’hiver, le long des rails de chemin de fer, les paysages de la campagne et graffiti des palissades racontent bien des choses au passager. S’il prend le temps de les écouter.

Le silence, et ce panorama blanc. Sur ce fond, immobile, des éclaboussures colorées, qui paraissent être plus en mouvement que le regard distrait qui les aperçoit. Lorsqu’on traverse la campagne enneigée sur ses voies ferrées, le paysage perd son rôle de point de repère ; de loin, rien ne ressemble autant à un flocon qu’un flocon. Seuls les tunnels, palissades, pylônes et passerelles, vestiges de l’urbain dans le rural, paraissent encore se mouvoir – d’ailleurs, à quiconque leur dirait qu’elles sont immobiles, toutes ces choses auraient beau jeu de rétorquer : c’est une question de point de vue.

L’œil qui s’arrête, l’espace d’instants furtifs, sur les œuvres qui recouvrent le décor ferroviaire, y cherche en vain une signification, tant elles semblent réduites à une répétition, un « je suis là », « et là aussi ». Pas de phrases, souvent pas même de mots, couchés sur ces espaces, mais de simples acronymes, qui invitent à se perdre en conjectures sur le sens de chacune de ces lettres, mais dont la seule préoccupation est en réalité d’affirmer une présence, gratuite, subversive, rieuse.

Avec ces graffitis, on fait face au choc de deux mondes, celui des zones périurbaines. On devine, en contrebas de la voie ferrée ou derrière un talus, les espaces de contamination mutuelle : l’herbe folle, qui enveloppe la tige de métal et grimpe sur le béton, la ronce qui continue le câble, la cannette vide et usée au pied de l’arbre, qui en semble le fruit. L’un et l’autre ne prennent jamais totalement fin, tant sont devenus rares les espaces vierges de construction humaine, et tant le pissenlit s’est décidé à pousser même au coin de la rue la plus ostensiblement goudronnée; mais jamais ils ne s’entremêlent avec autant de vigueur que dans ces endroits, à la lisière des villes et à l’entrée des campagnes, où se négocient les places respectives.

La confrontation et l’intrication de ces deux mondes ne sont pas qu’une affaire de matière. En se faisant face et en s’étreignant, ils rejouent le débat classique de la nature et de la culture, de la sauvagerie et de la civilisation, du donné et du construit. Qui se perd dans la contemplation de ce tableau vivant finit tôt ou tard par se surprendre au cœur d’une rêverie métaphysique, dans laquelle apparaît confusément l’interrogation sur la possibilité d’un être commun, derrière ces phénomènes en apparence contradictoires.

Sur un fond paisible, drapé dans un manteau d’hiver, et que seule l’activité d’une cheminée permet de distinguer d’une carte postale désuète, se superposent des caractères et des dessins hétéroclites : un extra-terrestre tentaculaire aux prises avec un astronaute malchanceux, un héros de jeu vidéo qui semble apprécier son nouveau décor, un rongeur grignotant la lettre sur laquelle il est assis. Entre ces triomphes de l’imagination, se glissent aussi des messages plus explicites, souvent romantiques, parfois obscènes, plus rarement politiques : une promesse d’amour éternel adressée à Romina, un « Gaëtan, sale fils de pute », « PS = mafia ».

Littérature et peinture se donnent la réplique en un tout joyeusement expressif, capable de nous faire passer de l’indifférence à un sourire amusé, d’un sourire amusé à un soupir nostalgique. Globalité et proximité se confondent, signe des temps : on saute d’un personnage des looney tunes à la caricature d’un élu local, d’un lettrage d’inspiration persane à l’argot du patelin d’à côté, d’une fresque mettant en scène un gangster au numéro de téléphone d’une jeune fille, vantée pour ses talents exceptionnels.
Ce fil de discussions murales semble d’autant plus parlant que l’arrière-plan, lui, est obstinément silencieux.

Et pourtant.

Pourtant, rien n’est plus faux. Et qui parvient à s’arracher durablement aux apostrophes de cette succession de murs et de palissades, peut commencer à entendre, par-derrière elles, des voix dans les profondeurs. Un chuchotement, d’abord. Des voix discrètes, effacées, timides. Ecoutez-les, tendez l’oreille ! Elles parlent. Elles s’expriment. Elles interpellent. Mieux, elles revendiquent.

Comme cet arbre, figé dans sa solitude, demandant où sont passés ses camarades, et comment il est supposé, à lui seul, remplir la fonction délicate qu’ils peinaient déjà à assumer tous ensemble : « Quoi ? purifier l’air, drainer et régénérer les sols, interrompre le bruit, offrir l’hospitalité aux volatiles, le tout en faisant preuve de majesté ? Comment le pourrais-je ? ».

Derrière la vitre sale du wagon, il est probable que cette infirmière, dont le service s’est vu récemment amputé de la moitié de son « capital humain », l’entende et le comprenne, sans pour autant lui répondre.
Il y a aussi ce squelette d’épouvantail, relique de méthodes démodées, qui s’interroge sur les causes de son désœuvrement, et invite aujourd’hui désespérément les oiseaux qu’il effrayait jadis, tout en s’étonnant que les insectes aient cessé de lui ronger le paletot.

Et cette petite bâtisse en pierre, érodée par les pluies et les vents, et qui en est encore plus belle ! Elle a longtemps nargué sa concurrente, géant de béton et d’acier qui était venu s’installer derrière elle pour envoyer chaque jour une armée de machines pulvériser des solutions chimiques, labourer des sols fatigués, traire le bétail malade, harceler la volaille encagée. La voilà abandonnée, résignée, défigurée, prostrée dans un mutisme empreint de dignité et uniquement interrompu par le grincement d’une girouette qui, autrefois, avait ressemblé au pavillon d’un bâtiment de flibustiers.

Et ces chuchotements isolés, aidés par les tourbillons poudreux qui mélangent les formes et les sons, communiquent, s’allient, deviennent un grognement qui graduellement monte en puissance, si bien que pour l’observateur dont le regard a trainé suffisamment longtemps, il n’est plus nécessaire de tendre l’oreille : il entend tout à fait distinctement, désormais.

Il entend ce cri, strident et sourd à la fois, ininterrompu, et que les cristaux blancs n’étouffent plus, mais unifient. L’arbre, l’épouvantail et la chaumière hurlent d’une seule voix, d’une seule matière, d’une seule couleur. Ils parlent ce langage premier, fondamental, que le tapage moderne voudrait faire taire et qu’il nous faut réapprendre.

En ces temps troublés, où s’annonce un avenir torride et sombre, cette enveloppe blanche porte une signification et une hargne singulières : elle réclame le droit de rester lumineuse et froide. Pas de banderoles, pas de mégaphones, pas de tambours. Pour nous parler, la nature s’habille ; pour nous adresser des reproches, elle endosse un gilet blanc.